B. LA SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN EUROPE : LA NECESSITÉ D'ÉRADIQUER L'IMPUNITÉ
L'Assemblée parlementaire organise tous les deux ans un débat annuel sur l'état des droits de l'Homme en Europe. Le choix d'axer le débat sur la nécessaire éradication de l'impunité repose sur un constat simple : le Convention européenne des droits de l'Homme, bien que ratifiée, peut rester in fine lettre morte, les arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme n'ayant pour leur part aucune portée contraignante. De fait, l'impunité ne saurait se limiter à l'Asie ou à l'Afrique et trouve encore quelque écho au sein du continent européen. Souvent dénoncée par des ONG, elle prend corps en Turquie, dans le Caucase, en Serbie ou en Moldavie et vise les minorités religieuses, ethniques ou sexuelles.
Invité à s'exprimer devant l'Assemblée, M. Antonio Cassese, président du Tribunal spécial pour le Liban, ancien président du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, a souligné que la lutte contre l'impunité passait par un renforcement de l'efficacité des procédures permettant d'établir la responsabilité pénale. L'utilisation des capacités offertes par la Cour pénale internationale ou l'extension par les tribunaux nationaux du principe de compétence pénale universelle apparaissent comme des pistes à suivre. Inciter la Cour européenne des droits de l'Homme à conférer un plus grand pouvoir d'exécution à ses décisions fait également figure de priorité. La Cour devrait ainsi explicitement enjoindre l'État concerné d'engager des poursuites pénales contre les responsables de violation des droits de l'Homme. L'État concerné devrait être tenu juridiquement non seulement d'indemniser la victime, mais également de faire comparaître les auteurs des actes en justice.
La création d'une commission européenne d'enquête semble également une idée à retenir. La mise en oeuvre de ce mécanisme international de contrôle extrajudiciaire permettrait d'établir rapidement si les actes dénoncés ont été commis. Elle pourrait être saisie par la victime ou l'État sur le territoire duquel les violations ont été commises. OEuvrant parallèlement au Comité européen pour la prévention de la torture, la commission allègerait la charge de travail de la Cour.
Néanmoins, et comme l'a souligné M. Laurent Béteille (Essonne - UMP) , la question de l'impunité ne saurait néanmoins se limiter à une opposition manichéenne, l'impunité pouvant être conçue comme un procédé destiné à préserver les victimes :
« Je remercie Mme la rapporteure pour la qualité de son rapport sur un sujet dont le Président de Puig a souligné l'importance. Il a notamment l'avantage de faire le point sur les lacunes de notre système en matière de lutte contre l'impunité des violations graves des droits de l'Homme.
Dire qu'une telle impunité est inadmissible est une évidence. Je préfèrerais concentrer mon intervention sur un champ particulier de l'impunité : celle que défendent les pays qui reconnaissent de telles infractions et s'engagent à y mettre fin tout en garantissant à leurs auteurs qu'ils ne seront pas poursuivis. Je pense par exemple à la note, citée par le rapport, que le président Obama a consacrée aux « interrogatoires renforcés » de terroristes présumés, mais de tels cas sont légion, y compris sur notre continent. On comprend bien le but d'une telle impunité : il s'agit de mettre au plus tôt un terme à des pratiques condamnables en prévenant l'opposition de ceux qui en ont été les promoteurs. Mais nous sommes là face à un dilemme, celui d'une impunité contraire à la justice, mais commandée par le souci de ne pas faire d'autres victimes.
J'aurais aimé que le rapport aille plus loin sur ce point. Il s'agit d'un problème assez vaste dont il faudrait cependant préciser les contours : même si nous avons fait de l'abolition de la peine de mort une condition sine qua non de la démocratie - nos débats sur le statut d'invité spécial du Bélarus l'ont encore montré - personne n'imagine poursuivre les responsables d'exécutions capitales une fois qu'un État a aboli la peine de mort ! Mais il faut affirmer que nous ne devons pas accepter l'impunité, même comme un moyen de préserver de futures victimes.
Je voudrais dire enfin combien j'ai apprécié l'intervention du président Cassesse, qui avait recherché des solutions originales pour résoudre ce problème. ».
