Audition de Christophe
DEJOURS,
professeur titulaire de la chaire de
psychanalyse-santé-travail
au Conservatoire national des arts et
métiers
(mercredi 3 février 2010)
Réunie le mercredi 3 février 2010 , sous la présidence de Jean-Pierre Godefroy, président, la mission d'information a tout d'abord procédé à l' audition de Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers .
A titre introductif, Christophe Dejours a rappelé que les recherches scientifiques sur les rapports entre le travail et la santé mentale ont commencé pendant la Seconde Guerre mondiale. Réunis à l'occasion d'un colloque organisé en 1943, des psychiatres ont élaboré un programme de recherche sur la santé mentale au travail, dont l'objectif était de déterminer si les contraintes de travail pouvaient conduire à la survenance de maladies mentales. Ces recherches ont montré la difficulté à mettre en évidence des pathologies mentales spécifiques au travail.
La psychopathologie du travail a ensuite connu un nouvel essor dans les années soixante-dix et quatre-vingt, sous l'impulsion d'un groupe de chercheurs qui a établi que la souffrance au travail ne mène pas forcément à la maladie mentale ; les travailleurs développent en effet des stratégies de défense individuelles et collectives. Les enquêtes réalisées sur le terrain révèlent qu'à chaque organisation du travail correspond une forme de défense spécifique. Les ouvriers du bâtiment ne développent pas les mêmes mécanismes de défense face au mal-être au travail que les agents de la police nationale. C'est lorsque ces stratégies de défense échouent à « contenir » la souffrance au travail que les salariés tombent malades ; on parle alors de « décompensation psychopathologique ». Celle-ci peut prendre différentes formes : dépression, syndrome de persécution, suicide.
La psychopathologie du travail distingue deux types de conflits : le premier oppose le corps et les conditions de travail (physiques et psychiques) ; le second, le fonctionnement psychique -le mental- et l'organisation du travail. Par organisation du travail, il faut entendre non seulement la répartition technique des tâches entre les individus mais aussi la division sociale du travail, c'est-à-dire le contrôle du travail, les modalités de surveillance des salariés, les méthodes de management. Dans tout travail existe une relation de domination qui peut engendrer du stress, de la peur, et plonger l'individu dans une profonde détresse psychique. Toutefois, le travail peut aussi être bénéfique à l'équilibre mental et à la santé du corps et peut conférer à l'organisme une résistance accrue à la fatigue et à certaines maladies si son contenu est source de satisfactions.
Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'il y a une aggravation des problèmes de santé mentale au travail. Preuve en est l'augmentation du nombre de pathologies dont on peut distinguer cinq types : les pathologies de « surcharge » (troubles musculo-squelettiques, « burn out », dopage...) ; les pathologies post-traumatiques, c'est-à-dire consécutives aux agressions dont sont victimes certains salariés sur leur lieu de travail (personnels de banque, enseignants, caissières, infirmières...) ; les pathologies du harcèlement ; les tentatives de suicide et les suicides, apparus sur la scène professionnelle il y a une douzaine d'années ; enfin, les pathologies du chômage (dépression, le plus souvent). Les travaux de la psychopathologie du travail ont révélé, comme cause majeure de ce phénomène les nombreux changements sociaux intervenus dans les années quatre-vingt, changements qui se sont traduits par de nouvelles formes d'organisation du travail fondées sur la mise en concurrence exacerbée des individus. Celles-ci ont conduit à une déstructuration du « vivre ensemble » en brisant les rapports de solidarité et de coopération et, par voie de conséquence, à une augmentation de la souffrance au travail.
Trois transformations survenues dans le monde du travail ont eu un effet délétère sur la santé mentale au travail : l'introduction de l'évaluation individualisée des performances, l'objectif de la « qualité totale » de la production et le développement de la sous-traitance.
