Audition de M. Yves CHARPAK,
médecin, consultant en
évaluation et conseil stratégique pour la santé publique,
membre du Haut Conseil de la santé publique
(mardi 28 avril 2010)
M. François Autain, président - Nous accueillons M. Yves Charpak, consultant en évaluation et conseil stratégique pour la santé publique, membre du Haut Conseil de la santé publique.
Conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Yves Charpak prête serment.
M. François Autain, président - Puisque cette audition est publique, selon l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je vous demanderai de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec les entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant sur ces produits.
M. Yves Charpak - Depuis le 1 er avril, je suis directeur des études et de la prospective de l'Etablissement français du sang.
M. François Autain, président - C'est récent.
M. Yves Charpak - Quels sont mes liens avec des entreprises du médicament ? Je vais être un petit peu provocateur, mais depuis le début de ma carrière d'expert en santé publique, j'en ai eu beaucoup, beaucoup, beaucoup, comme avec la plupart des acteurs du secteur de la santé. J'ai été consultant, j'ai dirigé pendant douze ans une structure de conseil, j'ai travaillé à la fois pour des industriels, des hôpitaux, des patients, des associations.
Il se trouve qu'aujourd'hui encore, j'ai quelques activités de conseil, de très loin, avec par exemple le LIR (laboratoires internationaux de recherche), qui est l'association des gros industriels internationaux. Il m'arrive d'être conseiller du monde de l'industrie du médicament, comme d'autres structures dans le secteur de la santé. Je ne peux pas vous en dire plus que ça.
M. François Autain, président - Nous ne vous en demandons pas plus. Nous vous demandons maintenant de faire votre exposé liminaire, à la suite duquel M. le rapporteur posera ses questions, ainsi que les commissaires ici présents.
M. Yves Charpak - Merci de me donner l'occasion de m'exprimer sur ce sujet, qui a agité et divisé très largement le milieu de la santé publique, dans lequel je suis inséré. Sur le thème précis des relations entre les firmes pharmaceutiques et le Gouvernement, je n'ai été qu'un spectateur extérieur, mais très attentif.
Je vais évoquer très vite quelques contextes de mes activités présentes et passées qui peuvent se rapporter au sujet. Vous avez évoqué le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) dont je suis membre. Il y a aussi l'Institut Pasteur, dont j'ai été le directeur des affaires internationales jusqu'à septembre 2009 ; l'Organisation mondiale de la santé (OMS) Europe, où j'ai passé sept ans, de 2000 à 2007 ; la Société française de santé publique, dont je suis membre du bureau. J'évoquerai aussi une ou deux de mes activités de recherche passées qui ont un lien avec le sujet.
Pour revenir au Haut Conseil de la santé publique, je fais partie des cent et quelques membres nommés à titre personnel dans cet organisme, qui a été créé par la loi de santé publique de 2004, pour servir de groupe d'expertise pérenne, à la disposition du ministre de la santé. Je suis membre d'une commission intitulée évaluation et prospective.
Un peu curieusement, nous n'avons pas eu, dans cette commission (même à titre d'information générale) la moindre sollicitation dans le cadre de la crise H1N1. Nous avons eu accès aux avis émis par nos collègues de la commission des maladies infectieuses, une fois qu'ils ont été rendus publics. Entre les lignes, puisque cette mission est une mission d'évaluation et prospective, on a un peu l'impression que le Haut Conseil de la santé publique a plutôt servi de chambre d'enregistrement d'avis émis par un autre comité d'experts, qui est le Comité grippe, constitué d'experts ad hoc , créé au moment de la crise, mais qui existait déjà depuis plusieurs années, pour la grippe aviaire.
En tant qu'évaluateur, j'aurais suggéré l'inverse : il existe une chambre d'experts constituée par la loi auprès de la ministre. On aurait pu créer une cellule de crise au sein de ce Haut Conseil, qui aurait auditionné les experts spécialisés sur la grippe. C'est un peu l'inverse qui a été fait. Je trouve que l'on aurait pu éviter de se poser des questions de conflits d'intérêts des experts de la grippe, si on avait procédé en sens inverse, puisque le Haut Conseil a déjà un traitement de ces conflits d'intérêts, de façon permanente.
De toute façon, cela n'aurait probablement pas changé grand-chose. Si on reprend les avis du Haut Conseil de la santé publique, à partir de juin 2009, ils sont très réservés, par exemple sur l'intérêt de la vaccination généralisée à toute la population. Les priorités sont les mêmes que celles de l'Europe, de l'OMS, du Centre de prévention et de contrôle des maladies (Centers for Disease Control and Prevention, CDC), qui disent aussi que, si vraiment on a ce qu'il faut, on pourra aller plus loin. On peut dire que ce n'est pas de l'expertise du Haut Conseil, quand on reprend les avis les uns après les autres, qu'est venue l'idée qu'il fallait proposer d'emblée la vaccination à toute la population.
Comme point d'entrée pour des interactions industrielles, ça ne s'est probablement pas fait là, puisque l'avis lui-même est plutôt modéré sur cet aspect. Je suis aussi au bureau de la Société française de santé publique et, du 1 er au 3 octobre 2009 à Nantes, s'est tenu le colloque annuel de cette société ; j'y ai animé un débat sur la grippe.
