Audition de M. Michel SETBON, sociologue,
directeur de recherche au
CNRS,
responsable du Centre de recherches sur le risque et sa
régulation
au sein de l'Ecole des hautes études en
santé publique
(mercredi 19 mai 2010)
M. François Autain, président - Mes chers collègues, nous accueillons M. Michel Setbon, sociologue, directeur de recherche au CNRS, responsable du centre de recherches sur le risque et sa régulation au sein de l'Ecole des hautes études en santé publique.
Je vous rappelle, monsieur, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment.
Je ne suis pas sûr que cette disposition s'applique à un sociologue qui s'exprime devant une commission d'enquête. Je ne pense pas que vous allez travestir la vérité mais cela ne veut pas dire pour autant que tout ce que vous direz est une vérité. Je me trouve là devant une situation un peu difficile. C'est pourquoi, si vous n'estimiez pas nécessaire de prêter serment, je n'y verrai personnellement pas d'inconvénient.
M. Michel Setbon - Je n'ai aucune réticence à prêter serment, dans la mesure où je vais vous exposer les résultats de travaux scientifiques où j'ai mis toute ma vérité...
Conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Michel Setbon prête serment.
M. François Autain, président - Je vous propose de commencer par un court exposé liminaire.
M. Michel Setbon - J'aborderai le sujet du rôle des firmes pharmaceutiques dans la gestion, par le Gouvernement, de la grippe A à travers l'objet qui est le mien.
Vous l'avez dit, je suis sociologue de la santé publique ; je travaille depuis les années quatre-vingt sur l'émergence des maladies infectieuses à caractère épidémique, comme le VIH. Je possède donc une certaine expérience en la matière.
Il se trouve que, lorsque la grippe A a été annoncée, en avril 2009, mon équipe et moi travaillions depuis deux ans sur l'annonce de la grippe pandémique H5N1. Nous avons, à ce titre, fait des enquêtes et publié des travaux dont je pourrai vous donner les références. Nous étions donc préparés à quelque chose.
Une pandémie de grippe, par apparition d'une nouvelle souche de virus, n'est pas très fréquente. Cela se produit tous les dix à vingt ans. Peu de gens avaient donc, autour de nous, dans nos instances sanitaires, une expérience en la matière.
Et encore moins l'expérience d'une campagne de vaccination en urgence, puisque c'était une première. Nous entrions donc là en terrain inconnu, dans des conditions assez complexes malgré l'apparente simplicité avec laquelle on a déterminé qu'il fallait une campagne de vaccination universelle en France, dès le mois de juin 2009.
Pour ce qui est des vaccins, leur vente, dans les pays développés, est en général une ardente obligation pour les firmes pharmaceutiques mais leur utilisation est en recul continu. C'est une donnée importante.
J'ai fait la semaine passée un exposé à l'Académie nationale de médecine sur la vaccination et la grippe ; un des modérateurs a présenté les problèmes de la vaccination depuis Pasteur et la vaccination contre la variole. C'est un problème continu.
En France, par exemple, le vaccin contre la grippe saisonnière est très peu utilisé : en moyenne 27 % de la population est vaccinée par an, ce qui est un taux un peu plus bas que dans les pays comparables.
L'objectif des firmes pharmaceutiques est de vendre le plus possible leurs produits dont les vaccins sont à la fois un produit commercial et un outil de santé publique ou de politique sanitaire. C'est donc une interdépendance structurelle entre les firmes et les autorités sanitaires lorsqu'elles considèrent que le vaccin constitue une réponse efficace à une maladie infectieuse émergente.
Les pouvoirs publics français et l'OMS ont peut-être trop vite présenté le vaccin comme l'arme absolue, sans prendre en considération l'ampleur et la gravité réelle de la maladie, ni l'acceptabilité potentielle de la vaccination par les populations. Le vaccin a été posé comme un remède universel, sans déterminer les conditions de son utilisation en fonction des données propres à la pandémie.
C'est donc ce cadre général que je vais tenter d'illustrer ici, sous forme d'une série de « questions-réponses » susceptibles de l'éclairer, compte tenu du fait que je n'ai aucune information particulière sur les négociations qui se sont déroulées entre les firmes pharmaceutiques et les pouvoirs publics.
Tout d'abord, quels sont les fondements cognitifs de la décision de vacciner 80 % de la population ? Quelles sont les bases sur lesquelles a été construite cette décision, en juin 2009, alors qu'il n'y avait pas encore de cas de grippe A en France ? Le programme universel de vaccination était-il fondé sur les données de la pandémie, alors inconnues ? Prenait-il en compte l'acceptabilité potentielle du vaccin ? Jusqu'à présent, cela reste un mystère que j'ai du mal à éclaircir.