L'évaluation individualisée des performances a été facilitée ces dernières années par le suivi informatisé de l'activité de chaque travailleur. Elle conduit à une mise en concurrence généralisée entre travailleurs et entre services dans une même entreprise. Il s'en suit une profonde transformation des rapports humains sur le lieu de travail : l'individualisation dérive vers le chacun pour soi et aboutit à des conduites déloyales entre collègues. Au final, la confiance et le « vivre ensemble » se délitent, tandis que la solitude et la méfiance s'installent. Les individus se trouvent alors démunis contre les effets pathogènes de la souffrance au travail, les défenses individuelles n'étant plus suffisantes. De ce constat, on peut tirer la conclusion que la prévention de la souffrance au travail passe non pas par la multiplication du nombre de professionnels de santé (psychiatres, psychologues) sur le lieu de travail, mais par une reconstruction du « vivre ensemble » et de la solidarité dans les entreprises. Christophe Dejours a également insisté sur le fait que l'évaluation des performances repose sur le faux postulat selon lequel le travail serait mesurable. Or il ne l'est pas puisque, par définition, le travail est vivant, individuel et subjectif.
La deuxième grande transformation concerne l'objectif de « qualité totale », autrement dit d'un travail parfait. Or cet objectif est évidemment inatteignable. En imposant la « qualité totale » aux travailleurs, on les contraint à mentir ou à frauder pour satisfaire aux contrôles et aux audits. Tiraillés entre la nécessité d'afficher de bons résultats et leur propre éthique professionnelle, certains peuvent développer des symptômes de désorientation, de crise identitaire, de dépression pouvant aller jusqu'au suicide.
Gérard Dériot , rapporteur, a rappelé que l'esprit de compétition au sein de la société ne date pas d'aujourd'hui et fait observer que l'école prépare peut-être moins à la compétition qu'autrefois. Peut-être est-ce justement parce que les jeunes sont moins habitués à être mis en concurrence au cours de leur scolarité que l'entrée dans la vie active est vécue plus difficilement ?
Christophe Dejours a estimé que la concurrence n'est pas mauvaise en soi ; elle peut même donner lieu à une saine émulation. Le problème, c'est l'excès de concurrence et l'exaltation de la performance individuelle. Jusqu'au début des années quatre-vingt, la concurrence entre les salariés était compensée par le travail collectif et la coopération, c'est-à-dire par l'instauration de règles de métier qui organisaient le « vivre ensemble ». Il ne reste aujourd'hui plus rien de tout cela : le règne du chacun pour soi et l'exacerbation de la compétition ont brisé la solidarité et la coopération entre collègues.
En réponse à Jean-Pierre Godefroy , président, qui demandait des précisions sur la troisième transformation intervenue dans le monde du travail au tournant des années quatre-vingt, à savoir le développement de la sous-traitance, Christophe Dejours a indiqué que le recours systématique à la sous-traitance a profondément déstructuré le travail collectif au sein des entreprises, les salariés ne se connaissant plus.
Annie David a estimé que la compétition a certes toujours existé mais s'est intensifiée ces dernières années, d'où l'aggravation du mal-être au travail observé aujourd'hui. Puis elle a demandé dans quelle mesure la personnalité des managers ou des chefs d'équipe influe sur l'ambiance au travail.
Christophe Dejours a considéré que la personnalité du manager joue un rôle important, mais qu'elle n'est pas essentielle. L'organisation du travail résulte avant tout des règles de management choisies par l'équipe dirigeante, autrement dit d'une doctrine.
Annie Jarraud-Vergnolle a déclaré avoir été confrontée, au cours de sa carrière dans le secteur médico-social, aux nouvelles méthodes d'évaluation des performances individuelles comme les grilles d'observation des compétences. Ces outils, apparus dans les années quatre-vingt-dix, ont profondément désorganisé le travail en mettant l'accent sur la performance au détriment de l'humain. Par ailleurs, elle a souhaité savoir si le délitement du lien social s'observe dans toutes les entreprises, quels que soient leur taille et leur statut juridique.
Christophe Dejours a précisé que la vision gestionnaire du travail prévaut dans toutes les entreprises, ainsi que dans les administrations. L'obsession de la performance et des résultats dénature le travail en le vidant de sa dimension humaine et collective. Or le travail ne se résume pas seulement à la production de richesse, c'est aussi un « vivre ensemble ». Aussi, la seule solution à la dégradation de la santé mentale au travail est de repenser le travail.