Mme Josette Durrieu (Hautes-Pyrénées - SOC) a, pour sa part, souhaité rappeler que le silence, y compris d'une organisation comme le Conseil de l'Europe, participait également de l'impunité :
« Le débat d'aujourd'hui nous permet d'aborder largement le problème des « droits de l'Homme et du citoyen », selon la formule française de 1789, qui garde toute son actualité. Les droits de l'Homme sont d'abord individuels. Ils appartiennent à l'individu, quelle que soit son appartenance à une minorité ou à une majorité, étant entendu que la majorité d'aujourd'hui peut être la minorité de demain. C'est donc là une garantie.
C'est également l'occasion de rappeler que certains de ces droits, en ce qui me concerne en tout cas, revêtent une importance essentielle. La laïcité, c'est l'affirmation de l'espace privé de l'individu. Que le problème soit religieux, politique ou philosophique, la laïcité est le respect de cet espace privé. La citoyenneté, c'est l'appartenance de l'individu à un groupe sur un territoire, c'est-à-dire le droit du sol avant le droit du clan, ou le droit du sang. Il est important de le rappeler ici.
Dans une période de crise économique, rappelons encore les droits sociaux et économiques tant il est vrai que récession est en train de rimer avec restriction des droits. Or ces droits économiques et sociaux font l'objet de combats séculaires, commencés au début du XIX ème , voire à la fin du XVIII èm siècle, et qui se sont prolongés jusqu'à aujourd'hui. C'est avec beaucoup de cynisme que l'on profite de l'opportunité de cette crise dans certains pays plus que dans d'autres pour réduire ces droits sociaux acquis, et qui seront très difficiles à reconquérir.
Je veux rappeler avec vous, madame la rapporteure, les droits civiques des citoyens, les droits à l'information et à la vérité. Moi aussi, je salue tous les journalistes et je voudrais savoir ce qu'il est advenu d'Anna Politkovskaia. Droit à l'information, droit à l'expression, droit à la manifestation, et droit, permettez-moi de l'ajouter, à la « résistance à l'oppression », comme cela aussi figure dans le texte de 1789 en France. Je voudrais que dans cette enceinte, la distinction soit faite entre le mot « résistance » et le mot « terrorisme », car parfois la confusion mène très loin.
La République de Moldova a été évoquée, qui a fait l'objet d'un débat d'urgence lors de notre dernière session. Notre exigence de vérité quand il s'agit d'information doit être très forte. On a parlé essentiellement des manifestations et des violences qui ont eu lieu après les élections. Mais il a été dit ici qu'il y avait eu 3 000 arrestations. C'était extravagant. Le commissaire aux droits de l'Homme, qui rentrait de Moldova, a écrit dans notre rapport le nombre de 500 et il nous a même demandé de le réduire. A l'occasion d'une rencontre hier avec Amnesty International, ce chiffre a été ramené à 150 personnes. C'est une réalité.
J'étais en Moldavie la semaine dernière. Je me suis rendue dans la prison où étaient encore détenues sept personnes. J'ai rencontré deux d'entre elles. Elles ont témoigné à propos de leur arrestation et déclaré qu'il n'y avait pas eu de violences. Mais il y en a eu au demeurant. Trois des sept personnes ont été libérées. J'affirme que nous avons le droit à la vérité, car comment pouvons-nous apprécier une situation si nous sommes désinformés ?
Comme l'a évoqué le professeur Cassese, entre le droit de manifester, que je revendique en effet, et l'obligation d'assurer l'ordre public, comment maîtriser ces forces de l'ordre qui souvent sont emportées par la peur, la violence ou bien encore par le zèle, voire par des ordres ?
J'ajoute à ce propos que le silence est quelques fois coupable. Le Conseil de l'Europe compte des représentants et des observateurs de tous pays, y compris des Palestiniens. Je rappelle que 47 de nos collègues palestiniens sont en prison depuis 2006, après des élections que nous avons observées et validées. Probablement ont-ils le tort d'être ces résistants du Hamas effectivement identifiés à des terroristes qu'ils sont aussi à certains moments. Le président du Parlement palestinien a été libéré hier après trois ans d'emprisonnement. Ce n'est pas une mesure de faveur, le terme était arrivé. Jamais nous ne nous sommes émus ici de cette situation. Il nous appartient de rechercher la dimension commune, probablement de revendiquer la punition, d'éduquer surtout, de développer l'esprit critique, la formation. Justice et vérité, vérité et justice. Je salue la Cour européenne des droits de l'Homme et son président.»