Il en est ressorti une grande méfiance des professionnels de santé publique vis-à-vis de la vaccination, bien au-delà de ce que j'attendais, comme animateur de ce débat. C'est surprenant, car exprimée par des professionnels des administrations publiques en charge de la mise en oeuvre de la vaccination, qui sont membres de cette Société française de santé publique. On a l'impression qu'ils n'ont pas été convaincus, qu'ils n'ont pas eu d'information suffisante. En tout cas, l'interaction s'est mal faite avec leur tutelle de ce point de vue.
M. François Autain, président - Quelles sont les raisons qu'ils invoquent pour refuser cette vaccination ?
M. Yves Charpak - Ils n'y croyaient pas. Ils n'étaient pas persuadés que cela soit utile. Les avis étaient très partagés.
M. François Autain, président - Ce n'étaient pas les effets secondaires, ils n'y croyaient pas.
M. Yves Charpak - Ils n'y croyaient pas. Ils avaient aussi quelques inquiétudes sur les effets secondaires, mais ce n'était pas, en général, le sujet principal.
M. François Autain, président - Ils considéraient que la menace n'était pas suffisamment importante pour justifier cette vaccination.
M. Yves Charpak - Cela m'a surpris, parce que j'étais personnellement très en faveur de cette vaccination. J'étais donc plutôt dans une position de minorité. Ce n'est donc pas là non plus que l'entrée d'une pression industrielle s'est faite. La majorité était plutôt contre cette vaccination.
M. François Autain, président - Ils n'ont pas été sensibles à la pression, si pression il y avait. C'est le moins que l'on puisse dire. Cela ne veut pas dire pour autant que vous étiez sensible à cette pression, mais vous étiez favorable à la vaccination.
M. Yves Charpak - Exactement. Professionnellement, au moment de l'alerte à la grippe porcine puis H1N1, j'étais directeur des affaires internationales de l'Institut Pasteur, membre de l'équipe de direction et directement rattaché à la direction générale. J'étais en charge, en particulier, du réseau international des instituts Pasteur, répartis dans le monde entier qui, dans un certain nombre de pays en développement, constituent des îlots de compétences pour la surveillance des maladies infectieuses. Ils fournissent beaucoup de travail en lien direct avec l'OMS, comme centre de référence pour l'OMS, en particulier sur la grippe.
Une négociation était en cours, depuis plus d'un an, pour que l'Institut Pasteur soit nommé comme centre de référence mondial de l'OMS sur la grippe, au même titre que les Etats-Unis, le Japon, l'Australie et le Royaume-Uni. C'est-à-dire être le centralisateur de l'ensemble des virus qui viennent du monde entier et redistribuer ces virus pour utilisation de recherche ou de vaccination, etc. Un des pré-requis posés par l'OMS était de fournir la preuve que l'Institut Pasteur était bien indépendant du producteur de vaccin du même nom, Sanofi Pasteur.
Evidemment, s'il y avait un lien organique, c'était absolument incompatible avec la position de centre de référence de l'OMS. Cela illustre bien la sensibilité de l'OMS sur ce genre de sujet. C'était avant la crise et la remise en cause actuelles. Il y a une sensibilité très forte à l'OMS vis-à-vis de conflits d'intérêts par rapport aux industriels. Ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas, mais il y a une sensibilité très forte.
M. François Autain, président - Cette sensibilité ne s'exprime pas forcément très bruyamment. On ne la perçoit pas.
M. Yves Charpak - Non, mais en interne, elle est très forte.
M. François Autain, président - Extérieurement, on ne la perçoit pas du tout.
M. Yves Charpak - Entre 2000 et 2007, j'ai été conseiller principal du directeur de l'OMS Europe, j'ai aussi été son représentant auprès de l'Union européenne. J'ai vu se construire une très grande inquiétude à partir de la crise du SRAS, qui n'a pas touché directement l'Europe, mais qui a mis le doigt sur le fait qu'il y avait des risques imprévus, qui étaient en train d'arriver, qu'on ne pouvait pas maîtriser et qui pouvaient affecter les pays développés sans qu'ils s'y attendent.
J'ai aussi vu l'inquiétude, deux ans après, créée par l'arrivée du virus H5N1, la grippe aviaire qui, dans la région européenne de l'OMS (même si ce n'est pas l'Union européenne), en Turquie et en Azerbaïdjan, a tué quelques personnes. L'Europe s'est alors mobilisée très fortement, la France en tête, pour se préparer au pire, pour travailler sur le Règlement sanitaire international, qui est une loi internationale faite pour gérer les situations de crise épidémique transfrontalières, les pandémies.
A l'origine de cette mobilisation, il y a aussi le fait que les experts de la grippe, dans leur ensemble, les virologues, annonçaient depuis plus de vingt ans : « on vous l'a toujours dit, ça va arriver, il y aura une crise dramatique, il faut s'y préparer ».
M. François Autain, président - Ils le disent encore d'ailleurs et ils finiront par avoir raison.
M. Yves Charpak - En même temps, il y a eu la création d'un organisme européen à Stockholm, le CDC européen, avec mandat de coordonner les Etats membres pour la surveillance et l'alerte sur les risques infectieux. Je suis d'ailleurs très surpris que l'on ait si peu parlé d'eux en France au cours de cette crise de la grippe H1N1, alors qu'ils ont été assez actifs. On n'a pas entendu parler d'eux, c'est très surprenant. Cet organisme a mandat officiellement de coordonner les Etats membres sur le sujet.
