CONCLUSION
Les anciennes habitudes de pensée sont toujours là ; mais l'Europe des Vingt-sept, et demain davantage, ne pourra ressembler aux schémas élaborés pour l'Europe des Six et même des Douze.
Ainsi, on voit bien aujourd'hui qu'une lutte plus efficace contre la crise économique et financière appellerait non seulement une coordination plus étroite entre les vingt-sept États membres, mais aussi une plus forte structuration politique de la zone euro, qui regroupe aujourd'hui seize États membres sur vingt-sept. Des craintes mal fondées pour l'indépendance de la BCE freinent cette évolution, mais peut-on espérer gérer de manière optimale une zone monétaire intégrée sans avoir une cohérence effective entre la politique monétaire d'un côté, et les politiques budgétaires et fiscales de l'autre ? Refuser de tirer toutes les conséquences de la différenciation majeure que constitue l'appartenance ou non à la zone euro devient finalement un obstacle à l'efficacité.
Il faut désormais l'admettre, l'Europe actuelle comporte d'ores et déjà non seulement des différenciations temporaires, correspondant à des différences de vitesse pour atteindre un objectif, mais des différenciations durables, liées à des engagements plus ou moins forts des États membres dans telle ou telle direction. Et l'Europe de demain, encore élargie, ne pourra que confirmer cette évolution.
Faut-il regretter la belle simplicité des débuts ? La conviction que j'ai voulu exprimer dans ce rapport est que l'essentiel n'est pas la fidélité à tel ou tel schéma institutionnel, mais bien la poursuite de l'approfondissement effectif de la construction européenne, même lorsqu'elle emprunte des voies imprévues. Ainsi se trouve ravivée l'intuition originelle de Robert Schuman et de Jean Monnet.
Les coopérations spécialisées entre États membres, sous leurs diverses formes, ont montré qu'elles pouvaient être une de ces voies. Nous devons leur reconnaître une place dans l'avenir de la construction européenne, et ne pas hésiter à recourir à elles quand l'immobilisme menace.
EXAMEN EN COMMISSION
La commission s'est réunie le mardi 3 mars 2009 pour l'examen du présent rapport.
M. Pierre Fauchon :
La crise économique et financière très grave que traverse aujourd'hui l'Europe a tendance à reléguer à l'arrière-plan les questions de fond concernant la construction européenne. Cependant, ces questions sont toujours là, même si on leur prête moins d'attention. Et si l'on prend un peu de recul, on voit que la construction européenne, depuis une quinzaine d'années, a été marquée par un double élargissement :
- un élargissement de ses compétences, depuis le traité de Maastricht et la création des deuxième et troisième « piliers » de l'Union ;
- un élargissement géographique sans précédent, puisque, depuis la chute du mur de Berlin, l'Union est passée de 12 à 27 membres et s'apprête d'ailleurs à passer bientôt à 28.
Or, ce que je constate, c'est que, malgré l'élargissement de ses compétences, la construction européenne a finalement peu progressé, pour ne pas dire qu'elle est apparue souvent paralysée. Faut-il penser que l'élargissement géographique a empêché l'élargissement des compétences de produire tous ses effets ?
Quoi qu'il en soit, les progrès les plus marquants, en pratique, se sont effectués par une voie imprévue, ce que je propose d'appeler les « coopérations spécialisées ». J'ai hésité avant de retenir ce terme qui n'est pas consacré par l'usage, mais je me suis rendu compte qu'il y avait un flottement terminologique qui pouvait être source de confusion.
Pour parler des coopérations entre certains États membres seulement, on parle souvent de « coopérations renforcées » . Mais cela peut être trompeur, car les « coopérations renforcées » sont une notion bien précise, définie par les traités, avec des conditions très strictes à remplir et toute une procédure à respecter. À vrai dire, les conditions sont si strictes et la procédure si lourde que, jusqu'à présent, cette formule n'a jamais été utilisée.
Les coopérations existantes entre certains États membres ne sont donc pas, au sens strict, des « coopérations renforcées ». J'ai donc cherché un terme qui puisse regrouper toutes les formes de coopérations entre États membres, et j'ai retenu celui de « coopérations spécialisées », car ce qui me paraît commun à toutes ces formes de coopération, c'est d'avoir un objectif bien précis autour duquel se réunissent certains États membres.
