II. COUP DE PROJECTEUR SUR MOURMANSK
A. LES ENJEUX DU GRAND NORD RUSSE4 ( * )
1. L'Arctique russe, nouvel eldorado gazier
a) Un peuplement lié aux ressources en hydrocarbures
Pendant toute la période tsariste, l'Arctique russe ne fut guère occupé que par des populations autochtones peu nombreuses. C'est le régime soviétique qui a - relativement - peuplé ce Grand Nord. Il le fit d'abord en raison de la découverte de ressources minières importantes. La mise en exploitation du gisement houiller de Vorkouta en 1931 s'accompagna de la création de villages qui, en grossissant, finirent par former une ville en 1943. A cette époque, la population et la main d'oeuvre étaient surtout composées de déportés de Goulag, dont les rangs furent bientôt renforcés par des prisonniers de guerre allemands. Le gisement de Norislk, mis en service en 1939, vit lui aussi se peupler ses alentours qui, en 1953, formeront la ville du même nom.
La découverte du gaz, puis du pétrole, fit de la plaine de Sibérie occidentale le principal centre de production d'hydrocarbures et fut dès lors baptisé Bakou III en référence à la capitale de l'Azerbaïdjan qui, à la fin du XIX e siècle produisait à elle seule la moitié du pétrole du monde. Son peuplement resta relativement diffus. Pour l'exploitation du gaz, on généralisa le système de la « cité de quart », les ouvriers se relayant sur les sites de forage comme sur les plateformes pétrolières offshore. L'importance des champs gaziers nécessita cependant la création, après 1980, d'une autre ville de plus de 100 000 habitants, un peu au sud du cercle polaire, à Novy Ourengoï. Trois cités de plus de 100 000 habitants ont ainsi été créées dans la toundra soviétique.
Les ambitions maritimes de l'Union soviétique furent à l'origine de l'autre dynamique importante, qui aboutit au développement sur la péninsule de Kola d'une quatrième ville de plus de 100 000 habitants, Mourmansk .
b) Les ressources gazières russes : des gisements onshore de Sibérie occidentale aux gisements en mer de Barents
Depuis le début des années 1980, l'arrondissement autonome des Nenets de Iamal est le principal centre d'exploitation (onshore) du gaz naturel russe, avec 85 % du total de la production en 2006. La plupart des sites de forage se trouvent à 200 kilomètres au nord de Novy-Ourengoï. Se situant au nord du cercle polaire, cette région offre déjà des conditions extrêmes : usines et écoles sont fermées lorsque la température descend en dessous de - 42 C°, voire de - 20 C° seulement quand le vent souffle à plus de 20 mètres par seconde.
Il était prévu, au début de la décennie 1980, de mettre en valeur les gisements de la presqu'île de Iamal, évalués à plus de 10 000 milliards de m 3 de gaz. Nettement plus éloignée vers le nord, les conditions naturelles y sont encore plus rudes que dans la zone d'extraction actuelle. La production devait commencer en 1995, mais on parle maintenant de 2014, au mieux.
A la fin de la décennie, quatre gisements de gaz super-géants ont été découverts dans la mer de Barents : Shtokman (3 800 milliards de m 3 ), Loudlov (1 400 milliards de m 3 ), Admiralteït (plus de 500 milliards de m 3 ) et Fedinsk (3 000 milliards de m 3 ), ce dernier se situant dans une zone convoitée par la Russie et la Norvège. Au total, les ressources recensées dans cette mer dépassent les 10 000 milliards de m3.
Un autre champ a été découvert, en mer de Kara. Comptant au moins deux gisements gaziers super-géants, il recélerait entre 7 000 et 10 000 milliards de m 3 . Les ressources gazières offshore inventoriées en zone arctique russe de montent ainsi entre 17 000 et 20 000 milliards de m3, auxquelles s'ajoutent les 10 000 milliards onshore de la presqu'île de Iamal, soit l'équivalent de cinquante années de la production russe actuelle.
Les réserves de pétrole inventoriées à ce jour sont plus modestes. Celles, offshore , découvertes dans la mer de Barents sont estimées à 400 millions de tonnes et celles du bassin de Timan-Petchora, dans l'arrondissement autonome de Nenets, qui entrent progressivement en production, s'élèveraient à 700 millions de tonnes d'un pétrole très lourd.
2. La route maritime du Nord, une voie stratégique
a) Un rôle essentiel pour l'économie de la Russie
Entre la mer de Barents et le détroit de Béring, les côtes de la Russie s'étendent sur plus de 8 000 milles (14 000 kilomètres) le long de l'océan Arctique. Si la route maritime du Nord fut empruntée pour la première fois de bout en bout, en deux saisons, en 1878 et 1879 par le suédois Otto Nordenskjöld, lors de la création de l'URSS, la navigation à proximité des côtes soviétiques fut interdite aux navires étrangers. A partir du début des années 1930, l'ouverture de la navigation pendant la saison estivale, et même toute l'année, entre Mourmansk et l'embouchure de l'Ienisseï a été l'une des priorités du système de transport soviétique.
Certes, les régions littorales de l'océan Arctique sont parmi les moins peuplées de la Russie. Bien qu'elles couvrent, dans les limites officielles qui leur sont attribuées, plus de 3 millions de km2, soit environ 18 % du territoire du pays , leur peuplement dépasse à peine 1,5 million d'habitants, soit 1 % de la population russe totale.
