B. TROIS SCENARIOS POUR DÉCRIRE LES FUTURS POSSIBLES
Quels avenirs possibles pour les quartiers sensibles et pour les jeunes de 15 ans qui y vivent ? La réflexion prospective n'a pas vocation à proposer une description scientifique d'un avenir qui serait en quelque sorte inscrit dans les gènes de ces quartiers ; son ambition est, plus modestement, d'éclairer les différents futurs possibles, - les futuribles -, de ces quartiers, tels que nous pouvons les concevoir compte tenu de nos connaissances actuelles.
L'intérêt d'une telle démarche est double :
- il s'agit de donner à voir ce qui peut advenir demain et de susciter par là des réactions et des réflexions qui puissent, idéalement, aboutir à formaliser un projet à moyen et long terme ;
- il s'agit également de proposer le support de réflexions stratégiques portant sur les leviers qui peuvent être actionnés pour aller vers tel ou tel scénario qui apparaîtrait souhaitable (encore faut-il savoir pour qui) et éviter tel autre qui semble redoutable .
S'il est une certitude sur les futurs des quartiers sensibles, c'est qu'ils seront contrastés. Divers par leur localisation, par leurs populations, par leur urbanisme, par leur environnement etc., les quartiers dits « sensibles » ne suivront très probablement pas tous le même itinéraire. Les plus de 2 000 quartiers dits sensibles ne deviendront pas nécessairement 2 000 ghettos dans les quinze prochaines années, tout comme il est très peu probable qu'ils se fondent tous harmonieusement dans la ville centre.
Les scénarios proposés ne se réaliseront pas partout de la même manière : ils décrivent simplement des logiques de développement possible des jeunes dans ces quartiers et ils correspondent, par conséquent, à une typologie des itinéraires que les collégiens d'aujourd'hui vont sans doute vivre dans les prochaines décennies.
Les acteurs de terrain le savent bien : aucun quartier n'est directement comparable aux autres. Ce travail pourra donc apparaître désincarné ou théorique. Il a surtout pour but de proposer un cadre d'analyse prospectif des quartiers particulièrement déshérités et de présenter quelques tendances qui y paraissent souvent actives. On n'a pas hésité ici à forcer le trait, l'objectif étant de susciter des réactions.
La méthode de prospective retenue pour la fabrication des scénarios s'appuie sur la prise en compte des différentes hypothèses proposées pour les variables analysées plus haut. Cette approche est nécessairement partielle puisque manquent ici des variables clés de portée générale (croissance économique, politique de la ville, etc.) ou d'importance locale.
SCÉNARIOS
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LES COLLÉGIENS DU GHETTO |
LES COLLÉGIENS
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LES COLLÉGIENS
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Volume de population et structure par âge |
Population stable ou croissante du fait de la présence de nombreuses familles (quartiers de jeunes). |
Pas de renouvellement de population : baisse de population et vieillissement sur place |
Stabilité démographique et vieillissement atténué : vieillissement sur place + rotation des familles. |
Taille des ménages |
Augmentation du nombre de ménages de grande taille (installations de familles) et baisse des ménages de petite taille |
Stabilité du nombre de ménages de grande taille et isolement croissant |
Baisse générale du nombre de personnes par ménage |
Population étrangère |
Baisse des migrations et concentration dans les quartiers sensibles. |
Augmentation des migrations et endogamie résidentielle limitée par les politiques (notamment dans les attributions de logements sociaux) |
Baisse des migrations et politiques de mixité sociale (notamment dans les attributions de logements sociaux) |
Revenus des ménages |
Croissance de la part des revenus de transfert et baisse de ceux-ci (sous l'effet de politiques nationales) |
Statu quo |
Croissance de la part des revenus du travail et baisse des revenus de transfert dans un contexte de croissance économique de l'agglomération |
Accès à l'emploi |
Statu quo : chômage important et emplois précaires |
Chômage massif et développement de l'économie souterraine |
Normalisation progressive de l'accès à l'emploi (offres d'emploi adaptées, mesures d'aide à la mobilité et à l'articulation de la vie familiale et professionnelle OU augmentation forte des qualifications) |
Structure urbaine, et rénovation urbaine |
Des projets de rénovation urbaine inaboutis, et entraînant des disparités fortes au sein des quartiers |
Des projets de rénovation urbaine inaboutis, et entraînant des disparités fortes au sein des quartiers |
Des projets de rénovation urbaines globaux menés à terme et permettant une amélioration du cadre de vie pour de nouveaux habitants (les difficultés se déplacent dans d'autres quartiers) |
Evolution du parc de logements |
Des quartiers de logement social généraliste, avec des quartiers segmentés selon les niveaux de revenus |
Des quartiers de logement social généraliste, avec des quartiers segmentés selon les niveaux de revenus |