Le constat de base que j'ai fait, c'est que, alors que la construction européenne était en permanence guettée par la paralysie, les coopérations spécialisées, quant à elles, avaient permis d'avancer.
Par exemple, en matière de circulation des personnes, si nous avons vraiment progressé, c'est grâce aux accords de Schengen, qui au départ avaient été signés par cinq États membres, et qui aujourd'hui s'appliquent à 22 États membres sur 27, auxquels s'ajoutent trois pays non membres de l'Union.
De même, si nous avons pu créer la zone euro, c'est seulement parce que nous avons choisi la voie d'une coopération spécialisée. Et aujourd'hui, la monnaie unique est une réalité pour 16 États membres sur 27.
Je voudrais prendre un autre exemple, sans doute moins spectaculaire, mais qui me paraît très significatif : l'interconnexion des casiers judiciaires. Au départ, en 2003, c'était une initiative franco-allemande ; aujourd'hui, 14 États y participent. Pour des raisons techniques, la réalisation complète du processus d'interconnexion demande du temps, mais l'interconnexion est d'ores et déjà opérationnelle entre six pays. Voilà un progrès concret, significatif, qui a été rendu possible par une coopération spécialisée, alors que si l'on avait attendu que tout le monde soit d'accord, nous en serions encore au stade des discussions préliminaires.
On voit bien par ces trois exemples que les coopérations spécialisées jouent dans la pratique un rôle essentiel dans la construction européenne.
C'est pourquoi il m'a semblé utile de faire dans ce rapport un essai d'inventaire de ces coopérations.
Je rappelle qu'il en existe trois types .
La première forme , ce sont les coopérations définies et organisées par les traités eux-mêmes . Trois domaines sont concernés :
- l'union économique et monétaire, dont j'ai déjà parlé,
- les accords de Schengen, dont j'ai également parlé, sont nés en dehors des traités, puis ont été intégrés dans les traités au bout d'une douzaine d'années,
- enfin, le domaine de la défense fait également une place aux coopérations spécialisées, que ce soit pour l'appartenance à des alliances, pour la constitution de forces multinationales, ou pour la coopération en matière d'armements.
Il existe une deuxième forme de coopérations spécialisées, ce sont les coopérations « hors traités » . Elles sont assez nombreuses et diverses : j'ai essayé dans le rapport d'en recenser les principales. Vous avez pu constater que les domaines concernés sont variés : l'espace, l'aéronautique, la recherche scientifique, la coopération judiciaire et policière, l'enseignement supérieur, ou encore les nombreuses coopérations à base géographique.
Enfin, la troisième forme , ce sont les « coopérations renforcées » au sens strict . Elles se définissent comme l'utilisation par une partie des États membres des institutions et procédures de l'Union pour réaliser un approfondissement de la construction européenne ; les objectifs pouvant être poursuivis ne sont pas précisés par les traités, ils sont définis par les États qui lancent la coopération. Je mentionne les coopérations renforcées plutôt pour mémoire, car elles ont été introduites dans les traités en 1997, mais elles n'ont toujours pas été utilisées.
Les réticences que suscite cette formule se sont manifestées encore récemment, au sujet d'un texte concernant les divorces transfrontaliers.
La Commission européenne a en effet présenté une proposition destinée à régler les éventuels conflits de lois que peuvent entraîner ces divorces. C'est un domaine pour lequel l'unanimité est nécessaire, car on touche au droit de la famille : or, un des États membres - la Suède - s'oppose fermement au projet, excluant de modifier sa propre législation.
Dans ce contexte, le lancement d'une coopération renforcée semblait se dessiner à l'automne 2008, dans le but de surmonter ce blocage. Le nombre nécessaire d'États membres était atteint ; il en faut huit, et dix s'étaient prononcés en faveur d'une coopération renforcée. Cependant, au début 2009, il est apparu que la Commission européenne était réticente et que certains États membres, bien que favorables au projet sur le fond, ne souhaitaient pas qu'il prenne la forme d'une coopération renforcée : ainsi, la ministre allemande de la justice a déclaré qu'elle ne pouvait accepter la perspective d'un « droit européen morcelé ».
