N° 561

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 mai 2011

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la politique européenne de sûreté nucléaire ,

Par MM. Jean BIZET et Simon SUTOUR,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Denis Badré, Pierre Bernard-Reymond, Michel Billout, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour , vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange , secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Mme Roselle Cros, M. Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del Picchia, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Charles Gautier, Jean-François Humbert, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, François Marc, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca, M. Richard Yung.

Mesdames, Messieurs,

Ce rapport sur les aspects européens de la sûreté nucléaire a été imaginé par vos co-rapporteurs avant la catastrophe de Fukushima. Plusieurs raisons nous y poussaient. Depuis l'adoption de la directive du 25 juin 2009 dite « sûreté nucléaire » 1 ( * ) , l'Europe de la sûreté nucléaire connaît un élan inédit après des décennies d'inertie. Une proposition de directive relative à la gestion du combustible usé et des déchets radioactifs est sur la table des négociations depuis novembre 2010 et la refonte des textes européens relatifs à la radioprotection est annoncée.

Ce rebond législatif coïncide avec une intensification de la coopération entre les autorités nationales chargées de la sûreté nucléaire et un renouveau de l'industrie nucléaire, plusieurs dizaines de pays dans le monde ayant marqué leur intérêt pour cette source d'énergie. Ce contexte est à l'origine de la demande par les industriels d'une plus grande harmonisation des règles de sûreté et de certification.

L'accident de Fukushima, qui n'est toujours pas circonscrit plus de deux mois après le séisme intervenu au Japon le 11 mars dernier, ne fait que renforcer l'actualité de ce sujet en plaçant la question de la sûreté au coeur du débat sur l'avenir du nucléaire. Plus encore que la catastrophe de Tchernobyl en 1986.

Que l'on soit pour ou contre l'énergie nucléaire, la sûreté doit figurer au premier rang des priorités européennes. Car même les pays qui souhaiteraient sortir du nucléaire ne pourraient le faire du jour au lendemain.

Surtout, il n'est plus possible d'imaginer un nucléaire à deux vitesses ou « low cost ». Ce modèle économique est révolu. La sûreté est désormais l'avantage compétitif numéro un.

Inquiète, l'opinion publique attend des réponses crédibles, sans fards. Aborder la sûreté nucléaire dans un cadre exclusivement national ne sera pas suffisant. Même pour la France qui peut se prévaloir très certainement du plus haut niveau de sûreté dans le monde, de part la qualité de ses centrales et l'indépendance reconnue de son Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Une vision strictement nationale apparaît d'autant plus dépassée que les précédents de Tchernobyl et de Fukushima ont montré qu'un accident nucléaire avait un retentissement sur l'ensemble de la filière dans le monde, indépendamment des situations très contrastées dans chaque État (choix technologiques, choix des sites, organisation de la sûreté, législations).

Tout l'enjeu d'une approche européenne est de parvenir à tirer vers le haut le niveau de sûreté dans chaque État membre, voire dans les pays voisins. Pour réussir, plusieurs écueils sont à éviter : braquer des États qui demeurent libres de déterminer la composition de leur bouquet énergétique, multiplier les effets d'annonce, politiser un dossier avant tout technique, déresponsabiliser des acteurs nationaux et locaux qui sont et doivent rester en première ligne.

Le présent rapport essaie de tracer quelques perspectives pour une évolution du cadre général de la législation européenne en matière de sûreté. A cet égard, le Conseil européen des 24 et 25 mars 2011 a demandé à la Commission européenne de lui proposer avant la fin de 2011 des améliorations du cadre législatif en matière de sûreté.

En revanche, ce rapport n'a pas pour ambition de dresser un état des lieux de la filière nucléaire, d'évaluer le niveau de sûreté des centrales françaises et européennes ou encore moins de définir des normes de sûreté. D'autres travaux parlementaires, notamment dans le cadre de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, sont en cours.

Pour donner une plus grande portée à leurs propositions, vos rapporteurs ont conclu au dépôt d'une proposition de résolution européenne 2 ( * ) .