En second lieu, quels étaient les objectifs d'une vaccination généralisée ? Pourquoi fallait-il couvrir l'ensemble de la population ? Etait-elle faisable ? On a de très gros doutes ! Etait-elle justifiable du fait de la nature de la menace ? On va essayer d'en parler...
En troisième lieu, pouvait-on prévoir avec un intervalle de confiance raisonnable le pourcentage de Français qui se vaccineraient volontairement, la vaccination obligatoire ayant été écartée d'emblée ? Les antécédents en matière de grippe saisonnière nous indiquent que le taux est faible.
Pouvait-on, dès juin, savoir qui se vaccinerait et pourquoi ? Là, la réponse est oui ! Nous avons fait ce travail à travers deux enquêtes successives, menées l'une en juin et l'autre en décembre, au plus fort de l'épidémie.
Quatrième question : si l'on avait tenu compte des observations faites en temps réel sur la pandémie, en France comme ailleurs, et sur le risque tel qu'il était perçu par la population, des modifications drastiques du programme de vaccination s'imposaient, à condition bien sûr de mettre au centre de l'action la connaissance à partir de l'observation des faits, de penser l'action publique comme une stratégie flexible et adaptable aux faits observés, de ne pas se lier les mains par des commandes fermes et massives de vaccins dont tout indiquait qu'on n'en disposerait que de manière progressive.
Pourquoi ? On oublie que c'est la première fois dans l'histoire de la santé publique que l'on anticipe un événement et qu'on s'y prépare, ce qui est exceptionnel. D'habitude, on réagit a posteriori , lorsque l'épidémie commence à flamber et que les hôpitaux sont pleins.
Cette fois-ci, on avait un plan et des outils plusieurs mois avant que l'on déclenche l'alerte, en septembre 2009, après la définition du seuil épidémique par l'InVS. On avait donc, entre fin avril et le moment où la pandémie est arrivée en France, quatre mois pour observer ce qui se passait et réfléchir. Pourquoi se lier les mains avec une commande massive et ferme, même si les firmes le demandaient en compensation de leur effort ?
Toutes ces dispositions, qui auraient permis de moduler et d'adapter le dispositif à la réalité de l'épidémie n'ont pas été observées.
Enfin, quelles auraient été les conséquences d'un ajustement et d'une modification de la stratégie vaccinale envisagée si l'on avait choisi une stratégie flexible et adaptable aux observations faites de l'ampleur de la pandémie, du taux de propagation, des formes graves, des groupes sociodémographiques les plus atteints ?
En termes de communication, cela impliquait selon moi de ne plus considérer le vaccin comme la réponse universelle et de mixer les mesures pharmaceutiques avec les mesures non pharmaceutiques. Les résultats de la vaccination n'auraient sans doute pas été plus mauvais. En revanche, cela aurait été beaucoup moins coûteux. En termes de disponibilité de doses de vaccins, il y aurait eu peu de changement : fin janvier, lorsqu'on a arrêté la campagne de vaccination, on n'avait pas atteint 10 % de la population avec une seule dose par vaccination !
On peut avancer ici trois conclusions.
Tout d'abord, un programme ou un plan de santé publique qui anticipe une pandémie ne peut être déterminé une fois pour toutes.
L'anticipation d'une pandémie ne doit pas être confondue avec son évaluation. On s'est un peu, me semble-t-il, endormi sur le fait qu'on était préparé : on avait anticipé le phénomène et il n'était donc pas nécessaire de tenir compte de la réalité. Pourtant, les connaissances sont au début des hypothèses de travail. Il faut ensuite assurer une production permanente de connaissances. Or, je n'ai pas vu grand-chose en la matière, ni en termes de programmes de recherche, ni en termes de transfert de la recherche vers la décision publique. Pourtant, je suis au coeur du système de production de la connaissance.
Enfin, l'échec du programme de vaccination en France ne se limite pas à son coût, que l'on peut pourtant juger exorbitant, compte tenu de son impact réel, mais il est surtout la cause d'un discrédit durable des actions de santé publique dans l'esprit de nos concitoyens. Il va constituer une expérience négative en la matière.
M. François Autain, président - Merci de cet exposé lumineux.
La parole est au rapporteur.