On ne peut exclure une évolution favorable durant la présidence tchèque, mais le blocage de la procédure, alors que l'on est en présence d'un besoin manifeste, montre bien les réticences que continuent de susciter les coopérations renforcées.
La Commission européenne, en réalité, se résout mal à l'idée d'une législation européenne applicable à une partie des États membres seulement. Et parmi les États membres, certains continuent à craindre qu'une coopération renforcée, quelle qu'elle soit, soit le début d'un engrenage conduisant à une Europe où il y aurait en quelque sorte une « première classe » et une « deuxième classe ».
Maintenant, quelles leçons tirer de cet inventaire des coopérations spécialisées ?
Tout d'abord, sans être une formule miracle, les coopérations spécialisées - du moins sous leurs deux premières formes - sont une formule qui marche. Elles ont permis des avancées importantes. Elles sont diverses, disparates, mais dans l'ensemble, elles permettent d'arriver à des résultats.
Cela me conduit à penser qu'il faudrait cesser de considérer les coopérations spécialisées comme un péché contre la construction européenne. Le vrai péché, c'est l'immobilisme. Il faut savoir avancer séparément quand tous les États membres ne peuvent pas ou ne veulent pas avancer ensemble. Et il faut dire aux États réticents : « Vous avez le droit de ne pas participer, mais n'empêchez pas ceux qui veulent avancer de le faire » . Je crois qu'il faudrait crever l'abcès et reconnaître une fois pour toutes que, dans l'Europe élargie, si l'on veut continuer à avancer, il y a aura nécessairement :
- des différenciations temporaires entre États membres, correspondant à des différences de vitesse pour atteindre un objectif,
- mais aussi des différenciations plus durables, correspondant à des engagements plus ou moins forts des États dans telle ou telle direction, sachant qu'en tout état de cause, les coopérations spécialisées doivent toujours rester ouvertes à ceux qui voudraient les rejoindre ultérieurement.
Bien sûr, il y a des réticences face à cette évolution : celles de la Commission européenne, celles de bon nombre d'États membres ; mais il faut surmonter ces réticences et je crois que ce doit être une tâche des parlements - parlements nationaux et Parlement européen - que d'agir dans ce sens. Nous sommes les représentants des citoyens ; ce que veulent les citoyens, c'est une Europe qui avance concrètement ; nous devons donc être les avocats des coopérations spécialisées, lorsqu'elles sont le moyen de réaliser des avancées concrètes. Je souhaite notamment que le Parlement européen qui sera prochainement élu ait le courage de pousser dans ce sens, car c'est à mon avis, l'intérêt de la construction européenne. Je reconnais tout à fait que l'idéal est d'avancer à vingt-sept, mais je crois aussi qu'il vaut mieux avancer en ordre dispersé que de ne pas avancer du tout.
Alors, dans quels domaines faudrait-il appuyer le recours à des coopérations spécialisées ? Le rapport mentionne un certain nombre de pistes. Je voudrais aujourd'hui insister particulièrement sur trois points.
Tout d'abord, la lutte contre la crise . Il me paraît clair qu'une lutte plus efficace contre la crise économique et financière appellerait non seulement une coordination plus étroite entre les vingt-sept États membres, mais aussi une plus forte structuration politique de la zone euro, qui regroupe aujourd'hui seize États membres sur vingt-sept. Des craintes mal fondées pour l'indépendance de la BCE freinent cette évolution.
Cependant, on voit mal comment on pourrait gérer de manière optimale la zone euro sans avoir une cohérence effective entre la politique monétaire d'un côté, et les politiques budgétaires et fiscales de l'autre. Il faudrait donc tirer toutes les conséquences de la différenciation majeure que constitue l'appartenance ou non à la zone euro. Personne n'est obligé d'en faire partie, mais il faudrait que ceux qui ont décidé d'en faire partie s'organisent en conséquence, afin de réaliser l'intégration plus étroite qui paraît indispensable.
Un deuxième domaine que je voudrais mentionner est celui du droit de la famille . Les couples bi-nationaux sont de plus en plus nombreux. Ils sont confrontés à des difficultés juridiques considérables en cas de séparation. Et les instances politico-administratives en charge de ces domaines sont plus attentives à leurs us et coutumes nationaux qu'aux aspects humains de ces contentieux. C'est pourquoi je plaiderais, pour ma part, pour la définition d'un statut juridique unique du couple et de la famille européens.
