Audition de M. Jean-Baptiste de FOUCAULD, Président de Solidarités nouvelles contre le chômage - (26 février 2008)
Présidence de M. Jean-François HUMBERT, secrétaire
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Je suis heureux d'accueillir M. Jean-Baptiste de Foucauld, Président de Solidarités nouvelles contre le chômage. Nous bénéficions, au sein du CNLE, de la perspicacité de ses analyses, et de son observation clairvoyante de notre société.
M. de Foucauld siège également au Conseil national d'orientation de l'emploi, et partage bien d'autres responsabilités. Nous sommes ainsi amenés à le fréquenter régulièrement dans les couloirs du Sénat à divers titres. Au nom de toutes les personnes ici présentes, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.
Cette Mission d'information commune sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale rendra son rapport entre la fin du mois de mai et le courant du mois de juin. Ainsi, le futur Grenelle de l'insertion pourra bénéficier de nos travaux avant l'émission de ses propres conclusions.
Dans notre esprit, l'objectif consiste à réaliser un tour d'horizon des politiques menées depuis 1988, de les examiner et de perfectionner celles déjà mises en place. Nous devons surtout tenter d'analyser les moyens de prévenir les mécanismes de pauvreté. Pour cette raison, votre analyse, M. de Foucauld, nous sera très précieuse. A plusieurs reprises, vous avez étudié le fonctionnement et l'évolution de notre société avec une pertinence qui, personnellement, m'a beaucoup séduit. Vous avez ainsi abordé tous les aspects du sujet : la modification de la temporalité, les nombreux partenaires - qui figure dans votre livre Une société en quête de sens -, la matrice des problèmes de l'emploi, fondés sur la combinaison entre les sept acteurs et les sept leviers.
Votre fine analyse est à la hauteur de la difficulté et de la complexité de notre société. Celle-ci, trop souvent, se contente de raisonnements superficiels, univoques ou très sommaires. Ainsi, la plupart des théories évoquent un seul élément, parcellaire, un unique levier ou un unique acteur. Le plus souvent, l'entreprise serait, à elle seule, la cause de tous les problèmes. En réalité, les acteurs qu'il s'agit d'étudier sont multiples.
Nous souhaitons donc recueillir, auprès de vous, les analyses et conseils que vous pourriez aujourd'hui donner aux législateurs, afin que notre société reconnaisse et applique ses valeurs fondamentales. Ces dernières devraient être intrinsèques à son bon fonctionnement. Nous pensons essentiellement aux valeurs de cohésion sociale, dans leurs dimensions non pas seulement marchandes, mais aussi, et surtout, humaines. Je vais à présent vous céder la parole, ainsi que l'orientation de notre réflexion.
Je vous remercie de me donner l'occasion de dire quelques mots au sujet de la pauvreté, de l'exclusion et du chômage. J'ai, en effet, consacré beaucoup de temps à ces thèmes, du fait de leur nature très vaste.
J'ai ainsi prévu d'aborder une dizaine de points, selon moi, importants. Je n'entrerai pas dans la description en détails des politiques, sujet sur lequel d'autres seraient beaucoup plus compétents que moi. Je me contenterai d'aborder qu'une partie du problème. Mais je vous propose une présentation relativement large, sur la base des sujets que je souhaite évoquer.
Tout d'abord, je souhaiterais dire un mot sur les raisons qui me permettent de m'exprimer dans cette enceinte et la légitimité que j'aie à le faire.
Il est à noter que la réalité sociale est difficile à appréhender. En effet, lorsque nous nous livrons à son examen, nous ne pouvons le faire qu'à partir d'un regard : le nôtre, celui lié à notre propre position sociale et à notre propre expérience. De fait, nous ne pouvons pas appréhender toutes les composantes de la réalité sociale. Nous ne la percevons jamais en entier. Nous ne voyons qu'une partie de sa sphère.
Il faut donc être conscient des lacunes du regard que nous portons. Personnellement, je m'exprime sur la base des travaux que j'ai menés au Commissariat au plan et à l'Inspection des finances, lieu où sont traitées également les questions sociales. J'ai ainsi pu travailler sur les clauses sociales dans les marchés publics. Le code des marchés permet, en effet, la mise en place de formules susceptibles d'aider les personnes à retrouver un emploi, même si ces formules ne sont pas souvent utilisées.
Je m'exprimerai donc sur la base de cette expérience, mais également au nom de celle que j'ai acquise dans les conseils et les commissions, notamment celle que vous présidez, M. le rapporteur. Grâce à l'audition de nombreux acteurs, il est possible d'acquérir une culture globale, transversale, et nécessaire à l'examen des problématiques multidimensionnelles des processus d'exclusion.