Sur les plans pandémiques qui étaient recommandés par l'OMS après la grippe aviaire, le contenu était laissé libre aux Etats. L'OMS disait : « il faut qu'il y ait des plans « pandémie » partout, mais vous faites ce que vous voulez dans vos plans « pandémie », et on les évaluera éventuellement avec vous. » La Commission européenne a lancé ses évaluations pour les pays européens à partir de 2005.
La France était un des pays qui s'est illustré et qui s'est enorgueilli d'être très bien classé en termes de plan « pandémie » et de contenu de plan « pandémie » mais déjà, avec un investissement massif, beaucoup plus important que dans d'autres pays, sur les moyens pharmaceutiques en antiviraux, qui ont un peu surpris parfois les observateurs extérieurs.
M. François Autain, président - Surpris, en quoi ?
M. Yves Charpak - Par l'ampleur des choix qui avaient été faits.
M. François Autain, président - Vous pensez que l'on en a commandé trop ?
M. Yves Charpak - Là-dessus, je n'ai pas d'avis, mais il y en a eu clairement plus qu'ailleurs.
M. François Autain, président - Là aussi, on est les meilleurs !
M. Yves Charpak - De l'extérieur, on avait bien l'impression que c'était un choix plutôt gouvernemental et pas une grande opération de lobbying industriel. Je donne mon impression de l'extérieur.
Ensuite, il y a eu la conjonction du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), de la grippe aviaire et des nouvelles épidémies un peu partout dans le monde. La directrice générale de l'OMS, Mme Margaret Chan, en 2007, a lancé le rapport mondial de la santé sur les maladies infectieuses. Elle a dit : « depuis plus de trente ans, il y a plus d'une nouvelle maladie infectieuse par an qui se déclare dans le monde ». Cela crée une vraie paranoïa de l'arrivée de maladies infectieuses nouvelles, toujours attisée par des chercheurs spécialisés qui répètent : « ça va venir et ça nous touchera aussi. »
Je voudrais faire un petit retour en arrière sur ma carrière, pour les besoins de cette présentation. J'ai commencé ma carrière médicale en faisant très peu de médecine générale ; j'ai été surtout chercheur en épidémiologie clinique, dans une antenne Inserm ou universitaire. Ma principale contribution, qui a été largement publiée (comme il se doit pour un chercheur), était l'évaluation des examens diagnostics prescrits systématiquement avant les interventions chirurgicales par les anesthésistes.
Je parle de ça parce qu'il y a un lien avec notre sujet. Le résultat était que plus on est capable techniquement de chercher des anomalies, plus on en trouve, qui éventuellement n'ont pas de signification. Ce qui a changé dans les dernières années, avec la grippe, c'est que chaque bout du virus qui circule est séquencé, identifié à la source, suivi dans le monde entier à travers des réseaux de laboratoires qui n'existaient pas avant. Les chercheurs ont récemment modifié la capacité à percevoir la circulation mondiale de pathogènes.
Avant, l'alerte commençait à la diffusion de groupes de cas cliniques significatifs dans le monde. On attendait qu'il y ait des cas, on comptait, on disait quand ça devenait important et on essayait d'identifier l'origine du pathogène. Aujourd'hui, on est dans une situation où on prédit l'épidémie et sa dangerosité avant qu'elle ne se manifeste cliniquement et ne se confirme avec la détection d'un nouveau variant. Il y a un nouveau variant, il va se mettre à circuler, on va le suivre.
Autrement dit, malheureusement, plus on a de laboratoires de recherche, de surveillance en réseaux dans le monde, ce qui est une bonne chose (parce que l'on est capable d'alerter plus précocement et de se protéger mieux), plus on aura des alertes, éventuellement peu significatives. Il faut apprendre à gérer cette situation de bruit de fond exponentiel. Malheureusement, et je vais dire une méchanceté pour mes collègues très spécialisés, ce ne sont probablement pas les plus spécialisés et les plus compétents dans un domaine spécifique qui auront le recul suffisant pour pouvoir dire que ce n'est pas très important. Aujourd'hui, il faut apprendre à vivre avec cela, en organisant l'expertise un petit peu différemment, probablement de façon un peu moins spécialisée.
Un point sur la recherche. J'ai vécu ça à l'Institut Pasteur mais cela concerne toutes les institutions de recherche aujourd'hui : c'est un monde de compétition extrêmement féroce. Au sein même de chaque institution, dès qu'arrive quelque chose comme une menace de pandémie (mais ça peut être autre chose, un nouveau pathogène), tout le monde se bat pour être le premier, pour faire son test diagnostic, parce qu'à la clé, il y a des publications, la reconnaissance professionnelle et la pérennité de l'activité.
A la clé, il y a aussi des brevets, puisque les institutions de recherche aujourd'hui font de la valorisation de leur recherche. Bien évidemment, ils ont intérêt à ce que ces brevets soient utilisés industriellement, en particulier pour les méthodes diagnostiques. Une pandémie, c'est l'utilisation de méthodes diagnostiques inventées par les chercheurs sur le virus de la grippe. Il y a un intérêt à espérer, même inconsciemment, que les maladies arrivent. Ce n'est pas bien de dire ça, personne ne le souhaite mais, en même temps, je reprends l'exemple du test du Sida qui produit des revenus très importants pour les institutions qui l'ont élaboré.