Je suis bien conscient qu'il n'y a aucune chance que l'ensemble des États membres souscrivent à une telle démarche. Par contre, il est permis de l'envisager entre quelques États, plus conscients de la nécessité de sortir des difficultés actuelles. Ils formeraient un « noyau » dont le caractère exemplaire provoquerait l'extension progressive. Bien entendu, ce statut européen serait facultatif et ne pourrait résulter que d'une option arrêtée au sein du couple au moment de l'acte d'union, sous les réserves habituelles de validité du consentement. Ceci supposerait qu'il soit intégré dans les législations nationales concurremment avec les statuts nationaux existants.
Un troisième et dernier exemple que je voudrais citer est la création d'un parquet européen au sens plein du terme. Le traité de Lisbonne ouvre timidement la porte à la création d'un tel parquet, mais seulement pour les atteintes aux intérêts financiers de l'Union. Pour lui donner compétence à l'égard des autres aspects de la délinquance transfrontalière, il faut l'unanimité des États membres, autant dire qu'on n'y arrivera pas.
Or, l'absence d'un parquet européen, nous devons en être conscients, facilite le développement de la criminalité transfrontalière. Nous ne pouvons donc pas nous permettre d'attendre que les vingt-sept se mettent d'accord, après je ne sais combien d'années de négociations, autour d'un compromis laborieux. Il faut que les États qui sont conscients de la nécessité d'avancer le fassent sans attendre.
Il s'agirait de créer un « parquet » au vrai sens du terme, c'est-à-dire disposant des attributions habituelles à ce type d'autorité : obligation pour toutes les instances de poursuite nationales de tenir ce parquet informé de tout fait relevant de sa compétence, capacité pour ce parquet de provoquer des enquêtes ou informations, et d'engager des poursuites devant les juridictions nationales, avec le relais des instances locales ou régionales qualifiées. Le champ de compétence de ce parquet serait évidemment limité à la criminalité organisée de caractère transnational, et pourrait, au départ, ne concerner qu'un aspect de cette criminalité tel que, par exemple, le trafic d'êtres humains (trafics sexuels et trafic en vue de l'asile ou de l'emploi). Naturellement, il conviendrait aussi d'établir une autorité de contrôle commune aux États participants.
J'ai cité trois exemples. Il y a d'autres domaines, bien entendu, où les coopérations spécialisées pourraient être un moyen de vaincre l'inertie. Je crois, pour ma part, que s'il doit y avoir une véritable relance concrète de la construction européenne, elle se fera par cette voie. Je n'ignore pas que cette approche peut être considérée comme un recul par les tenants de l'orthodoxie fédéraliste, dont le point de vue est tout à fait respectable.
Mais ma conviction est que l'essentiel n'est pas la fidélité à tel ou tel schéma institutionnel, mais bien la poursuite de l'approfondissement effectif de la construction européenne, même s'il faut pour cela emprunter des voies imprévues. Et il me semble que telle était bien, au fond, l'intuition originelle de Robert Schuman et de Jean Monnet.
M. Hubert Haenel :
Je crois également, pour reprendre vos mots, que les coopérations spécialisées sont une voie de progrès pour la construction européenne. L'Union compte beaucoup plus d'États membres, elle est devenue plus hétérogène, nous ne sommes pas tous au même niveau, nos cultures sont différentes : comment espérer avancer sans accepter une certaine différenciation ? Les coopérations spécialisées doivent être encouragées lorsqu'elles sont le moyen de faire progresser la construction européenne. Et les craintes qu'elles suscitent sont exagérées. Il ne s'agit pas de reléguer certains États en deuxième division. L'objectif n'est pas non plus que les « grands » États se retrouvent entre eux en laissant de côté les autres et notamment les nouveaux États membres. Vous avez raison de dire qu'il ne faut pas considérer les coopérations renforcées comme un péché contre la construction européenne. Il n'y a pas, d'un côté, les « bons Européens » qui voudraient avancer à vingt-sept, et de l'autre, les « mauvais Européens » qui seraient favorables aux coopérations spécialisées. J'observe d'ailleurs que des partisans indiscutables de la construction européenne ont reconnu qu'une certaine différenciation était inéluctable : Jacques Delors, Raymond Barre, Édouard Balladur... Il est clair, en revanche, que la Commission et le Parlement européen sont sur la réserve, spécialement vis-à-vis des coopérations « hors traités ». Mais ne devraient-ils pas considérer que l'essentiel est de progresser, et que les coopérations « hors traités » peuvent être ensuite intégrées aux traités, comme ce fut le cas pour les accords de Schengen ?
