3. Les « coopérations renforcées » : du virtuel au réel ?
• Comme on l'a vu, c'est le traité d'Amsterdam qui a prévu pour la première fois une possibilité générale pour les États membres de « recourir aux institutions, procédures et mécanismes prévus par les traités » afin que certains puissent instaurer entre eux des « coopérations renforcées » . Mais cette possibilité se trouvait enfermée dans des conditions si nombreuses et rigoureuses - même si certaines étaient justifiées - et les modalités prévues étaient si contraignantes, qu'aucune application concrète n'a pu avoir lieu dans ce cadre.
Le traité d'Amsterdam soumettait tout d'abord les coopérations renforcées à des conditions de lancement (exigence d'une majorité d'États membres, et, pour les coopérations concernant des matières relevant du « pilier » communautaire de l'Union, nécessité d'une autorisation de la Commission européenne), de fond (en particulier, exigence d'utilisation seulement « en dernier ressort » ) et de procédure (exigence d'ouverture à tous les États membres, principe de la possibilité pour les non-participants de se joindre ultérieurement à la coopération renforcée). En outre, tout État membre pouvait souverainement bloquer le lancement d'une coopération renforcée en invoquant des « raisons de politique nationale importantes » .
Pour le fonctionnement des coopérations renforcées, il était prévu qu'au sein du Conseil, les représentants de tous les États membres participaient aux délibérations, la distinction entre participants et non-participants n'intervenant qu'au moment du vote. De plus, non seulement la Commission européenne, mais aussi le Parlement européen jouaient leur rôle dans le processus de décision sans qu'il soit fait de distinction entre leurs membres selon la liste des États participants. Normale dans le cas de la Commission qui est, selon les traités, un collège indépendant, une telle règle paraît paradoxale dans le cas du Parlement européen, puisque les élus des pays non-participants reçoivent ainsi la faculté d'intervenir par leurs votes de manière déterminante dans le fonctionnement d'une coopération renforcée, dès lors que celle-ci porte sur un domaine où le Parlement européen dispose d'un pouvoir de codécision.
On ne s'étonnera pas qu'un dispositif aussi contraignant soit resté sans traduction concrète. Il est vrai que la notion même de coopération renforcée suscitait réserve et méfiance. Au sein des institutions européennes, certains considéraient avec beaucoup de circonspection les formules de différenciation autres que celles permettant aux États membres d'avancer à des rythmes différents vers le même point, voyant là une menace pour la « méthode communautaire ». Certains États membres craignaient, quant à eux, de ne plus être des membres à part entière d'une Union plus différenciée, voire de se trouver moins bénéficiaires de la solidarité financière communautaire. (Cependant, ils le sont aujourd'hui de fait).
• Tenant compte de cet échec, le traité de Nice a entrepris une réécriture complète des dispositions du traité d'Amsterdam. Cependant, une grande partie de leur substance a été conservée et, malgré certains assouplissements, le régime des coopérations renforcées demeure extrêmement contraignant.
Comme le traité d'Amsterdam, le traité de Nice contient des dispositions générales, applicables à toutes les coopérations renforcées, et des dispositions spécifiques, en fonction du « pilier » concerné. Toutefois, alors que le traité d'Amsterdam réservait les coopérations renforcées au premier et troisième « piliers », celui de Nice prévoit leur possibilité dans les trois piliers.
Les conditions de fond générales reprennent pour l'essentiel les dispositions en vigueur. En particulier, comme auparavant, des coopérations renforcées ne peuvent être lancées qu' « en dernier ressort ». Pour ce qui est des conditions de forme, la nouveauté apportée par le traité de Nice est que le nombre d'États membres requis pour lancer une coopération renforcée est fixé ne varietur à huit, alors que, jusqu'à présent, une majorité des États membres était requise.
Par ailleurs, les dispositions retenues à Amsterdam pour le fonctionnement des coopérations renforcées ne sont pas modifiées. En particulier, lorsqu'une coopération renforcée porte sur un domaine où le Parlement européen dispose d'un pouvoir de codécision, il exerce ce pouvoir avec la totalité de ses membres. Ainsi, comme une coopération renforcée peut désormais ne concerner qu'une minorité des États membres, rien n'empêche que les députés des États membres ne participant pas à cette coopération renforcée soient en majorité dans le Parlement européen lorsque celui-ci codécide des mesures à prendre !