Je parlerai donc en partant de ces expériences mais aussi, et surtout, en partant de celle que nous menons, avec un certain nombre d'amis, au sein de cette association que vous avez bien voulu citer.
Solidarités nouvelles contre le chômage est une association née en 1985. Elle présente deux caractéristiques. Premièrement, elle met à disposition du demandeur d'emploi un binôme d'accompagnateurs. Ces derniers, pendant une période de temps non déterminée, l'aideront dans ses recherches, l'écouteront, partageront sa souffrance, en particulier morale. Tous les mois, ils se retrouveront au sein d'un groupe de solidarité chargé de soutenir ceux qui aident et de réguler leur mode d'accompagnement.
En effet, la relation d'aide constitue une relation difficile. Elle exige de se situer, ni sur le terrain de l'assistance, ni sur celui de l'autoritarisme. Ces deux dangers sont ceux qui menacent le plus les accompagnateurs.
Si cet accompagnement n'aboutit pas à un emploi pour le demandeur, nous créons l'emploi nous-mêmes, grâce à la collecte de dons et au partage des revenus. Un partage financier s'ajoute donc au partage de temps que représente l'accompagnement. Nous subventionnons ainsi l'embauche des personnes dans une association, pour une durée d'un ou deux ans. La conséquence est que nous mutualisons le revenu et le temps pour aider les personnes ayant du mal à trouver du travail.
Cette expérience est, pour moi, très importante. Depuis vingt-deux ans, je n'ai jamais cessé d'accompagner les demandeurs d'emploi. Mon action m'a permis de poser sur le chômage et l'exclusion un regard différent de celui d'un homme confronté à aucune difficulté sociale. Ceux qui vivent le chômage se découragent, se sentent plus jugés qu'aidés et n'ont plus confiance dans la société. Nous ne sommes pas suffisamment conscients du caractère moralement dévastateur dû à l'insuffisance quantitative d'emplois et de ses effets délétères sur l'ensemble du tissu social.
De plus, les entreprises proposent un certain nombre d'emplois qui demeurent vacants. Toutefois, leur nombre ne suffirait pas à couvrir celui des chercheurs d'emploi. Ces deux aspects concourent à créer des phénomènes d'incompréhension mal régulés. Ainsi, la souffrance sociale relative au chômage ne génère pas de réflexes de solidarité, contrairement aux autres catastrophes sociales. Le chômage, phénomène complexe et anxiogène, délie le lien social là où, au contraire, il devrait créer de la solidarité.
Cette réalité me conduit à une première remarque. Les problématiques sociales ne sont jamais vraiment portée par ceux qu'elles concernent. En effet, les demandeurs d'emploi ne s'organisent pas et ne font pas entendre de voix collective. Ils sont isolés et s'abstiennent de contribuer à la co-construction des politiques qui devraient les aider. Il existe, à ce niveau, un déficit de démocratie, déficit aujourd'hui à la base de nos sociétés. Nous avons ainsi d'importants progrès à réaliser pour co-construire les politiques avec ceux à qui elles sont destinées. De ce point de vue, la méthode du Grenelle de l'insertion me paraît bonne. Vous savez que, dans les trois ateliers prévus, un collège des usagers est instauré. Celui-ci m'apparaît comme une véritable innovation. Cependant, je crains que, dans le cadre de France-Emploi, nous n'ayons pas tiré toutes les conséquences liées au besoin d'associer les usagers à la gestion, au plus haut niveau, de l'institution.
De la même manière, il me semble que l'aide aux associations, qui s'efforcent, difficilement, d'organiser un accueil pour les demandeurs d'emploi, de défendre leurs droits si nécessaire, ou de créer des emplois dans le cadre d'une économie sociale et solidaire, fait défaut. Ces associations ne sont pas soutenues. Le mouvement national des chômeurs et des précaires a ainsi tenu à signer une convention pour financer sa tête de réseau, qui se trouve en voie de renouvellement. Même s'il est difficile de parler ainsi, j'ai souvent reproché au CNLE de ne pas considérer le MNCP. Vous n'êtes pas surpris que je vous interpelle sur ce point.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Pardonnez-moi de vous interrompre. Je m'attendais à cette remarque. L'apparente réticence du syndicat que vous mentionnez à solliciter le MNCP m'avait conduit à ne pas en convier le représentant. Mais vous pourrez dire à M. Lion qu'il est invité à la prochaine réunion du CNLE.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Il ne s'agit pas d'agir contre les syndicats, mais avec eux. Les demandeurs d'emploi ne font plus partie des syndicats. Un constat s'impose : le monde du travail n'est plus unifié. Nous devons donc travailler à le rassembler ; d'où la nécessité, pour celles et ceux qui sont « du mauvais côté », de pouvoir s'exprimer et que leur expression soit structurée et collective.