I. UNE POLITIQUE EUROPÉENNE QUI A DU MAL À S'AFFIRMER

Les apparences pourraient laisser croire que la sûreté nucléaire est soumise à un ensemble de règles internationales et européennes robustes. Dès les années 50, la création de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) 3 ( * ) et la signature du traité Euratom 4 ( * ) ont placé le nucléaire civil sous des auspices multilatéraux. En réalité, les possibilités ouvertes par ce cadre en matière de sûreté n'ont été exploitées que très partiellement.

Coincée entre l'activité internationale de l'Agence internationale de l'énergie atomique et des États membres jaloux de leur souveraineté nationale dans un domaine stratégique, l'Europe de la sûreté nucléaire ne s'est affirmée que récemment et par des voies détournées.

A. UN « PRÉ CARRÉ » DES ÉTATS QUI S'APPUIE SUR LE PRINCIPE DE LA RESPONSABILITÉ DE L'OPÉRATEUR ET DES AUTORITÉS DE RÉGLEMENTATION NATIONALES

1. Un enjeu au coeur de la souveraineté nationale

M. André-Claude Lacoste, président de l'Autorité de sûreté nucléaire française (ASN), a souligné à l'intention de vos rapporteurs combien les politiques nucléaires civiles à travers le monde avaient été bâties sur une base essentiellement nationale.

L'histoire l'explique en grande partie, les développements militaires du nucléaire ayant précédé les utilisations civiles. L'ensemble de la filière en a été marqué.

Il faut ajouter à cela les enjeux de sécurité, de souveraineté et d'indépendance qui se trouvent derrière les utilisations civiles de l'énergie nucléaire. Ils ont naturellement poussé les États, européens ou non, à écarter autant que possible toute ingérence extérieure.

La plupart des États, notamment la France, ont ainsi construit leur filière nucléaire en s'attachant à se démarquer des filières concurrentes (choix des standards, des modèles de réacteurs...). Cela a rendu encore plus difficile l'établissement de standards de sûreté transposables. La Corée du Sud, qui développe en ce moment sa filière, semble adopter une stratégie similaire.

Cette construction historique est lourde et difficile à faire évoluer. Il a fallu attendre la catastrophe de Tchernobyl en 1986 pour qu'une première inflexion s'amorce.

2. Une approche à peine tempérée par le cadre international de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA)

L'AIEA est le cadre international principal en matière de sûreté nucléaire 5 ( * ) . Alors que sa création remonte à 1957, ce n'est qu'en 1986, après la catastrophe de Tchernobyl, que les premières conventions intéressant la sûreté nucléaire civile ont été adoptées par la conférence générale de l'AIEA.

Elles sont au nombre de quatre :

- la Convention sur la sûreté nucléaire (CSN) : elle concerne les réacteurs électronucléaires civils. Elle fixe un certain nombre d'objectifs de sûreté et définit des mesures visant à les atteindre ;

-  la Convention commune sur la sûreté de la gestion des déchets et du combustible usé : elle est le pendant de la CSN pour la gestion du combustible usé et des déchets radioactifs ;

- la Convention sur l'assistance en cas d'accident nucléaire ou de situation d'urgence radiologique : elle a pour objet de faciliter les coopérations entre les pays dans le cas où l'un d'entre eux serait affecté par un accident ayant des conséquences radiologiques ;

- la Convention sur la notification rapide en cas d'accident nucléaire : elle est entrée en vigueur en octobre 1986, six mois après l'accident de Tchernobyl.

La CSN est la plus importante. Adoptée le 17 juin 1994 dans le cadre d'une conférence diplomatique convoquée par l'AIEA et ouverte à la signature le 20 septembre 1994, elle est entrée en vigueur le 24 octobre 1996. 72 États y sont partie contractante, ainsi que la Communauté européenne de l'énergie atomique.