Pour le « premier pilier» - c'est-à-dire pour les matières entrant dans le champ de compétences de la Communauté européenne -, le principal assouplissement introduit par le traité de Nice est la suppression du « droit de veto » des États membres. Désormais, un État membre opposé au lancement d'une coopération renforcée peut seulement demander que cette question soit « évoquée » devant le Conseil européen. Ensuite - sauf conclusion contraire de ce dernier - le Conseil statue à la majorité qualifiée pour autoriser la coopération renforcée. En revanche, comme auparavant, une coopération renforcée ne peut être engagée dans le premier pilier qu'avec l'accord de la Commission européenne. En outre - et il s'agit là d'une contrainte nouvelle - lorsque la coopération renforcée vise un domaine qui relève de la procédure de codécision (ce qui est le cas le plus fréquent dans le pilier communautaire), l'avis conforme du Parlement européen est requis.
Pour le « deuxième pilier » - la politique extérieure et de sécurité commune -, le traité de Nice rompt avec l'optique du traité d'Amsterdam, dont les négociateurs avaient considéré que le mécanisme de « l'abstention constructive » (permettant à des États membres de se dissocier d'une action de l'Union sans pour autant l'empêcher) rendait inutile, dans le cas du deuxième pilier, le recours aux coopérations renforcées. Cependant, les coopérations renforcées dans le deuxième pilier ne peuvent porter que sur la mise en oeuvre d'une « action commune » ou d'une « position commune » , c'est-à-dire sur des mesures d'application. Les « stratégies communes » , qui expriment les choix politiques et relèvent du Conseil européen, ne peuvent être décidées que par accord entre tous les États membres. En outre, les coopérations renforcées ne peuvent pas porter sur des questions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. La procédure à suivre est totalement distincte de celle prévue pour le pilier communautaire. L'autorisation est accordée par le seul Conseil, statuant en principe à la majorité qualifiée ; mais chaque État membre dispose d'un droit de veto s'il peut invoquer « des raisons de politique nationale importantes ».
C'est finalement pour le « troisième pilier » - coopération en matière de justice et affaires intérieures - que le traité de Nice se montre le plus ouvert à la perspective des coopérations renforcées. La procédure est ici moins contraignante, car ni l'accord de la Commission ni celui du Parlement européen ne sont requis, et les États membres n'ont pas de pouvoir de veto : comme dans le cas du premier pilier, un État membre peut seulement demander que la question soit « évoquée » devant le Conseil européen. Sauf conclusion contraire de ce dernier, le Conseil peut ensuite autoriser à la majorité qualifiée le lancement de la coopération renforcée.
• C'est d'ailleurs dans le domaine de la justice et des affaires intérieures que le lancement d'une coopération renforcée a été pour la première fois envisagé, à propos des divorces transfrontaliers.
La Commission européenne a en effet présenté une proposition destinée à régler les éventuels conflits de lois que peuvent entraîner ces divorces. Le projet de règlement permet aux époux de choisir d'un commun accord la loi applicable. En l'absence d'accord, le texte prévoit des règles de rattachement : le divorce est régi par la loi du pays de résidence habituelle des deux époux ; à défaut, par celle du pays de la dernière résidence habituelle des époux si l'un d'eux y réside toujours ; à défaut, par celle du pays de l'éventuelle nationalité commune des époux ; ou, à défaut, par la loi du for. Ce projet ne relève pas du « troisième pilier » de l'Union : en effet, le domaine concerné fait partie de ceux qui ont été transférés par le traité d'Amsterdam du « troisième pilier » vers le « premier pilier ». Néanmoins, la règle de l'unanimité a été maintenue par ce traité pour les dispositions touchant au droit de la famille. L'unanimité est donc nécessaire : or, un des États membres - la Suède - s'oppose fermement au projet, excluant de modifier sa propre législation.
Dans ce contexte, à l'été et encore à l'automne 2008, le lancement d'une coopération renforcée semblait se dessiner dans le but de surmonter ce blocage. Le nombre nécessaire d'États membres était atteint, puisqu'une dizaine d'entre eux s'étaient prononcés dans ce sens. Cependant, au début de l'année, il est apparu que la Commission européenne était réticente et que certains États membres, bien que favorables au projet sur le fond, ne souhaitaient pas qu'il prenne la forme d'une coopération renforcée : ainsi, la ministre allemande de la justice a déclaré qu'elle ne pouvait accepter la perspective d'un « droit européen morcelé » .
On ne peut exclure une évolution favorable durant la présidence tchèque, mais le blocage au moins provisoire de la procédure, alors que l'on est en présence d'un besoin manifeste, montre l'ampleur des réticences que continuent de susciter les coopérations renforcées. La Commission européenne, en réalité, se résout mal à l'idée d'une législation européenne applicable à une partie des États membres seulement. Et parmi les États membres, certains continuent à craindre qu'une coopération renforcée, quelle qu'elle soit, soit le début d'un engrenage conduisant à la formation de « clubs » au sein de l'Union.