M. Alain Milon, rapporteur - Vous avez évoqué la préparation à la pandémie H5N1 sur laquelle vous avez travaillé. On se pose la question de savoir si on aura une pandémie de ce type compte tenu du mode de transmission du virus. Définir un plan de vaccination et de défense contre une pandémie qui ne peut exister me semble très grave.
On a par ailleurs défini la lutte contre la pandémie H1N1 à partir du H5N1. Cela semble-t-il logique ? L'OMS aurait-elle dû définir le niveau de gravité de ce virus afin que l'on puisse mettre en oeuvre les moyens de lutte adaptés ?
Il avait été décidé en juin de couvrir quelque 80 % de la population par voie vaccinale. Nous sommes allés en Angleterre il y a quelques semaines. Les Anglais avaient défini une couverture à 100 %. Or, les virologues estiment que l'on peut avoir un effet barrière avec une couverture de l'ordre de 30 %.
Mais après ces réflexions que m'inspire votre exposé, j'en viens à mes questions.
Devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, vous avez indiqué avoir participé à la réalisation de deux enquêtes, aux mois de juin et décembre 2009, pour connaître le sentiment des Français face à la vaccination contre le virus H1N1. Ces enquêtes ont été financées par le service d'information du Gouvernement (SIG). Pouvez-vous rappeler le contexte de commande de ces études et leur objet précis ? Quelles suites le Gouvernement a-t-il donné à ces études ?
M. Michel Setbon - Mon contact avec le SIG remonte à la préparation à la lutte contre la grippe H5N1. Forts de nos travaux réalisés en 2008, à l'époque où l'on s'attendait à l'émergence d'une pandémie de grippe aviaire, lors d'un colloque qui a eu lieu à Paris, auquel participaient des représentants de l'OMS et M. Didier Houssin, j'ai fait valoir qu'à force d'annoncer une épidémie de grippe qui n'arrivait pas, on risquait de ne plus être crédibles. A la suite de cela, en janvier 2009, M. Jean-Yves Nau, journaliste au Monde a fait un article titré : « Les Français croient de moins en moins à la survenue d'une pandémie de grippe aviaire ». Le SIG et la DGS se sont émus de cet article qui mettait à jour cette forte incrédulité. On n'avait pas arrêté, pendant cinq ans, de répéter qu'une pandémie allait arriver ! Je vous donnerai ensuite mon point de vue sur les prédictions en matière d'émergence. Je ne suis pas parvenu à réunir des virologues qui soient d'accord sur cette possibilité ! La plupart prétendent que ce n'est pas possible de l'affirmer.
On m'a invité au SIG, en février 2009, avec les membres du groupe interministériel de lutte contre la grippe aviaire ; j'ai exposé nos travaux et l'EHESP, dont je suis un des membres pilotes, a signé avec le SIG une convention pour la création d'un Observatoire sur la perception des risques sanitaires en France.
La première enquête portant non plus sur la grippe aviaire mais sur la grippe pandémique émergente a été lancée en juin 2009. On a ajouté une question sur le vaccin, la possibilité d'une commande ayant été annoncée.
Le dépouillement de l'enquête réalisée en juillet a fait apparaître que les gens étaient peu inquiets. Pourquoi les gens se vaccinent-ils ? Sur le plan international, c'est l'un des sujets les plus étudiés depuis vingt ou trente ans. On sait que les gens ont une propension à se vacciner en relation plus ou moins étroite avec le risque, tel qu'ils le perçoivent, de contracter une pathologie. Nos résultats montrent que les gens sont faiblement inquiets, pas plus que devant la grippe saisonnière et que ceux qui ont les facteurs les plus prédictifs en matière d'intention vaccinale en juin sont ceux qui ont déjà été vaccinés contre la grippe saisonnière, c'est-à-dire les personnes âgées de plus de 65 ans.
Nous transmettons ces résultats au DGS, au SIG et au cabinet de la ministre, pour les mettre en garde. Notre pronostic s'est vérifié de mois en mois : en septembre, la proportion de gens qui manifestaient une intention vaccinale, alors qu'elle était de 60 % en juin, était descendue à 30 %. Face au vaccin, on se retrouvera à des proportions très basses, avec des indices très stables, voire en recul, en matière de perception de la gravité de la maladie et de l'inquiétude que cela suscite chez les individus.
Toutes ces données m'ont conduit à conclure, dans un article publié dans l' European Journal of public health , que si la campagne de vaccination française a été un échec...
M. Alain Milon, rapporteur - Il n'y a pas qu'en France : dans les autres pays également !
M. Michel Setbon - En effet. J'ai synthétisé la chose en disant que les Français ont perçu la grippe H1N1 au même niveau que la grippe saisonnière.