La résolution telle qu'adoptée ne reprend pas la totalité des pistes suggérées par M. Cassese dans son intervention. Elle invite les États membres à octroyer les moyens nécessaires pour la réalisation d'enquêtes sur les violations des droits de l'Homme. Le texte incite également le Comité des ministres à intensifier ses travaux en vue de l'élaboration de lignes directrices en matière de lutte contre l'impunité, en reprenant notamment la jurisprudence de la Cour. La pleine exécution des arrêts de celle-ci fait également figure de priorité.
Mme Gisèle Gautier (Loire-Atlantique - UMP) a pour sa part souhaité amender le texte en vue de renforcer l'aide aux victimes :
« Je tiens à saluer la qualité du rapport de Mme la rapporteure qui a su présenter de façon pertinente les cas, bien trop nombreux en Europe, de violations graves des droits de l'Homme qui restent impunis.
En revanche, je pense que le projet de résolution gagnerait à être renforcé. Je considère, par exemple, qu'une amélioration de la formation à la prise en charge des victimes des violations des droits de l'Homme et à la lutte contre la persistance des stéréotypes en tous genres, formation qui serait dispensée aux agents des forces de l'ordre et aux magistrats, pourrait faire reculer concrètement l'impunité. J'ai déposé un amendement en ce sens. Ces personnels ne sont pas toujours suffisamment sensibles et attentifs aux déclarations des victimes.
Le Conseil de l'Europe promeut la démocratie, la prééminence du droit et les droits de l'Homme. La lecture du rapport nous interpelle, car elle montre de façon évidente que notre Organisation a encore fort à faire pour passer de la dissertation sur les droits de l'Homme à Strasbourg à leur application effective dans certains de ses États membres. Je note d'ailleurs que les cas évoqués concernent très souvent un nombre réduit d'États membres et toujours les mêmes !
De ce point de vue, il me semble qu'il serait nécessaire de nous interroger sur les suites concrètes que nous devons donner à des rapports comme celui-ci. En quelque sorte, à notre échelle, nous laissons « impunie » l'impunité qui sévit dans certains des États membres. Ce débat rejoint ainsi celui que nous aurons cet après-midi sur la procédure de suivi de notre Assemblée. Sommes-nous assez fermes quand il s'agit de faire respecter les obligations et engagements envers le Conseil de l'Europe pris lors de leur adhésion par certains États membres ?
Par ailleurs, nous devons relativiser, me semble-t-il, la question des moyens alloués à la lutte contre l'impunité. Elle n'est pas sans influence certes, mais le rapport nous rappelle que les États où l'impunité est la plus grande ne sont pas forcément les plus démunis. L'éradication de l'impunité est avant tout une question de volonté politique. Il en va de même, je le crains, du choix de ne pas la combattre, ou de le faire « mollement ».
Naturellement il existe de nombreuses raisons d'espérer. La justice pénale internationale se développe progressivement, en particulier depuis le Statut de Rome qui a institué la Cour pénale internationale. Les commanditaires des crimes concernés sont désormais poursuivis et doivent rendre des comptes, même s'il y a encore des ratés, comme l'a montré le cas du général Pinochet qui n'a finalement jamais été jugé pour les crimes qu'il a ordonnés ou couverts de son autorité.
Pour en terminer, je dirai que le plus grand danger que l'impunité fait courir à la démocratie, c'est justement d'en anéantir les fondements, c'est-à-dire de décrédibiliser aux yeux des citoyens les principes démocratiques eux-mêmes et leur supériorité intrinsèque. Poursuivons donc nos efforts, sans répit et sans relâche ! »
L'amendement (1 ( * )) a été retenu par la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme.
* (1) L'amendement a été cosigné par Mmes Maryvonne Blondin (Finistère - SOC), Marietta Karamanli (Sarthe - SRC), MM. Philippe Nachbar (Meurthe-et-Moselle - UMP) et René Rouquet (Val-de-Marne - SRC).