Ces mêmes experts très spécialisés se retrouvent dans les groupes d'expertise qui sont sollicités pour donner des avis aux décideurs et, en même temps, leurs intérêts, sans se concerter avec le monde industriel, vont un peu dans le même sens. Il n'y a même pas besoin qu'il y ait de relation, puisque l'intérêt est le même, d'une certaine façon. Encore une fois, c'est un peu machiavélique de le dire, mais je crois que c'est important de mettre le doigt sur le fait que les conflits d'intérêts ne sont pas que des conflits de rémunération par un industriel d'un expert, ils sont plus largement installés dans nos sociétés. Il faut apprendre à les gérer et ne pas espérer qu'il n'y en ait plus.
Alors, pression de l'industrie pharmaceutique ? Ce que j'ai vécu à l'OMS et ce qui existe, c'est que c'est l'un des rares lieux où se négocie la solidarité internationale en termes de disponibilité des produits, des vaccins pour le monde entier, c'est-à-dire pour ceux qui n'ont pas les moyens de s'en procurer. Pour cette négociation au niveau mondial, il faut être en contact avec les industries. On ne peut pas discuter avec eux de la disponibilité, de la réduction de prix, etc. si on n'est pas en contact avec eux.
C'est un peu nouveau pour des institutions internationales comme l'OMS, cela a quelques années, mais c'est aujourd'hui un des points essentiels de l'activité, dans le programme comme le Fonds mondial, Unitaid et tous les programmes hébergés par l'OMS. Donc l'industrie y est présente au quotidien, mais l'ambiance n'est pas à la collusion. En interne, ce qui prévaut dans une institution comme l'OMS, c'est une énorme méfiance vis-à-vis de l'industrie. Cela ne veut pas dire qu'il ne se passe rien et que cela ne fonctionne pas de temps en temps.
Mme Margaret Chan, en 2007 (mais elle l'a refait récemment), avait réuni tous les industriels potentiellement producteurs de vaccins et antiviraux, en disant : « si une crise arrive, quelles sont les conditions de mise à disposition des vaccins, combien de temps ça prendra ? Combien est-ce que ça coûtera ? Est-ce que vous pourrez en mettre à disposition pour pas cher pour les pays en développement ? » Il y avait donc une vraie connaissance de l'OMS, antérieure à H1N1, de ce que ça prendrait comme temps et comme conditions, de mettre à disposition des vaccins.
Cette fois-ci, l'OMS n'a toujours rien fait auprès de ses Etats membres pour dire : « il en faut tant, voilà le niveau des commandes ». C'était laissé entièrement libre. Il n'y a pas eu de recommandations, l'OMS s'y est refusée. L'OMS n'est qu'un organisme multi-gouvernemental qui est piloté par les Etats membres. En tout cas, la pression industrielle, si elle a eu lieu auprès de l'OMS, n'a pas porté sur les modalités de contractualisation avec les industriels, ce à quoi elle s'est refusé à entrer dans le détail.
En conclusion, les décisions négociées entre les industriels et les gouvernements, dont le gouvernement français, autant que je puisse en juger (parce que je n'ai pas été associé à ces négociations) l'ont été en toute connaissance de cause de part et d'autre. Mon impression, c'est qu'aucun des deux partis n'a été trompé. Chacun savait ce qu'il était en train de négocier.
M. François Autain, président - Je l'espère. Ce serait le comble.
M. Alain Milon, rapporteur - Dans un entretien publié dans Politis le 3 septembre 2009, vous avez relativisé le coût des mesures de lutte contre la pandémie grippale en soulignant que « la protection de la santé est une priorité sans doute plus légitime que d'autres pour l'action gouvernementale. » Effectivement, ce sont des arguments éthiques et non scientifiques qui, selon la ministre, ont fondé le choix de commander les vaccins, pour permettre à tous ceux qui le souhaitaient d'être vaccinés.
Plusieurs membres de l'Assemblée du Conseil de l'Europe ont cependant contesté le caractère éthique de ces achats massifs, en affirmant que le coût privait d'autres projets de santé de financement et que les politiques nationales s'étaient effectuées en dehors de toute solidarité avec les pays les plus pauvres. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur les dépenses engagées par la France pour l'achat de vaccins ?
M. Yves Charpak - Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit, la protection de la santé par une mesure comme celle qui a été prise est du même ordre que la protection de la sécurité du territoire. On n'est pas sûr que l'on aura besoin de s'en servir, mais cela ne soulève pas de questions majeures, pour des niveaux d'investissement qui sont éventuellement beaucoup plus importants.
M. François Autain, président - Vous ne pensez pas à la ligne Maginot.
M. Yves Charpak - Non, je pense à la sécurité en général qui ne devrait pas être pensée secteur par secteur, mais de façon plus générale. D'ailleurs, c'est ce qui se passe au niveau de l'Europe aujourd'hui, il y a ce genre de réflexion aussi. Rien ne devrait interdire de commencer à le penser dans ce sens. Il y a peut-être des moments où on peut réduire certaines dépenses et en augmenter d'autres, parce que le risque paraît plus important sur un aspect que sur un autre. Mon propos était de cet ordre-là. La sécurité, on est prêt à y mettre un prix et ça ne devrait pas être plus différent dans un secteur que dans l'autre, dans la façon de raisonner.