Les exemples que vous avez cités en conclusion me paraissent convaincants. Face à la crise, nous avons besoin de renforcer l'Eurogroupe ; pour le droit de la famille et le parquet européen, il est clair que nous n'avancerons pas à vingt-sept. Je souhaite pour ma part que la France, avec l'Allemagne, n'hésite pas à prendre des initiatives. Comme vous l'avez dit, les coopérations spécialisées ne sont pas contraires à l'esprit des pères fondateurs.
Mme Annie David :
Je n'ai pas d'hostilité de principe à l'égard des coopérations spécialisées. Je voudrais toutefois faire quelques remarques. Vous avez parlé du droit de la famille. Dans ce domaine, la priorité devrait être à mon avis d'assurer à tous les mêmes droits, notamment le droit à l'interruption volontaire de grossesse, qui n'est pas garanti par la Charte des droits fondamentaux. Je regrette par ailleurs que vous n'ayez pas évoqué le droit du travail, qui est un domaine où il faudrait agir en faveur d'un rapprochement par le haut. En revanche, je n'ai pas d'objection à l'égard d'un parquet européen si cela doit permettre de lutter plus efficacement contre la traite des êtres humains.
Contrairement à une idée complaisamment répandue, les communistes ne sont pas anti-européens, loin de là. C'est bien pourquoi nous souhaitons que tout le monde progresse autant que possible en même temps. Est-ce que ce n'est pas un recul que d'accepter que chacun progresse à son rythme ? Est-ce qu'il faut accepter une telle évolution ?
M. Pierre Fauchon :
Je comprends vos interrogations.
Comme vous, je souhaiterais des progrès en matière de droit du travail. Mais c'est un domaine où il est difficile d'avancer par des coopérations spécialisées. Si certains pays membres se mettent d'accord pour harmoniser entre eux, par le haut, les droits sociaux, ils risqueront de favoriser les délocalisations vers les autres pays membres. C'est un domaine où il faut avancer à vingt-sept. Pour le droit de la famille, la situation est bien différente : il n'y a pas d'inconvénient à avancer au départ à quelques-uns.
Par ailleurs, il faut bien constater que nous ne parvenons pas à progresser ensemble dans tous les domaines, et que dans certains cas nous faisons semblant de progresser, en adoptant des textes dont la portée réelle est plus réduite qu'il ne paraît et où les dérogations sont nombreuses. Je serais intéressé, à ce propos, de connaître l'évolution des statistiques concernant le mandat d'arrêt européen : au départ, elles étaient très encourageantes, mais depuis quelques temps, on n'en entend plus parler ! Il faut savoir qu'Europol est très loin d'être une police européenne : ses informations sont celles que les polices nationales veulent bien lui communiquer. De même, Eurojust agit efficacement lorsqu'il est saisi, mais les cas sont en réalité peu nombreux. Je ne mets pas en cause ceux qui s'efforcent de faire fonctionner ces organes, non sans mérite, mais bien les textes qui ont créé des instances sans les doter des pouvoirs requis pour qu'elles soient efficaces.
Dès lors, puisque nous n'arrivons pas à progresser vraiment à vingt-sept, je crois qu'il ne faut pas hésiter à le faire à quelques-uns, avec la perspective que le noyau de départ s'élargisse et finisse par comprendre si possible tous les États membres. Mieux vaut avancer à quelques-uns que de ne pas avancer du tout.
M. Jacques Blanc :
Ce rapport pose une question essentielle : est-ce que tous doivent participer aux mêmes avancées ? Je crois qu'il faut effectivement accepter un certain degré de « géométrie variable », cela paraît inévitable. On avait parlé également de « cercles » au sein de l'Union : quel est votre sentiment sur ce point ?
