F. DÉBAT SUR LA SITUATION DE LA DÉMOCRATIE EN EUROPE

L'Assemblée a organisé en son sein un débat conjoint, autour de trois textes, sur l'évolution des modèles démocratiques en Europe à l'heure, notamment, de la crise économique et financière.

Invité à intervenir devant l'hémicycle afin d'introduire les débats, M. Alain Touraine, sociologue, a souligné l'incapacité des partis démocratiques à proposer des réponses alternatives à la crise économique mondiale. Celle-ci appelle pourtant une véritable redéfinition de nos sociétés, afin que l'ensemble des éléments de la vie sociale, culturelle, politique finisse par avoir le même poids que le monde économique.

Une révision des missions assignées à la démocratie s'impose également. La définition traditionnelle de la démocratie repose, selon le sociologue, sur la recherche du bien commun et de l'intérêt général. Or, c'est au nom de ces valeurs que la xénophobie ou la tentation nationaliste peuvent se développer. Parallèlement, il convient d'éviter de parler de tous les problèmes particuliers en termes universels. Le principe de l'universalité de la liberté s'impose avant toute autre considération.

Le sociologue a également insisté sur la nécessité de tempérer les attaques récurrentes contre les médias. Ceux-ci sont dangereux dans la mesure où ils possèdent un monopole. Les médias sont, en outre, des instruments qui posent des problèmes nouveaux.

M. Alain Touraine a, par ailleurs, indiqué qu'il ne convenait pas tant de s'interroger sur les conséquences négatives de la crise économique sur le fonctionnement des démocraties, que sur les responsabilités de celles-ci dans le déclenchement de la crise. Aux yeux du sociologue, les systèmes politiques et institutionnels ont préconisé le laissez-faire, laissant s'installer l'illusion que la politique ne sert à rien et que ce sont les marchés qui importent.

1. Les acteurs extra-institutionnels du pouvoir en régime démocratique

Dans la lignée de la recommandation sur le lobbying dans une société démocratique adoptée en avril 2010 par l'Assemblée 3 ( * ) , la commission des questions politiques a souhaité insister sur le rôle d'acteurs issus de la société civile dans le processus démocratique. A côté des syndicats et des médias, historiquement associés à la consolidation de la démocratie, le rapport insiste sur l'émergence des groupes de pression et de sensibilisation, les milieux d'affaires ou les réseaux d'influence.

La position de l'Assemblée sur ce sujet, telle qu'exprimée par la résolution qu'elle a adopté, est duale. Considérant que le pluralisme politique est une des valeurs fondamentales en démocratie, l'Assemblée considère que les activités de ces acteurs extra-institutionnels peuvent s'avérer utiles en vue d'améliorer constamment le fonctionnement de nos démocraties. Ils permettent ainsi une meilleure représentation des intérêts et besoins spécifiques et fournissent des informations spécialisées au moment de la prise de décision politique.

La légitimité de ces réseaux apparaît cependant sujette à caution tant ils sont, par définition, la représentation d'intérêts particuliers. Une écoute attentive de leurs préoccupations apparaît peu en phase avec le principe d'égalité politique. Le manque de transparence quant au fonctionnement de certains d'entre eux contribue à renforcer un sentiment justifié de suspicion à leur égard. Les médias ne dérogent pas à cette appréciation, l'Assemblée ayant d'ailleurs adopté en 2007 une résolution exprimant ses inquiétudes devant la tendance des organes de presse à se substituer aux partis politiques pour déterminer les priorités ou monopoliser le débat politique.

M. Jean-Claude Frécon (Loire - SOC) a insisté, à la lumière de l'expérience française en la matière, sur l'écart entre lobbying et souci de l'intérêt général :

« J'ai apprécié la démarche originale du rapport de M. Daems, exposée par M me Brasseur, laquelle consiste à engager un débat sur la manière de mieux réglementer l'influence des acteurs extra-institutionnels sur les décisions politiques.

Je partage son point de vue quant à l'intérêt d'approfondir la question en en saisissant la Commission de Venise, à condition toutefois que les recommandations de cette dernière soient suivies par les Etats auxquels elles sont destinées, ce qui n'est malheureusement pas toujours le cas. Dans bien des Etats, en effet, une telle réglementation est défaillante, voire inexistante. Ce vide juridique laisse toute latitude à des groupes bien organisés pour orienter les politiques publiques dans le sens de leurs intérêts. Je crains d'ailleurs que l'emprise des oligarques sur la vie publique de certains Etats membres du Conseil de l'Europe ne soit actuellement grandissante.

Pour autant, l'effet néfaste de certains groupes d'intérêts peut aussi se faire sentir dans les démocraties les mieux établies. Les groupes d'intérêts profitent des faiblesses de la démocratie. Ainsi que l'a indiqué M. Gross : « L'argent ne doit pas coloniser la démocratie. »

Je citerai le drame de l'amiante qui a eu lieu en France. Le grand nombre de victimes touchées par l'usage intensif de cette fibre naturelle dans l'industrie a conduit les deux chambres du Parlement français, l'Assemblée nationale et le Sénat, à mener des investigations approfondies sur ce dossier de santé publique.

De leurs conclusions, il ressort que l'Etat a été « anesthésié » par le lobby de l'amiante qui, entre 1978 et 1995, s'était structuré en un « comité permanent amiante » (CPA), organisme informel dont la création avait été en apparence motivée par la prévention des maladies professionnelles provoquées par l'amiante, mais dont les réunions étaient hébergées dans les locaux d'une société de communication financée par des industriels. Des ministères et des syndicats ont participé à ses travaux, de même que des scientifiques qui lui apportaient ainsi une caution jugée incontestable.

Or, en profitant des carences des pouvoirs publics en matière de sécurité au travail et en exploitant les incertitudes scientifiques, le CPA a réussi à insinuer le doute sur l'importance du risque de l'exposition à l'amiante et, en soutenant la thèse d'un « usage contrôlé » de cette fibre, à retarder au maximum l'interdiction de l'usage de l'amiante en France, laquelle n'est finalement intervenue qu'en 1997, alors que ses effets nocifs étaient connus depuis bien longtemps. Le CPA n'était rien d'autre que le faux-nez des industriels pour les intérêts desquels il agissait avec une indéniable efficacité et une grande capacité d'adaptation. Naturellement, il ne s'agit pas de généraliser ce triste exemple, et tous les lobbies ne poursuivent pas des intérêts aussi funestes.

Puisque je dispose de peu de temps, je dirai que l'essentiel est bien d'aboutir à des compromis et d'éviter des surenchères stériles qui ne feraient que figer les termes d'un débat délicat.

Enfin, je tiens à remercier le professeur Touraine dont j'ai déjà eu l'occasion d'apprécier les analyses. Soyons donc vigilants et à l'écoute, mais ne nous laissons ni endormir, ni tromper ! »

La résolution adoptée invite la commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, à évaluer l'ampleur de l'implication prise par les acteurs extra-institutionnels dans le processus politique et leur impact sur la prise de décision. Cette analyse doit conduire la commission à préconiser un certain nombre de mesures normatives adaptées.


* 3 Recommandation n°1908 (2010) sur le lobbying dans une société démocratique

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