Ma deuxième remarque porte sur le risque d'exclusion. Celui-ci forme l'une des composantes de nos sociétés modernes, soucieuses d'autonomie, de liberté et d'individualisme. Il n'implique pas une remise en cause des principes d'autonomie et de liberté. Toutefois, nous devons prendre conscience que ces principes font courir un risque d'exclusion qu'il faut mesurer.
Le risque d'exclusion est particulier et ne peut être couvert comme le sont les risques inhérents aux aléas de l'existence. Nous pouvons nous assurer contre les méfaits de l'âge ou contre ceux liés à la maladie. Bien sûr, nous pouvons compenser l'exclusion par une indemnisation. Mais le problème demeurera tant que nous n'agirons pas à sa source. La société tout entière doit ainsi s'organiser pour prendre en compte ce risque. L'exclusion peut être définie comme le fait d'être rejeté, contre son gré, de l'échange, au sens large du thème (économique, social, symbolique, amical). Dans nos sociétés, l'individu à qui il manque des qualités requises, qui peine à satisfaire aux normes, a tendance à se voir rejeté de l'échange social. De fait, il convient que la société crée un devoir de solidarité, un devoir d'intérêt pour celles et ceux qui ne trouvent, ni facilement, ni naturellement, leur place dans la société. Cette réflexion renvoie à la montée en puissance de la responsabilité sociale de chacun face à ces problèmes, mise en avant par la loi contre les exclusions de 1998.
Bien entendu, la solidarité ne se décrète pas. A cet égard, j'estime nécessaire de recréer des obligations mutuelles, les obligations vis-à-vis d'autrui faisant défaut à notre société. De ce point de vue, le projet de service civique obligatoire - avec tout ce qu'il peut impliquer en termes de mixité sociale, d'innovations et de dévouement envers la collectivité -, a trop été laissé dans l'ombre, même s'il a été porté par de nombreux candidats à l'élection présidentielle, y compris par celui qui l'a emportée.
Ce projet pose de nombreux problèmes. Celles et ceux, dont je fais partie, qui ont pris position en sa faveur dans le journal La Vie n'ont peut-être pas mesuré toutes les réactions négatives qu'il a pu susciter auprès des syndicats ou des mouvements de jeunesse. Aujourd'hui, il devrait faire l'objet d'un travail préparatoire, méthodologique et expérimental, de manière à ce qu'il soit prêt pour la prochaine législature. Il n'est pas trop tôt pour démarrer une réflexion collective, laquelle a été menée, jusqu'à présent, par le monde associatif, et à laquelle doit participer maintenant la classe politique. Tout un travail de construction est à mener.
Ce risque d'exclusion est, bien entendu, accru par ce qu'il convient de nommer « les déséquilibres du capitalisme en voie de mondialisation ». Le capitalisme constitue une machine dynamique, mais elle est toujours en état de déséquilibre. Il s'agit de l'une de ses caractéristiques naturelles.
Ce déséquilibre a tendance à changer de sens. Ainsi, au lendemain de la guerre, les dirigeants et les salariés étaient en position de force face aux consommateurs qui subissaient les effets d'une forte inflation, et par rapport aux actionnaires, plus ou moins bien rémunérés. Aujourd'hui, la donne a changé : l'actionnaire demande des rendements de plus en plus élevés et les entreprises cherchent de plus en plus à accroître leur rentabilité.
Le consommateur, de son côté, souhaite bénéficier de prix bas et de produits de bonne qualité. Ses intérêts sont opposés à ceux de l'actionnaire. Il existe donc une pression continue sur le manager et les salariés, laquelle concourt à cette volonté de diminuer la quantité de travail. En effet, le travail, qui devrait être une ressource de développement de l'être humain, finit par apparaître comme un coût, une pénalisation.
A cet endroit réside un déséquilibre du système, qu'il n'est pas aisé de corriger dans une économie de marché, et qui apparaît comme un facteur d'exclusion. Car ce sont les « maillons faibles » de notre société qui sont éliminés en priorité. Aussi, je ne suis pas certain que nous devrions condamner la mise en place d'un impôt sur les sociétés progressif en fonction du taux de rentabilité de leurs fonds propres. Nous convenons tous du fait que le capital doit avoir un rendement normal et régulier. Mais nous faisons actuellement face à un excès de financiarisation. Selon moi, la réalité montre qu'il est essentiel de s'orienter vers un actionnariat et une consommation responsables et équitables. J'ajouterai que la globalisation elle-même crée, en quelque sorte, une interdépendance croissante entre les phénomènes et rend plus difficile la possibilité de mener des actions sélectives.