Que s'est-il alors passé ? Rien !
M. Alain Milon, rapporteur - On a quand même commandé 94 millions de doses !
M. Michel Setbon - ... Ce qui me conduit à des conclusions douloureuses !
M. Alain Milon, rapporteur - S'agissant de la grippe H1N1, à quel moment la perception du risque et les intentions de vaccination ont-t-elles été les plus fortes ? Quels facteurs ont fait basculer, selon vous, la plupart des Français dans le refus de la vaccination ?
M. Michel Setbon - C'est au moment de notre première enquête, en juin, que l'intention de vaccination est apparue la plus forte - 60 % - lors de l'annonce d'un vaccin. Selon les petits sondages « spot » menés par le SIG tous les quinze ou vingt jours, l'intention a décru à partir d'août et n'est jamais remontée.
Avec 60 % d'intentions de vaccination, on peut déjà s'attendre au mieux à vacciner 30 % des gens. Quand on corrèle ces chiffres avec des facteurs plus pointus qui permettent de voir sur quels éléments se fonde cette intention, on tombe sur des catégories de personnes extrêmement précises, personnes âgées, etc.
Le groupe qui avait le plus l'intention de se faire vacciner était celui désigné comme le moins à risque et vice versa . Si on veut faire une campagne de vaccination, il faut cibler les personnes qui refusent le plus la vaccination, c'est-à-dire la catégorie des 20-40 ans. Apparemment, on n'a pas pu le faire.
Pour être honnête, il existait deux choix possibles : soit on accentuait la campagne de communication pour amener le plus de gens à se faire vacciner, soit on révisait la stratégie vaccinale. Ce n'est pas incompatible. Si les éléments qui déterminent le public à se faire vacciner sont extrêmement restreints en termes de couches sociales, on ne peut continuer à commander 95 millions de doses ou essayer de vacciner 80 % de la population !
Ce qui m'a le plus gêné, c'est que l'on n'a pas voulu savoir ni se servir de la connaissance !
M. François Autain, président - Et on ne veut toujours pas savoir !
M. Michel Setbon - Je le sais mais je n'y peux rien !
M. Alain Milon, rapporteur - Toujours devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, vous avez indiqué : « en conclusion, l'échec de la campagne de vaccination pouvait être prévu. On ne s'est pas donné les moyens de l'anticiper et d'en tirer les conséquences opérationnelles » . Comment expliquer l'adaptation tardive de la stratégie vaccinale à la réalité de la situation ?
Une question me taraude depuis que nous sommes allés en Angleterre. Les Anglais se sont aperçus dès octobre qu'il n'était pas utile de vacciner l'ensemble de la population. Ils ont déclaré dès cette époque que cette épidémie n'était pas grave. L'OMS l'avait déclaré dès la mi-mai.
Comment se fait-il que l'on n'arrive pas, lorsqu'on met un plan pandémique en place, à l'adapter à l'évolution d'une situation ?
M. Michel Setbon - A l'Assemblée nationale, un député a dit : « On reste droit dans ses bottes » . Quand on est décidé, on ne change pas son cheval au milieu du gué !
M. Alain Milon, rapporteur - Il n'y avait pas de gué, faute de rivière ! On aurait donc pu changer de cheval !
M. Michel Setbon - C'est vrai. C'est ma plus grande déception ! On avait le temps. On n'était pas dans l'urgence. On pouvait tirer des enseignements et des connaissances pour ajuster la campagne de vaccination. On ne l'a pas fait !
M. François Autain, président - Tout le monde oublie que les vaccins ont été achetés fermes dès le mois de mai...
M. Michel Setbon - Pourquoi ?
M. François Autain, président - Je n'en sais rien ! C'est la question que nous nous posons tous ! L'un des objectifs de cette commission d'enquête est de savoir pourquoi on a acheté immédiatement des vaccins en telles quantités, alors que cela ne correspond absolument pas à l'évaluation du risque tel qu'il était non seulement perçu par la population mais tel qu'il était évalué par l'InVS, puisqu'en juin l'InVS disait que c'était une épidémie qui n'était pas plus grave que la grippe saisonnière.
On pouvait donc en déduire un certain nombre de conséquences. Quand on pose toutes ces questions, la ministre nous renvoie à ce mot magique qu'est l'éthique. Je sais que vous êtes sociologue et que vous ne pouvez répondre sur un tel sujet mais on a abandonné toute référence à des données scientifiques ou sanitaires. Si on a acheté un nombre aussi important de vaccins, c'était pour être sûr que tous ceux qui demanderaient à être vaccinés puissent l'être. On a même prévu une option à 130 millions de doses de manière que l'on puisse vacciner toute la population et au delà, soit 65 millions !