Article 1 er de la Convention sur la sûreté nucléaire (CSN)

Les objectifs de la convention sont les suivants :

i) atteindre et maintenir un haut niveau de sûreté nucléaire dans le monde entier grâce à l'amélioration des mesures nationales et de la coopération internationale, et notamment, s'il y a lieu, de la coopération technique en matière de sûreté ;

ii) établir et maintenir, dans les installations nucléaires, des défenses efficaces contre les risques radiologiques potentiels afin de protéger les individus, la société et l'environnement contre les effets nocifs des rayonnements ionisants émis par ces installations ;

iii) prévenir les accidents ayant des conséquences radiologiques et atténuer ces conséquences au cas où de tels accidents se produiraient.

Quelle est leur force juridique ?

Elles n'ont pas de force contraignante et reposent sur l'engagement des États à les respecter. Les seuls mécanismes un peu contraignants consistent en une obligation de rapport de chaque État partie devant les autres membres de l'AIEA.

A côté de ces conventions, l'AIEA a développé à partir de 1996 des normes de sûreté et de sécurité 6 ( * ) sous la forme de principes ou de guides. Là encore, ces normes ne sont pas juridiquement contraignantes 7 ( * ) , les États parties étant seulement fortement incités à les respecter. A cette fin, l'AIEA a mis en place divers mécanismes d'évaluation des politiques de sûreté par les pairs. Toutefois, ces revues par les pairs (« peer reviews ») 8 ( * ) ne sont déclenchées qu'à la demande de chaque État partie. Il n'y a pas d'obligation ou de périodicité imposée.

Ces réserves ne signifient pas que le rôle de l'AIEA est marginal. Les États parties, ou en tout cas l'immense majorité d'entre eux, ne peuvent pas ne pas en tenir compte. La pression des pairs est forte dans une matière où les échanges et la coopération entre les pays, les exploitants et les industriels sont très riches 9 ( * ) .

Mais le cadre est lâche, d'autant plus que les grands principes de la CSN en matière de sûreté laissent aux États membres et aux opérateurs la responsabilité première des installations. Ce principe est fondamental puisqu'il constitue la première garantie que les responsables de terrain mettent en oeuvre tout ce qui est possible pour assurer le plus haut niveau de sûreté. Il est à la source d'une culture de la sûreté diffusée à tous les échelons.

Ces principes excluent aussi catégoriquement qu'une autorité autre que nationale puisse décider de la création, de la suspension ou de l'arrêt d'un réacteur.

L'état d'esprit des États peut se résumer ainsi : oui à des objectifs de sûreté ou des lignes directrices, oui à plus de coopération et d'échanges, non à des normes contraignantes ou à des contrôles extérieurs imposés. Les États-Unis ont d'ailleurs déclaré récemment qu'ils s'opposeraient à des normes contraignantes de l'AIEA.


* 1 Directive 2009/71/Euratom du Conseil du 25 juin 2009 établissant un cadre communautaire pour la sûreté nucléaire des installations nucléaires.

* 2 Proposition de résolution européenne n° 560 (2010-2011) sur la politique européenne de sûreté nucléaire.

* 3 Créée en 1957, l'AIEA est une organisation internationale sous l'égide des Nations unies. Elle a pour mission de promouvoir les usages pacifiques de l'énergie nucléaire et de limiter le développement de ses applications militaires.

* 4 Le traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique (CEEA ou Euratom) a été signé à Rome le 25 mars 1957 en même temps que le traité instituant la Communauté économique européenne.

* 5 On citera aussi l'Agence pour l'énergie nucléaire de l'OCDE. Elle joue un rôle d'expert et d'espace de réflexion. Mais elle n'a pas d'activité normative.

* 6 La sécurité est distincte de la sûreté. Elle a pour objet la lutte contre les actes de malveillance ou les trafics.

* 7 On distingue les « Safety fundamentals » dont découlent les « General safety requirements », les « Specific safety requirements » et les guides.

* 8 Ces équipes sont composées d'experts de l'AIEA et des États parties. Il en existe de différents types : les Integrated Regulatory Review Service (IRRS) sur le cadre de sûreté des pays, les Operational Safety Review Team (OSART) pour l'examen de la sûreté des centrales nucléaires proprement dites.

* 9 Voir le I. C. ci-après.

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