Au début de ma carrière, à ma sortie de la direction du Trésor Public, les marchés de capitaux étaient cloisonnés. Il en était ainsi du marché du crédit, du marché agricole, du marché du logement, etc. A cette époque, nous pouvions jouer sur de nombreux paramètres différents et mener des actions ciblées, consistant, par exemple, à développer le logement tout en ralentissant les hausses de loyers. Aujourd'hui, nous n'avons plus qu'un ou deux leviers à notre disposition pour agir. Les taux d'intérêt agissent de façon uniforme, partout, pour le meilleur comme pour le pire, si bien que nous avons beaucoup de difficultés à les maîtriser. Nous avons trop globalisé les leviers d'actions. C'est pourquoi je pense qu'une réflexion doit être menée pour faire évoluer le mode de fonctionnement actuel du système capitaliste. Nous ne pouvons pas traiter de questions relatives à l'exclusion sans nous interroger sur ce sujet.
Un autre facteur d'accroissement du risque d'exclusion est difficile à évoquer. Il s'agit du décalage entre la machine à fabriquer des désirs, très puissante dans notre société, et les moyens de satisfaire ces mêmes désirs.
Les moyens pour résorber ce décalage sont limités. Dans les années 1960, la productivité du travail augmentait de 5% à 6 % par an. Tous les ans, il y avait donc 5% à 6% de produits supplémentaires à distribuer. Aujourd'hui, la hausse de productivité atteint entre 1,5% et 2% dans les bonnes années. Dans les années 1960, la population était tellement habituée à voir ses désirs freinés que, plus tard, elle a été agréablement surprise par cette haute productivité. Aujourd'hui, la situation s'est inversée : les citoyens, habitués à voir leurs désirs satisfaits, n'ont pas toujours les moyens de les assouvir.
Se crée alors un écart, un effet de ciseau psychologique, entre la machine à fabriquer des désirs - stimulée par l'arrivée de nouveaux produits techniques et technologiques très coûteux, par la publicité et le système politique lui-même (gauche et droite confondues) - et les moyens de les satisfaire.
Nous sommes, en permanence, dans une situation de porte-à-faux. A cette situation s'ajoute la contrainte écologique, susceptible de générer des conflits, notamment entre les demandes sociales (nombreuses, multiples et toutes légitimes) d'une part, et la normalisation des besoins écologiques (tout aussi légitimes), d'autre part. Chaque fois que nous créons des normes, les personnes les plus défavorisées sont celles qui rencontrent le plus difficultés à les respecter. Bien sûr, nous pouvons observer une convergence entre la croissance écologique et la croissance sociale. Mais une divergence en la matière s'observe également.
De fait, je perçois la société actuelle comme une société marginalisée, constituée, non plus de classes, mais de zones : les jeunes vivent dans les banlieues, dans un ailleurs, dans un « autrement » où il existe une anomie sociale, fondée sur des normes contestables d'un point de vue démocratique. De plus, si une partie de la société, frustrée, peine financièrement en fin de mois, une autre partie (les créatifs culturels ayant réussi), elle, se dit heureuse.
Enfin naît également une société quelque peu cynique, en voie de dérapage ; d'où la nécessité de recréer de l'unité entre ces différentes zones et donc de recentrer nos développements vers l'essentiel.
Notre développement et notre croissance sont bien trop dirigés vers le superflu et le gaspillage. Ils ne portent pas vers l'essentiel, un objectif pourtant primordial. Nous devons prendre conscience du fait que nous ne pourrons pas garantir une véritable solidarité - une solidarité effective - sans aller vers une certaine forme de sobriété.
La sobriété créative et solidaire constitue notre horizon. En effet, nous ne pourrons pas améliorer la situation actuelle par un appel constant à la richesse. Le mot d'ordre de sobriété créative et solidaire n'implique pas de se diriger vers un phénomène de décroissance, mais de trouver un développement compatible avec notre obligation de relever les défis climatiques et écologiques qui se posent à nous, nos potentialités techniques et nos besoins sociaux les plus fondamentaux. Nous avons ainsi un important travail à réaliser pour mieux définir nos valeurs. A ce titre, je trouve très intéressant l'idée d'avoir mis en place une commission dont l'objectif consiste à mener une réflexion sur les indicateurs de richesse, laquelle s'inscrit dans la suite des travaux de M. Patrick Viveret.