Des quartiers de forte mixité sociale (logement social généraliste ou forte mixité des statuts de logement (privé et social)) |
Equipements et services publics |
Des équipements, notamment publics, en disparition |
Equipements nombreux ne bénéficiant que partiellement aux habitants |
Equipements nombreux et faisant l'objet d'une appropriation par les habitants |
Activités économiques et commerces |
Peu d'établissements et fermeture des commerces de proximité. |
Quelques grands établissements pourvoyeurs d'emplois et activités commerciales liées |
Commerces de proximité et nombreuses petites entreprises, notamment artisanales |
Insécurité et sentiment d'insécurité |
Abandon du territoire aux mafias |
Statu quo |
Efficacité des actions publiques grâce à la coordination des moyens et le suivi des politiques engagées (les problèmes peuvent se déplacer) |
Relations sociales |
Enfermement communautaire |
Individualisme et isolement croissant |
Individualisme, ouverture et tolérance |
Offre scolaire |
Turn-over (élèves et professeurs) et fortes difficultés scolaires |
Turn-over (élèves et professeurs) et fortes difficultés scolaires |
Mixité sociale par une offre scolaire de qualité et/ou originale |
Ambitions des jeunes et attentes vis-à-vis de l'école |
Peu d'ambition personnelle et une socialisation essentiellement par les pairs |
La débrouille - Des ambitions personnelles et une utilisation pragmatique des ressources (dont l'école) |
Réussites scolaires accrues et regain des ambitions scolaires |
Santé |
Accentuation des symptômes médicaux et apparition de nouvelles pathologies d'ordre psychiatrique du fait de la progression de la toxicomanie au cannabis |
Poursuite de la dégradation de la santé (obésité, vue, dentition) |
Amélioration de la santé grâce à une meilleure prévention et à de meilleurs traitements |
Ce tableau conduit à privilégier trois scenarios principaux :
1. Scénario 1 : Les collégiens du ghetto
C'est la spirale de l'enfermement du quartier sur lui-même. La puissance publique s'efface au profit d'une organisation communautariste. Les services publics et équipements collectifs sont fermés progressivement et la vie sociale est prise en main par les réseaux mafieux ou religieux. Le phénomène de l'évitement scolaire s'accentue et renforce le sentiment d'exclusion des jeunes placés dans le monde de l'échec scolaire et de l'exclusion sociale. Leur marginalisation par rapport à la société les met à la merci de toutes les formes de manipulations et de violences. C'est le scenario du pire : marginalisation, exclusion, désarroi, haine, répression.
2. Scénario 2 : Les collégiens du statu quo
Ce scénario se caractérise par une prolongation de l'état existant sans changement majeur dans l'environnement des collégiens des zones sensibles. Les quartiers vieillissent - de plus en plus mal - et les différences s'accentuent entre les parties rénovées et les autres. La chape de plomb du chômage se poursuit. Mais la présence publique permet de maintenir une relative paix sociale, tant que les transferts sociaux assurent un revenu suffisant limitant les risques d'explosion sociale. Les jeunes restent à l'écart du reste de la société, mais ils vivent leur éloignement sans esprit de rébellion contre une situation ressentie néanmoins comme injuste.
3. Scénario 3 : Les collégiens des quartiers ordinaires
C'est le scénario le plus favorable du quartier étape ou du quartier d'accueil. La vocation très sociale des quartiers est assumée. Le logement dit très social s'y concentre, mais le consensus social permet d'en éviter la dégradation. Des services publics denses et adaptés sont mis en place. Ce type de quartier peut être une étape dans les parcours résidentiel des familles s'il existe une politique de peuplement orchestrée à une échelle large et une relative mobilité sociale des ménages. Le quartier se fond progressivement dans la ville du fait des opérations de renouvellement urbain et de politiques de peuplement favorisant la mixité sociale à large échelle. Le quartier n'est plus marqué socialement. C'est le succès de la politique de la ville traditionnelle. Ce scénario peut avoir deux traductions à une échelle plus large : soit les problèmes sont déplacés ailleurs, soit ils sont réglés sur place.
Deux scénarios de rupture peuvent être mentionnés :
- les jeunes des quartiers « boboïsés » (gentrification) : ce scénario, surtout valable pour les quartiers proches du centre, serait tiré par l'évolution des prix immobiliers. Le renouvellement urbain « durable » peut l'amplifier. On passe d'une phase de mixité sociale (installation de ménages des classes moyennes supérieures) à une phase d'exclusion des plus pauvres. En conséquence, les quartiers sensibles se déplacent géographiquement ;
- les jeunes des quartiers alternatifs, peuplés de jeunes diplômés et déclassés s'auto-organisant autour d'une économie de la gratuité. L'école de la République disparait devant l'apparition de nouvelles formes d'apprentissage de la vie en société dans un contexte de remise en question des valeurs et des modes de production.