Je crois qu'il y a là un véritable problème. Pourquoi a-t-on acheté autant de vaccins ? La référence éthique ne me satisfait pas. C'est un mot magique derrière lequel on se cache. Quelle est la véritable raison ? Les pouvoirs publics ont-ils paniqué ? Il est vrai que les risques qu'ont courus les décideurs dans les années qui ont précédé donnent à réfléchir à ceux qui sont appelés à prendre des décisions dans ce domaine. On peut comprendre qu'ils jugent préférable d'en faire trop que de n'en faire pas assez.
C'est ce que j'ai essayé d'expliquer à Mme la ministre en disant que le principe de précaution que l'on a invoqué à plusieurs reprises - à tort à mon sens - comme l'a dit le professeur Marc Gentilini ne doit pas être destiné à protéger les décideurs mais la population. Certes, l'environnement était favorable et personne - l'industrie pharmaceutique en particulier - n'allait dissuader la ministre d'acheter autant de vaccins, bien au contraire ! Si l'on ne commandait pas tout de suite, on risquait de ne plus pouvoir commander demain.
Je pense donc que le Gouvernement a fait preuve de pusillanimité face à des pressions qui venaient de l'industrie pharmaceutique. C'est pourquoi on a acheté un certain nombre de vaccins, et puis on a essayé d'adapter le risque au plan et non le plan au risque, d'où cette dramatisation, etc.
C'est l'état de ma réflexion. Il est aujourd'hui difficile, avec les éléments dont nous disposons, de connaître exactement les raisons pour lesquelles le Gouvernement s'est engagé dans un achat aussi important. La référence éthique est magique et laisse sans voix : on ne peut contester l'éthique !
M. Michel Setbon - Il existe derrière le mot d'« éthique » un modèle structurant dans la santé publique française. Les problèmes de santé publique, lorsqu'ils émergent, peuvent toucher tout le monde mais ce n'est en fait jamais le cas.
Le Sida est un énorme problème de santé publique mais on sait maintenant qui il touche et comment. On le sait à travers les voies de transmission, l'épidémiologie, les comportements sociaux, etc.
La tendance structurelle en France, depuis que je travaille dans ce domaine, est de penser la santé publique en termes d'égalité. Tout le monde doit avoir la même protection quel que soit son risque. C'est ce que vous appelez la dimension éthique. Cela signifie ne négliger personne.
Cette formule généreuse, à laquelle on ne peut qu'applaudir, a pour conséquence dévastatrice d'éviter à la population de savoir ce qui se passe en réalité, qui est vraiment à risque, quel est l'impact de l'outil mis en place pour protéger les personnes. C'est cela, la production de connaissances en santé publique et c'est un aspect qui n'est pas entré dans les décisions de santé publique en France. Malgré toutes nos expériences, le seul changement consiste à ouvrir le parapluie le plus large possible !
Or, la santé publique n'a pas pour ambition, quand un moustique se révèle dangereux, de tuer tous les moustiques ou lorsqu'une bactérie émerge, de fermer tous les jardins d'enfants et toutes les écoles !
C'est ce que les Anglais savent très bien faire : comprendre les mécanismes, savoir qui est le plus vulnérable et ajuster les stratégies de protection en fonction des cibles que l'on doit protéger. Si, d'emblée, on vaccine tout le monde, il n'y a plus besoin de savoir quoi que ce soit !
Ce qu'on appelle « éthique » est donc pour moi la négation de la santé publique. On ne doit pas protéger tout le monde de la même façon : certains ont besoin d'être plus protégés que d'autres !
Comment faire ? Il ne suffit pas d'acheter 95 millions de doses. Second élément : un vaccin s'accepte ou se refuse. Faut-il ajuster la commande de vaccins à ce que les Français vont accepter ou l'inverse ?
Enfin, vous dites que l'on a commandé des doses entre mai et juin de façon ferme : je reste ahuri ! Les compagnies aériennes commandent des Boeing cinq ans à l'avance mais il existe des clauses de révision !
M. François Autain, président - Je vous l'expliquerai quand on me l'aura expliqué ! Nous allons peut-être revoir Mme la ministre... On doit se contenter de cette explication. On peut bien entendu considérer que ce n'est pas suffisant.