• Le traité de Lisbonne permettra-t-il de mettre en oeuvre plus facilement la procédure des coopérations renforcées ? En réalité, les changements apportés par ce traité sont ambigus : certains sont de nature à rendre plus difficile encore le recours aux coopérations renforcées, d'autres le rendent au contraire plus facile dans des cas bien précis.
En conséquence de la suppression par le traité de Lisbonne des « piliers » créés par le traité de Maastricht, il ne subsiste plus qu'un régime de droit commun des coopérations renforcées, et un régime spécifique pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
Le régime commun est calqué sur celui actuellement applicable au « pilier communautaire » : les souplesses particulières propres au « troisième pilier » disparaissent donc. Dans le régime commun, une coopération renforcée - qui doit désormais réunir au moins neuf États membres - ne peut être lancée que sur proposition de la Commission, avec l'aval du Parlement européen et celui du Conseil statuant à la majorité qualifiée. Les conditions de fond demeurent : en particulier, une coopération renforcée ne peut être lancée qu'« en dernier ressort », lorsqu'il est établi que les objectifs poursuivis ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l'Union dans son ensemble, et la coopération envisagée ne doit pas risquer de porter atteinte ni au marché intérieur, ni à la cohésion économique, sociale et territoriale de l'Union. Même si la clause permettant d'« évoquer » la question devant le Conseil européen disparaît, le recours aux coopérations renforcées paraît plutôt plus difficile avec le traité de Lisbonne qu'avec le traité de Nice.
Il existe toutefois des exceptions. En effet, dans certains domaines relevant de la justice et des affaires intérieures (JAI), le traité de Lisbonne introduit un mécanisme dit de « frein-accélérateur ». Le « frein » consiste dans le fait que, pour certains domaines, est maintenue soit une possibilité d'appel au Conseil européen, soit l'exigence d'une décision du Conseil à l'unanimité. Il en est ainsi :
- des règles nécessaires pour favoriser la reconnaissance mutuelle des jugements et décisions judiciaires, et pour développer la coopération judiciaire en matière pénale,
- des règles minimales communes relatives à la définition des infractions et des sanctions,
- de la mise en place d'un Parquet européen, à partir d'Eurojust, pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union,
- du développement de la coopération opérationnelle entre les autorités de police.
Cependant, en cas de blocage résultant, selon le cas, d'un appel au Conseil européen ou d'une absence d'unanimité, intervient l'« accélérateur » : l'autorisation de lancer une coopération renforcée est de droit dès lors que neuf États membres en font la demande ; ni une initiative de la Commission, ni l'accord du Parlement ne sont nécessaires.
Dans ces cas précis, le lancement d'une coopération renforcée se trouvera donc considérablement simplifié.
Il est à noter par ailleurs - et c'est une nouveauté importante - que les États membres participant à une coopération renforcée peuvent décider, si le domaine couvert par cette coopération est un de ceux où la règle de l'unanimité s'applique, de faire jouer à l'intérieur de la coopération renforcée la « clause passerelle » permettant de passer au vote à la majorité qualifiée (les États participants peuvent également, dans le même cadre, accorder au Parlement européen un pouvoir de codécision s'il ne le possède pas).
Le régime spécifique applicable à la PESC reste caractérisé par deux traits : d'une part, la Commission et le Parlement ne jouent aucun rôle dans la procédure ; d'autre part, la règle de l'unanimité s'applique, d'une manière d'ailleurs plus complète encore qu'avec le traité de Nice. Celui-ci permettrait au Conseil d'autoriser à la majorité qualifiée une coopération renforcée pour la mise en oeuvre d'une décision adoptée, quant à elle, à l'unanimité ; cette faculté disparaît.
Deux assouplissements méritent toutefois d'être notés.
Tout d'abord, les coopérations renforcées peuvent désormais intervenir dans le domaine de la défense. Cet assouplissement paraît de peu d'intérêt, les coopérations spécialisées organisées par le traité de Lisbonne lui-même permettant plus facilement de répondre aux besoins prévisibles.
Ensuite, à supposer qu'une coopération renforcée soit lancée dans le cadre de la PESC, les États participants peuvent décider de faire jouer pour cette coopération la « clause passerelle » permettant de décider à la majorité qualifiée (toutefois, la « clause passerelle » ne peut jouer dans le cas de décisions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense).
• Au total, sauf pour certains sujets bien délimités, le traité de Lisbonne ne se prête guère au développement des coopérations renforcées au sens strict. C'est finalement surtout dans les cas où la clause de « frein-accélérateur » pourra jouer que des coopérations renforcées auront de réelles chances d'être lancées. D'entre les diverses formes de coopérations spécialisées, la formule des coopérations renforcées continue à paraître pour l'instant la moins prometteuse. On ne peut que dénoncer la complexité décourageante de cette formule, qui est une incitation à se tourner vers les coopérations « hors traités ».