Dans un de mes ouvrages, j'avais abordé, de manière assez provocante, le thème d'abondance frugale en développant l'idée selon laquelle, si chacun a droit à une forme d'abondance essentielle à son développement, il ne saurait, pourtant, espérer posséder toutes les formes d'abondance. J'aime définir la démocratie comme ce qui permet à chacun de donner le meilleur de lui-même. Pour donner le meilleur de soi, chacun doit posséder, mais pas n'importe quel objet. Que chacun puisse accéder à ce qui lui est essentiel, tel est l'objectif d'une véritable démocratie et cet objectif implique, à mon sens, la mise en équilibre de trois besoins, lesquels ne sont pas correctement équilibrés dans le fonctionnement de notre système économique :
- Le besoin professionnel, soit le besoin de travailler pour être reconnu par les autres, prendre sa place dans la société et avoir un revenu décent.
- Le besoin relationnel, revenant à donner, recevoir et rendre et ce, en l'absence de toute norme. Car nous donnons et recevons proportionnellement à ce que nous pouvons donner.
- Le besoin spirituel. Nous sommes aujourd'hui dans une société en perte de repères et nous avons besoin de temps pour nous construire en tant que personne, pour donner le meilleur de nous-mêmes.
Ainsi, il nous faut redéfinir notre mode de développement pour le recentrer sur l'essentiel. Ce chantier, à première vue, m'apparaît comme l'une des conditions essentielles pour lutter en profondeur contre les exclusions.
Par ailleurs, la politique de sobriété créative et solidaire que je viens d'évoquer passe par un niveau de redistribution sociale à la fois élevé et bien orienté. Si nous voulons réussir ce pari, il nous faut vivre avec un taux de 45% de prélèvements obligatoires. En effet, nous ne pouvons pas baisser les prélèvements obligatoires et prétendre, dans le même temps, savoir faire face à tous les besoins. Personnellement, je n'y crois pas. La révision à la baisse des taux d'imposition n'est d'ailleurs plus d'actualité. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, un homme politique parlait de rupture, avec une baisse de 6 points des prélèvements obligatoires. Son discours a bien changé. Le pacte social avec les Français est ancré dans cette obligation, pour nous, de vivre avec un taux de 45% de prélèvements obligatoires, que nous pouvons mieux utiliser et de manière différente par rapport à aujourd'hui.
En effet, nous pouvons prélever autrement l'impôt, de façon plus juste, en le reliant moins au travail et davantage aux revenus. Je ne suis pas d'accord avec les baisses d'impôts instituées depuis de longues années et pas seulement par l'actuel gouvernement. Il faut prélever mieux, moins sur le travail et plus justement sur les revenus, pour nous orienter vers un plein emploi de qualité.
De plus - et il s'agira de ma septième remarque -, je pense que la France ne veut pas du modèle libéral pur et dur, à l'américaine, s'accompagnant d'un blocage du salaire minimum en valeur nominale pendant de longues années et d'une forte dérégulation du marché du travail. La France n'est pas non plus capable d'imiter le modèle social-démocrate, dans la mesure où elle ne possède pas les structures nécessaires à son fonctionnement : des prélèvements importants, des partenaires sociaux nombreux, qui, sans lien avec l'État, mettent l'emploi en priorité dans leurs revendications, soutiennent les demandeurs d'emploi par des services très bien dotés, mais de façon quelque peu contraignante.
La France ne peut adopter aucun de ces deux modèles. Elle repose sur un système centré autour d'un Etat individualiste, lequel, s'il n'était pas gênant dans la période des Trente Glorieuses, ne fonctionne plus actuellement.
Nous avons donc à trouver un nouveau modèle social et économique, celui du plein emploi de qualité que nous propose l'Europe. Mais ce modèle est très coûteux. Il implique de soutenir l'initiative sous toutes ses formes. Il nécessite un service public de soutien des chômeurs très bien organisé et mieux financé encore, de récolter des sommes pour la recherche, la formation et l'enseignement - qui ne fonctionne pas très bien en France -, et pour des contrats aidés, de façon à proposer un travail d'intérêt général aux personnes qui n'en trouvent pas.
Comme ce modèle est très coûteux, nous devons avoir conscience que nous ne pourrons pas organiser le plein emploi de qualité sans avancer les sommes nécessaires. Cet argent doit provenir des prélèvements obligatoires, par exemple. Mais son déblocage nécessite, par ailleurs, que d'autres fonctions sociales soient reléguées, en termes de priorités et de crédits, au second plan, et ce tant que le plein emploi ne sera pas rétabli.