M. Alain Milon, rapporteur - Vous avez cité le Sida et la grippe. Or, la meilleure protection n'est peut-être pas obligatoirement le vaccin mais, pour le Sida, le préservatif et, pour la grippe, le lavage des mains. Ce sont des méthodes peu chères et qui permettent les meilleures protections mais elles ne suffiraient sans doute pas à satisfaire les laboratoires pharmaceutiques.
M. François Autain, président - Pour le Sida, il n'existe pas de vaccin !
M. Alain Milon, rapporteur - En effet.
Comment expliquer le décalage qui semble avoir opposé, d'une part, les autorités sanitaires et la communauté scientifique qui ont longtemps privilégié une vision catastrophique de la situation et, d'autre part, sa perception plus optimiste par la population et les généralistes, écartés du système ?
M. Michel Setbon - C'est une question extrêmement intéressante qui me taraude. J'essaie de tirer la conclusion et je me dis que les Français ont eu plus de bon sens que nos experts. Ce n'est pas normal !
Un des travers des experts - pour en être parfois, bien que je sois plus généraliste - en matière de maladie infectieuse, de grippe ou de vaccination est de sauter de joie quand ils trouvent leur objet concrétisé. Ils s'identifient à leur prophétie !
M. François Autain, président - Il n'y a pas que les experts !
M. Michel Setbon - En effet, mais ils n'ont pas une vraie distance critique par rapport à l'événement.
Par exemple, pour le comité technique des vaccinations, quand il existe un phénomène émergent de maladie infectieuse, il faut vacciner. Il ne prend pas en compte les autres dimensions que sont l'acceptabilité du vaccin par le public, la façon dont les gens se déterminent pour se faire vacciner ou non.
Il existe un aspect « top down » qui ne tient pas compte d'une double réalité : leur prédiction peut être différente de la réalité et le public a sa propre vision du monde et des événements. Etant le décideur final, c'est son pouls qu'il faut prendre pour savoir ce qui va réellement se passer, aussi bien en matière de préservatif, de lavage de mains que de vaccin ! Les pouvoirs publics ne font que des propositions. C'est le public qui décide.
Pour ce qui est des médecins, le groupe des professions médicales est un de ceux qui se fait lui-même le plus faiblement vacciner. Il existe une tendance profonde en France, et dans tous les pays développés, qui montre que les médecins ne sont pas les premiers - loin de là - à se faire vacciner ; il en va de même des infirmières ou des auxiliaires médicaux. On peut avoir plusieurs explications à cela mais c'est un fait.
Dans notre deuxième enquête, que nous sommes en train de publier, nous avons essayé d'étudier l'impact déterminant du conseil médical sur la décision vaccinale des personnes. Elle est extrêmement importante. De mémoire, plus de 70 % des personnes, entre mai et décembre, ont consulté un médecin. 55 % à 60 % ont posé des questions sur le vaccin à leur médecin et ont eu, en fonction de la spécialité du praticien, une réponse provaccinale ou antivaccinale. Elle est favorable à la vaccination de l'ordre de 70 % à 80 % chez les pédiatres et les gynécologues ; elle descend à 50 % chez les autres spécialistes, à 43 % chez les généralistes et à 12 % chez les médecins alternatifs.
M. Claude Domeizel - Vous avez dit que rien ne s'était passé à la suite de l'enquête. J'ai compris que l'on n'avait donc pas tenu compte de votre travail Est-ce exact ?
M. Michel Setbon - Personne ne m'a appelé ni posé de question. Je n'ai pas constaté de changement.
M. Claude Domeizel - Peut-être cela a-t-il eu un effet. Face à la faiblesse des intentions de vaccination et compte tenu de la masse importante de vaccins commandés, la campagne en faveur de la vaccination a eu recours au bazooka. Je me souviens des annonces que l'on entendait dans les aéroports qui conseillaient, si l'on était malade, d'aller consulter le médecin. Cela pouvait faire sourire !
Jamais cela ne s'était pratiqué : on a envoyé à tous les Français, par l'intermédiaire du fichier de la caisse de sécurité sociale une lettre individuelle accompagnée d'un bon. Aviez-vous préconisé cette démarche et en avez-vous été informé ?
M. Michel Setbon - Non, je n'ai pas été informé ; dans mes conclusions, je disais effectivement que si le risque perçu de la grippe pandémique n'était pas plus élevé, on ne pourrait atteindre les objectifs de vaccination.