Vous avez évoqué le cas des coopérations qui sont fondées sur la proximité géographique. Le cas de l'Union pour la Méditerranée montre bien qu'il n'est pas toujours facile de faire admettre les coopérations spécialisées, puisqu'on a fini par faire participer tous les États membres à cette coopération, ce qui n'était pas l'intention de départ ; cela dit, comme vous l'avez souligné, si l'on en vient à des réalisations concrètes, ce sont en pratique les États riverains qui seront impliqués. C'est l'expérience que j'ai eue lorsque, étant président de conseil régional, j'ai pris l'initiative de coopérations concrètes se situant dans un cadre euro-méditerranéen. On voit bien, avec la politique méditerranéenne, avec aussi le partenariat oriental, que la notion de voisinage est très importante et qu'elle justifie des coopérations plus intenses fondées sur la proximité géographique.
M. Pierre Fauchon :
Je ne suis pas favorable à la notion de « cercles » au sein de l'Union. Ce n'est pas ce que je préconise. Mon propos est de dire que, lorsque nous ne pouvons pas avancer tous ensemble, il faut examiner s'il ne serait pas possible d'avancer à quelques-uns. Or, suivant les domaines, ce ne sont pas nécessairement les mêmes États qui souhaitent - et qui peuvent -aller plus loin.
En matière de défense, par exemple, on ne peut espérer avancer sans la Grande-Bretagne ; si nous devons construire un porte-avions supplémentaire, ce ne pourra être qu'en coopération avec ce pays. De même, on voit que le corps expéditionnaire destiné à combattre la piraterie au large de la Somalie est composé de forces de quelques pays : c'est de cette manière que l'Europe est présente ; mais les pays participants ne sont pas nécessairement les mêmes d'une opération à l'autre. Les coopérations spécialisées sont très diverses, et les États participants ne sont pas nécessairement les mêmes.
Je ferais volontiers une comparaison avec les puzzles : face à un puzzle très difficile, on commence par réaliser les fragments les plus faciles, et finalement tout se rassemble.
Il faudra du temps pour arriver à une Europe pleinement unie. C'est un processus à l'échelle de l'Histoire. Aujourd'hui, l'essentiel est de continuer à avancer.
M. Jean Bizet :
Dans le contexte économique et financier que nous connaissons, voyez-vous une chance d'aboutir à plus de cohérence entre les États membres de la zone euro ? Nous voyons bien qu'une réponse nationale ne peut être suffisante, et que, à l'échelle mondiale, on ne peut tout régler. Nous avons besoin de l'Europe pour lutter plus efficacement contre la crise et pour peser davantage dans les discussions internationales ; et je dirai que nous avons besoin, en particulier, d'une zone euro plus intégrée, plus structurée. Est-ce que l'on peut espérer une évolution rapide en ce sens ? Ce serait à mon avis important pour rallier les citoyens à l'Europe, qui doit montrer qu'elle est utile et efficace.
M. Pierre Fauchon :
À dire vrai, quand j'ai commencé à travailler pour ce rapport, nous n'étions pas dans le vif de la crise, et j'ai voulu me situer dans une perspective plus générale. Aujourd'hui, à juste titre, la crise concentre toutes les attentions. Allons-nous être capables d'aller plus loin dans l'intégration pour mieux y faire face ? J'ai été frappé par les résultats obtenus sous présidence française pour stopper l'aggravation de la crise financière ; mais depuis lors, j'ai le sentiment que nous n'avançons plus guère. Il manque une force d'entraînement, c'est pourquoi j'ai défendu l'idée que quelques États membres devraient essayer de montrer la voie. Le problème dépasse d'ailleurs l'action conjoncturelle. Notre système capitaliste a montré des défauts qu'il faut reconnaître : les excès de la dérégulation ont entraîné une diminution des services publics, un affaiblissement des solidarités, un accroissement de la pauvreté. Il ne faut pas revoir un jour ce que nous sommes en train de vivre : cela ne veut pas dire qu'il faut renoncer à l'économie de marché, mais qu'il faut l'encadrer, la réguler et y intégrer les préoccupations de développement durable.
M. Jean Bizet :
Je souhaite que notre commission aborde la question de l'amélioration du fonctionnement de la zone euro. Nous devons essayer de peser dans ce sens. Plus généralement, je suis, comme vous, opposé à un capitalisme débridé dont les travers sont aujourd'hui évidents. L'économie de marché est irremplaçable, mais elle doit être au service des hommes et de leur dignité.