Ensuite, sur le montant de l'investissement de protection qui a été fait, je n'étais pas un des experts sollicités là-dessus, mais quand je relis les avis d'expertise du Haut Conseil de la santé publique, je lis très clairement, entre les lignes, que la protection de toute la population d'emblée n'était pas une recommandation de l'expertise. Probablement qu'en tant qu'expert, j'avais envie de dire que l'on pouvait dimensionner de façon moins importante qu'au départ, quitte à revenir dessus secondairement. Je le fais avec tous les bémols, du fait que je n'étais pas engagé. C'est facile à dire après coup.
En tout cas, il y avait une vraie inquiétude mondiale. J'ai joué à faire un diaporama de la couverture du Monde, sur ce virus, du 27 avril au 27 mai 2009. C'est très impressionnant et il y a de quoi s'inquiéter, à partir du moment où les experts disent que c'est un virus dont on ne sait pas s'il est très dangereux, mais potentiellement très dangereux, qu'il peut muter et devenir dramatiquement dangereux. Quand on voit la progression dans Le Monde , en un mois, de ce virus, il y a de quoi être très inquiet, à la fin du mois de mai 2009. Cela a motivé ma position d'être très en faveur de la vaccination, pas forcément de l'ensemble de la population mais, en tout cas, d'une bonne partie.
M. François Autain, président - Est-ce que cet avis a évolué ?
M. Yves Charpak - L'avis a évolué avec le temps. De juin à septembre-octobre, on colle de plus en plus à une position plus officielle des choix qui ont été faits, dans les avis successifs du Haut Conseil de la santé publique. Il faut les reprendre à partir du 26 juin, en sachant qu'à chaque fois d'autres avis sont rappelés, en particulier les positions de l'Agence européenne du médicament, sur le nombre de doses, etc. Assez tôt, on avait aussi l'impression que l'on pouvait faire des choses qui étaient un tout petit peu moins dimensionnées.
Mais je ne reviens pas sur ma considération qu'il y avait de quoi être inquiet, ni sur ma position d'être en faveur de la vaccination. Le risque est très minime ; si on avait ce niveau d'exigence pour tout ce qui est en circulation aujourd'hui en matière de produits de santé, il n'en resterait pas beaucoup sur le marché. Je considérais donc que ce n'était pas un risque très élevé et que cela méritait de prendre ce risque pour un hypothétique bénéfice.
M. François Autain, président - Vous parlez d'un vaccin avec ou sans adjuvant ?
M. Yves Charpak - L'adjuvant est présent dans nombre de vaccins que l'on utilise tous les jours. J'ai aussi vacciné ma famille.
M. Alain Milon, rapporteur - En septembre 2009, vous déclariez que, pour l'évaluation du risque posée par le virus, « on apprend en marchant » et que « si cette grippe est au moins aussi grave que la grippe saisonnière, on va de toute façon la sentir passer ».
M. François Autain, président - A l'époque, ce n'était pas en termes d'argent.
M. Alain MILON, rapporteur - Non, je ne pense pas. Ces deux éléments plaident pour le maintien du niveau de protection le plus élevé possible. Pensez-vous qu'il puisse en aller différemment face à d'autres virus pandémiques ?
M. Yves Charpak - Je ne suis pas sûr que ce que j'ai dit plaide pour le niveau d'alerte et de protection le plus élevé possible. On vit avec la grippe saisonnière sans que cela fasse couler beaucoup d'encre au quotidien. Ce que l'on a appris avec cette grippe H1N1, c'est que l'on avait très peu d'informations, en réalité, sur l'impact de la grippe saisonnière. On a découvert que l'on fait des estimations à la louche sur la mortalité liée à la grippe saisonnière. On fait des estimations à partir de surmortalité pendant la période de la grippe.
On fait de l'estimation très grossière de ce qu'est la mortalité de la grippe dans le monde entier. On a très peu travaillé sur ce sujet, ce qui est étonnant, étant donné que cela arrive tous les ans, sans que l'on se pose plus de questions que cela, ni sur l'efficacité de la vaccination, ni sur une évaluation sérieuse de la mortalité. Cela a au moins mis le doigt là-dessus.
En fait, on ne sait rien et on découvre, avec la grippe H1N1, que l'on n'a pas assez travaillé en amont sur l'évaluation des risques et des méthodes utilisées pour les réduire, c'est-à-dire la vaccination des personnes âgées. Je vais vous surprendre, mais j'ai entendu des Africains me faire une très grande critique en me disant : « vous avez décidé que l'on ne vaccinait, pour la grippe saisonnière, que les personnes âgées, qui sont plus fragiles. Chez nous, les personnes les plus fragiles sont les enfants de moins de cinq ans. Il n'y a pas un essai, pas une étude qui ait été faite là-dessus et on serait curieux de savoir si on ne pourrait pas vacciner les enfants les plus fragiles contre la grippe saisonnière. »
Il y a plein de questions qui ont été soulevées par l'arrivée d'un nouveau virus. Le virus H5N1 est toujours là, il est toujours aviaire, il y a toujours des flambées épidémiques de grippe aviaire, chez les volailles et quelques cas humains régulièrement. Il y en a en Egypte, au Vietnam. Régulièrement, on voit ces cas de grippe aviaire humaine, avec ces décès. La question posée est légitime, les experts sur la grippe sont assez formels en disant : « la recombinaison, ça peut arriver. » On espère que ça n'arrivera pas en jouant aux apprentis sorciers, parce qu'il existe un certain nombre de manipulations possibles dans les laboratoires. On essaie pour voir si cela pourrait fonctionner. Personnellement, je suis un peu inquiet.