On ne peut décréter l'inquiétude. On a réussi à le faire pour la grippe pandémique H5N1 avant qu'elle n'arrive mais là, placés en situation réelle, entre juin et décembre, les gens ont regardé autour d'eux et n'ont rien vu. Un des phénomènes qui n'a pas joué en faveur des promoteurs de la vaccination réside dans le fait que, sur quatre personnes à avoir apparemment été en contact avec le virus, une seule a développé une grippe symptomatique.
Même si 30 % ou 40 % de la population ont été en contact avec le virus, on n'a pas dépassé 10 % de cas symptomatiques, soit un pourcentage inférieur à celui d'une grippe saisonnière.
La décision vaccinale n'est pas anodine. Pour accepter de se faire inoculer quelque chose pour se protéger, il faut être convaincu que cela en vaut la peine ! Or, les Français n'en ont pas été convaincus. Cela pouvait se mesurer. Dès lors, soit on ajustait le programme de vaccination, soit on se lançait dans une campagne terrorisante...
M. François Autain, président - Cela a été un peu le cas !
M. Michel Setbon - Mais cela n'a pas fonctionné !
M. Alain Milon, rapporteur - Vous avez parlé de risque émergent. Comment se construit-il ? Quel est le rôle du virologue ? Comment peut-il influencer la décision ?
M. Michel Setbon - La dernière épidémie sur laquelle j'ai travaillé est celle du chikungunya à La Réunion. C'est un cas typique et il est assez intéressant de comparer ces deux épidémies. Pour ce qui est du chikungunya, on a réagi à retardement ; dans le cas de la grippe H1N1, on a anticipé.
Or, le même facteur clé a été utilisé dans deux orientations différentes. Pendant huit mois, à La Réunion, entre mars 2005 et février 2006, les autorités sanitaires ont estimé les cas peu graves. La gravité a été utilisée dans le chikungunya comme facteur de désintérêt. Cela a eu un effet boomerang, le chikungunya ayant cependant entraîné des morts. Quand 40 % de la population ont une atteinte symptomatique, avec des douleurs articulaires extrêmement fortes et des récidives, le terme de gravité n'a pas la même dimension ni le même sens chez les experts et dans la population ! La question est donc de savoir qui croire !
M. François Autain, président - Quand nous avons auditionné Mme Roselyne Bachelot-Narquin afin d'essayer de connaître les raisons pour lesquelles elle avait commandé autant de vaccins, elle nous a d'abord répondu qu'elle voulait vacciner tout le monde mais qu'elle savait qu'elle n'y arriverait pas, même si on a néanmoins retenu une option à 130 millions de doses.
Elle nous a indiqué que l'on avait prévu un taux d'attrition de l'ordre de 25 %, se fondant pour ce faire sur le taux d'attrition dans les vaccinations obligatoires et dans la vaccination facultative contre la méningite à méningocoques.
Je lui ai fait valoir qu'elle aurait mieux fait de réaliser un sondage. Je ne connaissais pas l'existence de ces deux études qui donnaient un fondement scientifique à ce qui au départ, n'était qu'une boutade. On a donc bien fait des sondages ; le tort que l'on a eu est de ne pas en avoir tenu compte et de ne pas en avoir tiré toutes les conséquences.
Pour un sociologue, les modalités de calcul du taux d'attrition telles que nous les a présentées madame la ministre sont-elles pertinentes ? Est-ce vous qui l'avez conseillée ou a-t-elle pris ses conseils ailleurs ?
M. Michel Setbon - Il est quelque peu affligeant de ne pas prendre les éléments sérieux comme base de détermination des comportements. La vaccination contre la méningite n'a rien à voir : elle est ciblée sur une population donnée et il existe un critère de très forte gravité. Pourquoi ne s'est-on pas plutôt fondé sur le taux de vaccination contre la grippe saisonnière, qui est de 27 % ? La comparaison ne vaut que lorsque vous prenez les éléments déterminants du modèle vaccinatoire dont la gravité est un des éléments.
Il existe de bons modèles, qui fonctionnent très bien et qui donnent une probabilité sérieuse.
M. Alain Milon, rapporteur - Avez-vous examiné les vaccinations contre les complications pulmonaires de la grippe ? Il semblerait qu'il y ait eu, du fait de l'action des médecins traitants, une augmentation assez conséquente des vaccinations contre le pneumocoque et les complications pulmonaires.
Cela voudrait dire que la population ne s'est pas fait vacciner contre la grippe mais, sous l'action des médecins, contre les complications de la grippe.
M. François Autain, président - Au point que certains préconisent, plutôt que de vacciner contre la grippe, de vacciner contre le pneumocoque.