Si nous raisonnons sur le long terme, avec la volonté d'investir dans une société qui se restructure et reconstitue la valeur du travail, nous avons le devoir de lutter contre la pauvreté, en priorité par un retour à l'emploi de qualité. Actuellement, le débat autour de l'emploi et de la pauvreté oppose deux courants. Le premier est constitué par ceux désireux d'aider les personnes pauvres en leur donnant un supplément de revenu, le second, par ceux dont le souhait est d'aider les personnes pauvres en leur donnant plus de travail qu'elles n'en ont. Cette opposition met en évidence un dilemme moral. Il me semble, en effet, que notre priorité collective consiste à redonner du travail à un maximum de personnes. Or cette volonté implique, non seulement la suppression des aides au revenu, mais aussi et surtout d'accroître la base productive, celle-ci constituant le progrès social de demain.
De ce point de vue, que dire des chantiers actuellement en cours ?
Pour moi, les chantiers emplois, actuellement ouverts, le sont de façon raisonnable. Il existe un travail collectif intéressant, que je n'avais pas ressenti depuis longtemps. En effet, le fait d'avoir ouvert, dans le même temps, tous les grands chantiers, en donnant une impulsion à ce projet, sans pour autant faire preuve de dogmatisme, en laissant les acteurs s'exprimer, sans toutefois laisser cours à d'interminables réflexions, me paraît présenter une réelle avancée. Je retiendrai trois des propositions nées de ces chantiers :
- Promouvoir une nouvelle politique salariale. Elle pourrait se mettre en place par le conditionnement des allégements de charges à des accords de salariaux. En l'absence de ces derniers, les entreprises verraient leurs allégements de charges réduits de 10%, selon l'avis du Conseil d'orientation de l'emploi. En contrepartie, les évolutions du salaire minimum iraient à leur vitesse minimale. En effet, s'il suffisait d'augmenter le salaire minimum pour régler tous les problèmes, nous le saurions déjà. Une augmentation moins rapide du salaire minimum implique la constitution d'une autre dynamique salariale en incitant les employeurs à négocier au niveau des salaires ou, le cas échéant, à engager une discussion avec les syndicats pour leur offrir des contreparties, avec une hausse des moyens accordés à la formation ou à l'investissement. Une nouvelle donne de politique salariale peut ici être esquissée.
- La réforme du service public de l'emploi et de la formation professionnelle constitue un deuxième grand enjeu. Parviendrons-nous à l'instaurer ? Nous l'ignorons. Mais l'ouverture de cette réforme représente une bonne idée. Je pense également que le travail conduit lors du Grenelle de l'insertion repose sur une démarche sérieuse. Nous déplorons malheureusement que deux grands sujets n'aient pas été traités dans le cadre de ce chantier : l'aide à la création d'entreprise et le temps choisi.
Concernant l'aide à la création d'entreprise, je suis favorable à l'instauration d'un capital initiative. Toute personne doit avoir le droit de jouir, à un moment de sa vie, d'un capital initiative sur la base d'un projet validé. Ceux qui ne prennent pas d'initiative financent ainsi ceux qui en prennent et bénéficient ainsi des initiatives des autres. C'est là une forme de solidarité créative.
Pouvoir choisir son temps de travail est essentiel pour l'équilibre humain dont j'ai parlé tout à l'heure. Il s'agit de donner davantage de travail à ceux qui travaillent à temps partiel sans le vouloir, mais aussi d'offrir un autre équilibre de vie, dans le cadre d'un parcours sécurisé, à ceux qui, oeuvrant à plein temps, sont soucieux de travailler moins. Ce projet peut aller dans le sens du développement durable. Nous aurions tort de ne pas le traiter, de renoncer à l'idée d'avoir un temps de travail choisi organisé par l'entreprise.
Le Revenu de solidarité active (RSA) présente des aspects très intéressants. Toutefois, il est difficile aujourd'hui de le mettre en oeuvre. Le problème consiste à savoir si le RSA va permettre une requalification sociale progressive, ou, au contraire, légitimer des emplois à temps partiel mieux rémunérés, mais continuant à enfermer leurs détenteurs dans une certaine précarité. Pour ma part, je considère que cette affaire n'est pas « jouée », si vous me permettez cette expression. Le Conseil d'orientation de l'emploi aura un avis à donner sur cette question. Je serai le rapporteur de ce groupe de travail.