M. François Autain, président - On partage votre inquiétude.
M. Alain Milon, rapporteur - Pour revenir à ce que vous disiez par rapport à l'Afrique, en France (en Europe, je ne sais pas), la vaccination saisonnière est faite aussi aux enfants à risque de moins de cinq ans.
M. Yves Charpak - Je ne savais pas, mais je ne sais pas si on l'a évalué de façon très précise.
M. Alain Milon, rapporteur - Je ne sais pas si c'est évalué, mais des médecins que je connais la font régulièrement chez les enfants à risque de moins de cinq ans.
M. Yves Charpak - Les Japonais vaccinent les enfants.
M. Alain Milon, rapporteur - Le 9 octobre 2009, vous avez déclaré au Figaro , à propos de la vaccination « aujourd'hui, il y a suffisamment d'arguments pour dire qu'une dose suffit et est protectrice. Il faut avoir une attitude pragmatique et rendre les choses plus faciles et plus compréhensibles pour tout le monde. » Sur quels éléments se fondait votre appréciation, contestée à l'époque par le directeur général de la santé et, plus largement, pensez-vous que la stratégie vaccinale adoptée pour lutter contre la pandémie grippale a été pragmatique et compréhensible ?
M. Yves Charpak - Sur le fait d'utiliser une dose, ce sont des résultats d'études qui ont été faites et analysées à l'Agence européenne du médicament et qui sont sorties à ce moment-là. Ce n'est pas un avis personnel, parce que je n'en ai pas, donc c'était un avis sur la base de l'Agence européenne du médicament.
M. Alain Milon, rapporteur - L'Agence européenne s'est prononcée fin novembre.
M. Yves Charpak - Mais ils ont publié des choses assez vite. Par ailleurs, sur l'organisation en général de la campagne, je crois que ne pas associer les professionnels de santé à une campagne de vaccination, c'est une vraie erreur. J'ai beaucoup travaillé avec le monde des médecins généralistes comme évaluateur. Alors qu'on a mis en place des logiques de médecins référents qui sont le point d'entrée obligatoire dans le système de santé, les en exclure dès qu'il y a une crise, ce n'est pas très cohérent.
Le message que j'ai entendu au colloque de la Société française de santé publique en octobre, où on avait invité des représentants des médecins généralistes était celui-ci : « de toute façon, ça s'est fait sans nous et ça se fera sans nous. »
M. Alain Milon, rapporteur - Le 16 février dernier, vous avez, dans le quotidien Libération , estimé que la passion des experts pour leur sujet (c'est ce que vous avez dit) avait pu les conduire à ne pas prendre en compte les données minimisant le risque lié à la pandémie. Vous préconisez donc une expertise pluridisciplinaire. Mais en dehors du biais qui peut découler de l'expertise elle-même, vous considérez que les conflits d'intérêts sont bien gérés. Est-ce à dire qu'il n'y a pas lieu de compléter les dispositions actuelles, dans le cadre des liens d'intérêts ?
M. Yves Charpak - A mon avis, il y a lieu de les compléter. Ce que je veux dire, c'est que ce n'est rien comparé à ce que cela a été. J'ai été consultant pour le Conseil de l'Ordre des médecins dans les années quatre-vingt-dix, au moment de la loi DMOS dite « anti-cadeaux ». Ce que nous voyions arriver à l'époque, en termes de collusion entre monde de la santé et industrie, était très surprenant. Les choses ont beaucoup évolué. C'était une situation qui s'était installée, pour en même temps pallier des insuffisances de financement de la formation.
Je vais vous en donner un exemple. J'étais consultant de la direction des hôpitaux. En travaillant sur les bilans sociaux des établissements publics, je m'étais étonné du niveau de dépenses sur la formation des médecins. Elles n'étaient que de 0,5 % de la masse salariale, au lieu de 2,5 % pour le reste du personnel. On m'a dit : « ils se débrouillent avec l'industrie ». Les médecins se débrouillaient avec l'industrie et l'industrie palliait les insuffisances de financement.
M. François Autain, président - Je ne sais pas si on peut dire que cela a beaucoup changé.
M. Yves Charpak - J'ai l'impression que cela a quand même beaucoup changé. Dans des agences comme l'AFSSAPS, il y a une culture de l'examen de conflits d'intérêts dans le cadre des dossiers examinés. Je pense que cela s'est amélioré. Personne n'a résolu le problème, mais beaucoup de choses sont faites, puisque des revues refusent de publier des articles pour des raisons de conflits d'intérêts.