M. Michel Setbon - Non, nous n'avons pas précisément étudié ce point. Il ressort néanmoins, dans l'étude statistique que nous sommes en train de mener dans le cadre de notre enquête de décembre, que les groupes qui avaient des risques de complications majeures ne se sont pas fait massivement vacciner.
Sur notre échantillon - en principe représentatif de la population - on est arrivé à un taux de vaccination réel, au 20 décembre 2010, de 7,5 %. Environ 20 % avaient encore l'intention de se faire vacciner en décembre. Ils n'y sont certainement pas tous allés. Parmi ceux-là, il semblerait que même les groupes à risque n'ont pas été massivement vaccinés.
On a identifié dans notre échantillon de population des groupes qui se protègent spécifiquement avec le vaccin et des groupes qui se protègent avec des mesures d'hygiène. Apparemment, ce ne sont pas les mêmes.
M. François Autain, président - Ne pensez-vous pas que ce souci de vacciner tout le monde a fait que l'on n'a pas vacciné ceux qui auraient mérité de l'être avant tous les autres ?
Enfin, cet échec a-t-il fait reculer la cause de la vaccination dans la population et alimenté les thèses des ligues antivaccinales ou pensez-vous que cela n'a pas joué ?
M. Michel Setbon - C'était une des conclusions douloureuses de mon propos : je pense qu'au-delà de la perte financière, le discrédit va être dur à rattraper, en termes de prédictions et en termes de vaccination, ce qui est paradoxal à l'époque du principe de précaution Le principe de précaution n'est pas une exonération du principe de réalité. Il faut que les gens soient conscients, au-delà d'une annonce, qu'il se passe quelque chose. Il faut avoir la capacité de l'expliquer, de le montrer, de le justifier.
Pour ce qui est de la vaccination volontaire, on est sur une pente dangereuse. Je rappelle que le BCG n'est plus obligatoire depuis deux ou trois ans. On ne peut maintenant plus envisager, même dans le cadre d'épidémie grave, de vaccination obligatoire. A mes yeux, on ne prend pas encore bien en considération les mécanismes et les facteurs qui font que les gens vont ou non se faire vacciner. On continue à penser la vaccination comme un don de protection du puissant au plus faible, ce qui n'est pas le cas !
M. François Autain, président - Le fait d'avoir préconisé la vaccination de masse n'a-t-il pas porté préjudice à la vaccination des personnes à risque ? On n'a pas fait de publicité en faveur de ces personnes à vacciner en priorité, on a surtout mis l'accent sur le fait qu'il fallait vacciner tout le monde, que tous ceux qui le demandaient devaient pouvoir être vaccinés. Le cas des personnes à risque a été pris en compte à la fin : on les a convoquées avant les autres mais on n'a pas fait de campagne d'information dirigée vers ces personnes. Je ne l'ai en tout cas pas perçu comme tel.
M. Michel Setbon - Vous avez raison. Mais il y aurait eu une contradiction fondamentale entre le fait d'annoncer une vaccination universelle et celui de cibler des personnes à risques. D'ailleurs, les gens ne l'ont pas compris !
M. François Autain, président - D'autant que le volontarisme est fondé sur la mobilisation ; or, les personnes à risque ne sont sans doute pas celles qui se mobilisent le plus. Si on ne se fonde que sur la mobilisation, on risque de passer à côté de cette cible.
Nous vous remercions infiniment de votre intervention qui a confirmé un certain nombre d'hypothèses que, pour ma part, je formulais.
M. Michel Setbon - Puis-je faire une dernière suggestion ? Je n'ai pas souvent l'occasion de rencontrer des parlementaires... Il faudrait introduire dans les lois de santé publique l'obligation d'une étude d'impact des décisions qui sont prises : pourquoi fait-on cela ? Qu'en attend-on ? Qu'est-ce qui va le contredire ?
M. Alain Milon, rapporteur - Dans les collectivités territoriales -je suis maire par ailleurs - systématiquement, quand une décision risque de coûter cher, on fait une étude.
M. François Autain, président - Il y a quelque chose qu'il faut intégrer : toutes les lois que l'on vote ne sont pas nécessairement appliquées, ce qui ne nous empêche pas de voter parfois une nouvelle loi avant même de savoir si celle que l'on a votée a été appliquée et évaluée. C'est un autre problème mais cela ne nous empêche pas de prendre en compte les études d'impact en matière de santé publique. Je pense que c'est un élément relativement nouveau et nous en tiendrons compte. Nous vous remercions pour la contribution que vous avez apportée à notre réflexion.