De plus, le RSA coûte très cher et, à mes yeux, son développement ne doit pas se traduire par une diminution du nombre de contrats aidés. Ces derniers ont un rôle important à jouer dans le cadre du retour au plein emploi et de la lutte contre l'exclusion, à condition qu'ils représentent des contrats de qualité, offrant un travail à temps plein et une formation. J'ignore comment sera traité ce dilemme. Mais je suis convaincu que cette question se trouve au coeur de votre réflexion.
Une autre tentation doit être évitée, celle d'instaurer un contrat unique d'insertion. Si, en soi, ce contrat représente une bonne idée, il faut prendre garde à l'envie des structures de l'insertion par l'activité économique de vouloir se réserver le bénéfice de ce type de contrat. Car, si nous restons dans l'esprit de la loi de 1998, la lutte contre l'exclusion concerne tous les acteurs. Ainsi, toute association faisant un effort en matière d'insertion doit pouvoir bénéficier d'un contrat aidé. Je suis favorable à ce que nous soyons beaucoup plus exigeants qu'auparavant dans les domaines de l'accompagnement et de la formation. Mais je ne voudrais pas que nous professionnalisions l'insertion à l'extrême. Si l'insertion a besoin de professionnels, elle doit pouvoir concerner tout le monde, ce qui m'amène à parler des indicateurs.
J'anime un groupe de travail du CNIS autour du thème « chômage, emploi et précarité », sur lequel vos collègues du Parlement réfléchissent également. Il me paraît nécessaire d'éviter la « fétichisation » des indicateurs, source d'exclusion. En France, le taux de chômage a pris une telle importance que nous élaborons des politiques dont la vocation première est d'agir davantage sur les indicateurs plutôt que sur le chômage réel. Nous exprimerons quelques idées sur le sujet dans le cadre du groupe de travail que j'ai mentionné.
Voici certaines d'entre elles :
Tout d'abord, l'indicateur parfait n'existe pas. Tout indicateur est imparfait, au sens où il traduit certaines données et en cache d'autres, et peut être affecté par des circonstances momentanées.
Par ailleurs, nous avons tendance à considérer qu'il faut trois indicateurs pour analyser une situation. En effet, l'utilisation d'un seul indicateur risque de « fétichiser » celui-ci, surtout au regard du débat médiatique que nous connaissons. Avec deux indicateurs, il est possible, avec l'un, d'avancer une réalité et, avec l'autre, de dénoncer celle-ci. En revanche, le suivi de trois indicateurs permet de penser qu'au moins deux d'entre eux expriment une tendance. Dans sa dernière enquête trimestrielle, l'INSEE a donné les trois indicateurs suivants :
-Le nombre de chômeurs au sens du BIT. Il s'agit des personnes qui n'ont pas travaillé une seule heure, mais qui font des recherches d'emploi actives et sont disponibles (2,2 millions de personnes au 3ème trimestre 2007).
- Le chômage au sens de l'ALE. Il touche 600 000 personnes et concerne celui ou celle qui ne travaille pas, qui n'est pas disponible et ne se consacre pas à des démarches très actives du fait d'un découragement.
- Le sous-emploi. Il est subi par 1,2 millions de personnes, celles qui travaillent, mais qui voudraient travailler plus et vivent au-dessous du minimum vital.
Tout le monde conviendra que le taux de chômage de 5% souhaité par le Président de la République concerne celui mesuré par le BIT. Il faudrait donc songer à analyser les deux autres indicateurs, de manière à les affiner au regard des trois dimensions du chômage. La problématique est la même s'agissant de la pauvreté. Actuellement, il existe un débat, auquel participent notamment l'INPES et des personnalités telles que Martin Hirsch, pour savoir comment il est possible de chiffrer la pauvreté.
Avant d'aborder mon neuvième point, je souhaiterais ouvrir une parenthèse pour parler du chômage des jeunes. Je n'insisterai pas longtemps sur le problème, malgré sa gravité. Le marché de l'emploi est fermé aux jeunes. Leur taux de chômage est deux fois plus élevé que la moyenne. En 2002, nous avons élaboré un rapport, dans le cadre d'une commission créée à la demande du Parlement, sur l'autonomie des jeunes. Ce document préconise la création d'un véritable service public de l'orientation en faveur de la révision du système des bourses. Cette révision permettrait un report dans le temps des sommes non utilisées par celles et ceux qui n'aiment pas l'école et qui ont tendance à se diriger immédiatement vers l'activité professionnelle. Ce système ouvrirait le droit à un revenu contractuel à l'autonomie, soit le droit de bénéficier d'un revenu à condition d'avoir un contrat.