M. François Autain, président - Notamment dans les pays anglo-saxons.
M. Alain Milon, rapporteur - Vous avez été, de 2000 à 2007, étroitement associé aux activités de l'OMS Europe et, dans votre blog, vous dénoncez la tendance à faire de l'OMS un « bouc-émissaire » en renvoyant les Etats à leurs responsabilités. Vous soulignez notamment que les experts sont nommés par les Etats. Or, tel n'est pas le cas pour tous. Il semble que c'est la pluralité des rôles assurés par certains experts, conseillers des Etats, mais aussi de l'OMS et des firmes pharmaceutiques, qui pose problème. Le système de décision au sein de l'OMS, notamment les débats scientifiques qui ont amené à la définition actuelle de ce qu'est une pandémie, vous paraissent-ils, dans ces conditions, adaptés ou doivent-ils évoluer ?
M. Yves Charpak - Etre adaptés et améliorés, sûrement. L'OMS, de l'intérieur, c'est une organisation pilotée par les Etats membres. La pression quotidienne des Etats membres y est très forte. Tous n'ont pas le même poids, tous ne sont pas aussi présents auprès des instances de l'OMS et la France n'est probablement pas un des pays les plus présents et les plus actifs au sein de l'OMS. Des pays sont extrêmement présents et actifs au sein de l'OMS et la gouvernance de l'OMS, ce sont les Etats membres qui la font.
Après, il y a les staffs de l'OMS qui travaillent. L'essentiel du travail d'un professionnel de l'OMS, c'est de faire travailler des experts. Au-delà du conseil aux Etats membres les plus pauvres, aux ministres de la santé, à leurs collaborateurs, il y a ce rôle de mettre ensemble de l'expertise du monde entier. Encore une fois, concernant la gestion des conflits d'intérêts, on m'a demandé des dizaines de fois de remplir des papiers de conflits d'intérêts, je ne sais pas si quelqu'un, un jour, les a lus ; on ne m'a jamais posé de question.
M. François Autain, président - Oui, c'est très compliqué, ça, je le sais. Il y a même des sigles et des acronymes qu'il faut bien connaître et maîtriser.
M. Yves Charpak - Ce n'est pas forcément très facile et ça n'est pas fait de façon systématique, ni à l'OMS, ni ailleurs en général. Ces conflits sont déclarés, donc on peut les ressortir le jour où quelque chose arrive. L'OMS a été assez échaudée, en particulier avec l'industrie du tabac et le monde agro-alimentaire. Au moment où l'OMS a fait voter la convention-cadre du tabac, il y a eu de vraies tentatives de collusion au sein de l'OMS. Ils sont donc échaudés par ces situations de conflits d'intérêts.
M. François Autain, président - Est-ce que vous pensez que c'est normal que la commission d'urgence, par exemple, qui a joué un rôle considérable dans l'élaboration de la gestion de cette crise pandémique, soit composée de quinze experts au total, dont on ignore l'identité, à l'exception d'un seul et, par voie de conséquence, les liens d'intérêts qu'il pourrait y avoir avec l'industrie pharmaceutique ? Est-ce que vous trouvez cela normal ?
M. Yves Charpak - Non, je ne trouve pas cela normal. Je suis surpris de cette procédure et je ne suis pas le seul. Je ne suis plus à l'OMS, mais j'ai interrogé d'anciens collègues, en leur demandant s'ils pouvaient se procurer la liste de ces experts. Normalement, une liste d'experts n'est pas secrète. La règle est qu'il n'y a aucun secret de ce genre. J'ai eu du mal à comprendre pourquoi il y avait un secret. J'ai posé la question à d'anciens collègues, qui occupent des bonnes positions à l'OMS, qui se sont fait « envoyer sur les roses ». Eux non plus ne comprennent pas.
Il y a quelque chose de particulier avec ce groupe d'experts. La question que je me pose est que jamais l'OMS ne ferait cela sans la bénédiction des Etats membres. Donc, quelle a été la négociation et avec qui, comment ? Il suffirait qu'un Etat membre dise que c'est tout à fait inacceptable pour que cela saute. Ma question est vis-à-vis des Etats membres, dont le nôtre : comment se fait-il qu'il y ait une liste d'experts qui soit secrète ? Au moins dire : « la connaissez-vous ? » J'aurais envie de demander au ministre : « au moins, est-ce que vous, vous avez cette information ? »
M. François Autain, président - On en connaît un.
M. Yves Charpak - Cela paraît peu crédible que cela se soit fait simplement à l'initiative de Mme Margaret Chan.
M. François Autain, président - Je vous signale que ce n'est pas le gouvernement français qui va demander la publication de cette liste puisque la ministre, lors de son audition, a essayé de nous convaincre que c'était absolument indispensable, pour éviter que certains membres de cette commission subissent des pressions des pays dont ils sont membres. Je résume, mais c'était à peu près cela.
M. Yves Charpak - Pour revenir au Règlement sanitaire international, je voudrais aborder un point dont on a très peu parlé dans cette crise. Dans un contexte de gestion de crise au niveau mondial, le Règlement sanitaire international prévoit qu'il y ait des experts de chaque Etat membre nommés par les Etats membres auprès de l'OMS. Dans ce pool d'experts nommés par les Etats membres (il y a forcément des Français d'ailleurs), comment se fait-il que ce ne soient pas ces experts-là qui aient servi d'experts ? C'est vrai qu'il y a des questions.