Mais ces régions accessibles par la route maritime du Nord, et par les fleuves sibériens qui se jettent dans l'océan Arctique, recèlent d'immenses ressources en matières premières. Outre les hydrocarbures, précédemment évoqués, ces territoires regorgent de minerais solides : apatites (90 % des réserves russes) dans les presqu'îles de Kola et de Taïmyr, en Iakoutie et en Tchoukokta, nickel (85 %) et cuivre (60 %) à Norilsk et dans la presqu'île de Kola, wolfram au nord de la Yakoutie et en Tchoukokta. Le Grand Nord russe possède aussi des gisements d'or et d'argent dans la presqu'île de Taïmyr et dans la partie septentrionale de la Yakoutie, et de minerais dont la Russie manque par ailleurs, comme le manganèse, l'étain, le chrome et le titane.
La route maritime du Nord joue donc un rôle décisif dans la mise en exploitation de ces richesses. Les navires acheminent les équipements industriels ainsi que tout ce qui est indispensable à la vie des populations (combustibles, produits manufacturés et alimentaires) et transportent au retour des matières premières. Elle présente ainsi un intérêt stratégique majeur, en termes d'aménagement du territoire, pour l'insertion d'un très vaste arrière-pays de 9 millions de km 2 peuplé par une cinquantaine de millions d'habitants dans un système unifié de transport national et dans la circulation maritime mondiale.
b) Un regain d'intérêt lié au réchauffement climatique
La mondialisation et le réchauffement climatique ouvrent de nouvelles perspectives à la route maritime du Nord, qui se trouve chaque année de plus en plus fréquemment et de plus en plus longtemps dégagée des glaces 5 ( * ) . En effet, cette voie raccourcit la longueur des traversées entre l'Europe du Nord et l'Extrême-Orient. Elle peut aussi servir au cabotage entre les ports des parties occidentales et orientales de la Russie.
Ainsi, la distance entre Saint-Pétersbourg et Vladivostok, soit 12 500 milles par le canal de Suez, est réduite à 8 000 milles par la route du Nord. La durée du transit, pour un navire rapide, diminue alors de 26 à 17 jours. Elle peut être ramenée, à la même vitesse moyenne, de 22 à 15 jours entre Rotterdam et Yokohama, distantes de seulement 7 300 milles par l'océan Arctique, contre 10 7000 milles par le canal de Suez. De même, par le détroit de Béring, Mourmansk n'est plus qu'à 6 000 milles de Vancouver, au lieu de plus de 10 000 milles par le canal de Panama.
C'est pourquoi, plusieurs pays et armateurs manifestent de l'intérêt pour cet itinéraire septentrional, et la Russie fonde sur lui de grands espoirs. Toutefois, le maintien de l'ouverture à la navigation de la route maritime du Nord, où les conditions de navigation demeurent incertaines et périlleuses, est particulièrement coûteux pour les autorités russes.
c) Un fonctionnement difficile
La navigation maritime marchande dans des milieux peu favorables ne peut connaître des conditions de sécurité suffisantes qu'avec l'aide d'équipements de repérage, de guidage et d'information. Dès les premiers plans quinquennaux soviétiques, l'aménagement de la voie maritime du Nord, fut intégré aux programmes de développement des régions arctiques. Trois domaines reçurent l'essentiel des financements : la recherche, les aides à la navigation et la constitution d'une flotte arctique.
Il a été nécessaire de constituer une flotte composée de navires de charge de classe glace, à coque renforcée, ainsi que de brise-glace de grande taille, pour accompagner les cargos dans les traversées, et plus petits, pour les assister dans les manoeuvres portuaires. Lénine, le premier brise-glace à propulsion nucléaire, fut mis en service en 1961. Il permit de tester une nouvelle technologie utilisée ensuite pour construire une dizaine d'autres navires dotés d'une grande puissance (plus de 40 000 kw) et d'une autonomie pratiquement illimitée, ce qui peut s'avérer utile dans des conditions extrêmes. A la fin de la période soviétique, la flotte arctique approchait 350 navires de charge de classe glace, auxquels s'ajoutaient 16 brise-glace au long cours dont 8 à propulsion nucléaire.
Le déclin économique qui a suivi la disparition de l'URSS a provoqué un recul du trafic sur la voie maritime du Nord, qui peine désormais à dépasser les trois millions de tonnes annuels. La flotte arctique s'est retrouvée dans une situation critique. La Russie ne possède plus qu'une soixantaine de navires de classe glace. Ces bâtiments vieillissent. La construction du dernier brise-glace entamée à la fin de la période soviétique est restée longtemps en suspens avant de reprendre au début des années 2000. Dans la mesure où il faut sept à huit ans pour construire de nouvelles unités, des navires dont le retrait flotte était programmé entre 2005 et 2010 vont être remis en état de façon à prolonger leur vie.
Il est impératif que la Russie renouvelle sa flotte si elle veut maintenir une activité maritime dans l'Arctique. Il lui faudrait disposer en permanence d'une quinzaine de brise-glace, dont sept à propulsion nucléaire, pour assurer un trafic qui devrait revenir à un niveau de 10 à 15 millions de tonnes par an. En attendant que de nouvelles unités soient opérationnelles, la période 2010-2015 risque d'être critique.
* 4 Sur ces aspects, voir le dossier du « Courrier des pays de l'Est » consacré au Grand Nord russe - La Documentation française mars/avril 2008.
* 5 Il convient de noter que si l'agence météorologique Roshydromet, en charge de la détermination des scénarii climatiques pour le compte du gouvernement russe, reconnaît certains bénéfices localisés du changement climatique (moindre rigueur des températures en quelques régions russes, accroissement possible du potentiel agricole, ouverture de nouvelles voies maritimes, etc.), elle estime que le changement climatique aura des conséquences essentiellement négatives sur la population russe, son économie et ses écosystèmes.