M. Alain Milon, rapporteur - Vous êtes très favorable au Règlement sanitaire international. On a cependant critiqué l'aspect autoritaire du RSI, qui aurait causé une sur-réaction des Etats face à la pandémie. Une évolution du Règlement sanitaire international vous paraît-elle souhaitable ?
M. Yves Charpak - Ce n'est pas le règlement lui-même qui a fait la sur-réaction, ce sont des composants du règlement qui disent qu'il faut être prêt à répondre. Dans « être prêt à répondre », il y a, par exemple, la notion de plan « pandémie ». Ces plans « pandémie », encore une fois, l'OMS prescrit le fait qu'il y en ait, mais pas leur contenu. Il y a donc des fusées à plusieurs étages. La révision du Règlement sanitaire international a été très soutenue par l'Union européenne et très poussée par la France, qui était en première ligne. C'est l'Europe qui l'a fait adopter, contre l'avis des Etats-Unis et de la Chine, qui y étaient opposés.
C'est vrai qu'il est surprenant, maintenant qu'il est en place, qu'on soit négatif par rapport à son application. Il y a un élément difficile à comprendre. A l'époque, j'étais dans une position d'être présent à l'OMS et de suivre ce qui s'y passait, c'est d'ailleurs un Français de l'OMS qui était à la tête de la négociation sur le Règlement sanitaire international. Il se battait pour que les autres pays que les Européens qui y étaient très favorables, acceptent le Règlement sanitaire international. On a donc contribué très largement à la rédaction de tous les articles. C'est difficile de critiquer un article de loi, alors que l'on a été probablement parmi les plus moteurs à le mettre en place et à le faire voter.
M. François Autain, président - On peut changer d'avis. Il n'y a pas que les experts qui peuvent changer d'avis, les politiques aussi.
M. Alain Milon, rapporteur - J'arrive à ma dernière question, monsieur le professeur. Le post du 30 mars sur votre blog est consacré aux manipulations de virus dans les laboratoires de recherche de niveau P3 et P4 et aux faiblesses de sécurité des installations françaises. Vous en avez déjà parlé tout à l'heure, mais les manipulations en cause vous semblent-elles légitimes dans le cadre des recherches sur le virus grippal ? Faut-il mieux les encadrer et, si oui, comment ?
M. Yves Charpak - Encore une fois, ce n'est pas sorti d'un chapeau. Il se trouve que c'est une grosse interrogation aux Etats-Unis en ce moment. Les laboratoires de haute sécurité, et je ne parle pas de la plus haute sécurité, qui sont des laboratoires P4, très encadrés, sont, en général, plutôt militaires. Alors qu'en France, on a un laboratoire P4 à Lyon, géré par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) avec l'Institut Pasteur, mais la sécurité est probablement plus garantie.
Les laboratoires P3, ça devient de la routine, c'est-à-dire qu'il y en a de plus en plus. On est en train d'en construire dans tous les CHU. Les Américains se posent la question très sérieusement de savoir s'il ne faudrait pas, non pas encadrer les activités de recherche (ce n'est pas cela la question, sauf à imaginer des savants fous, ce qui peut arriver), mais plutôt garantir l'accès à ces laboratoires, c'est-à-dire être plus sécuritaire sur l'accès à ces laboratoires. Il y a une surveillance vidéo, mais ça ne garantit pas contre une effraction. Une fois qu'elle est arrivée, il est trop tard.
Les Américains sont en train de réfléchir à des campus de laboratoires P3 mieux gardés, qui ne permettent pas l'approche, qui soient surveillés par un gardien, etc. Parce que l'entrée dans un de ces laboratoires, où on a des moustiques infectés par des maladies particulières, - on teste cinquante variétés de moustiques pour savoir s'ils sont potentiellement infectants de telle ou telle maladie - crée potentiellement des nouveaux vecteurs.
Sur la grippe, je reprenais en fait le blog de M. Antoine Flahault, qui évoquait des recherches menées par des chercheurs japonais (je crois) qui ont réussi à faire des variants de virus de la grippe, en sachant qu'il y a eu beaucoup de tentatives de mélanger des virus qui se diffusent très facilement avec des virus qui sont très graves mais qui ne se diffusent pas bien.
M. François Autain, président - H5N1 et H1N1, par exemple.
M. Yves Charpak - Par exemple. Je préfère attendre le risque hypothétique que cela se fasse tout seul, plutôt que d'avoir des gens qui essaient de le faire. Naturellement, c'est un peu inquiétant. Ma recommandation, c'est que cela mérite au moins que dans les institutions, que ce soit des CHU, des centres de recherche, où on fait de la recherche dans les laboratoires P3, que l'on soit un petit peu plus attentif aux types de manipulations qui sont faites, qu'elles soient discutées et que l'accès soit un peu plus sécurisé, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il y a de la vidéo et des portes blindées, mais cela n'a jamais arrêté un cambrioleur dans un appartement. Donc il n'y a pas de raison que cela l'arrête dans un laboratoire de recherche.
M. François Autain, président - Cela me paraît plein de bon sens. Vous avez été exhaustif et vous avez répondu à toutes les questions. Je vous remercie beaucoup pour cette audition très intéressante, monsieur Yves Charpak, et d'avoir répondu avec beaucoup d'attention à toutes les questions qui vous ont été posées.