Si une partie de ce programme a été réalisée, la situation n'a fondamentalement pas avancé. Selon moi, les jeunes auraient des raisons de faire montre de davantage de violence à l'égard de la société. La pression sociale de la consommation pèse sur eux de manière particulièrement forte et ils sont à un âge où le désir explose assez naturellement. Ne pas trouver de travail, se sentir exclu, et pourtant professionnellement mature, représente une situation très difficile à vivre.
A ces divers titres, je pense que nous manquons, en France, d'une réelle politique de la jeunesse.
En neuvième et avant-dernier point, je vous ferai part de mon espoir dans le futur. J'ai, en effet, des raisons d'espérer des avancées et une résolution des problèmes que j'ai soulevés. Tout débat politique mis à part, je pense que nous sommes plus lucides qu'auparavant sur l'exclusion et la pauvreté. Nous pouvons en parler plus librement et les partenaires sociaux ont pris conscience de la problématique, peut-être parce qu'ils sont membres du CNLE et peuvent entendre les propos de celles et ceux qui défendent légitimement les salariés dans l'entreprise et les administrations.
Par ailleurs, le Conseil économique et social a mené tout un travail sur le sujet et un accord a été signé entre les associations regroupées au sein d'ALERTE et les partenaires sociaux, notamment pour la mise en place de groupes de travail. Nous en sommes arrivés à un moment où la cristallisation collective peut se produire autour du sujet et aboutir à offrir de meilleurs emplois. D'un point de vue psychologique, cette situation me semble comparable à celle de la période 1983-1985, lorsque la France a tourné le dos à l'inflation. Cette politique a été une réussite collective et des réussites de cette nature peuvent se reproduire aujourd'hui, étant donné la prise de conscience actuelle du problème de la pauvreté et de l'exclusion.
Enfin, notons que de nombreuses institutions ont été instaurées pour lutter contre ces phénomènes. Mais elles peuvent paraître pléthoriques et des esprits quelque peu simplificateurs pourraient avoir tendance à les rassembler. Je pense notamment au Conseil d'orientation de l'emploi, à la commission sur les retraites, à la commission de la lutte contre les exclusions, à la commission sur la santé, etc.
S'agissant du Plan, sa formule, consistant à travailler durant six ou neuf mois sur des sujets relatifs à la santé ou à l'emploi, n'est plus satisfaisante. Il n'est plus possible de traiter de questions aussi complexes en si peu de temps. Il faut travailler dans la durée, en continu ; une nécessité à laquelle est confronté le Conseil d'orientation de l'emploi et des retraites. En effet, il est utile de pouvoir bénéficier d'un temps nécessaire pour permettre l'appropriation de sujets très complexes.
Sur le plan institutionnel, nous avons réalisé des progrès. Ainsi, notre gouvernance en matière de retraite s'est grandement améliorée. Mais il manque une mise en cohérence de tous les autres ensembles. Cet enjeu est central. Il nous faut choisir une direction et nous y tenir.
Merci à tous pour votre attention.
M. Jean-François HUMBERT, Président - Merci, M. de Foucauld. J'ai été tout à fait séduit par votre intervention. Je l'affirme devant mes collègues qui vont, pour leur part, vous poser des questions. Je vous avoue également que vous avez déjà répondu à la plupart des questions que nous avions préparées. Je préfère donc donner la parole à mes collègues participants. Je passe tout d'abord la parole à notre rapporteur.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Merci, M. le Président. Personnellement, je suis séduit par les théories de M. Jean--Baptiste de Foucauld depuis longtemps. Vous alimentez la réflexion sur le sujet en ouvrant des pistes au coeur même de la problématique, sans dogmatisme, ni solution toute faite. Au contraire, vos analyses vont au fond des choses.
Vous avez fait référence à une commission dans laquelle siégeait M. Viveret.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Oui. Il s'agit d'une mission ancienne. Je ne crois pas qu'elle existe encore.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - J'en parle car cette mission a eu un rôle fondamental. M. Viveret avait tenu des réflexions de grande qualité, que j'avais reprises à mon compte lors de la Conférence nationale de lutte contre la pauvreté au Conseil économique et social. Je m'étais également référé aux propos de Patrick Boulte, l'un de vos proches au sein de Solidarités nouvelles contre le chômage.
Cosignataire de l'appel en faveur de la création du service civique obligatoire que vous avez cité, je m'interroge, néanmoins, sur la méthodologie à adopter pour mettre en place ce service. Il s'agit d'un point que nous devons creuser. Il est incontestable que la professionnalisation des armées a relevé d'une décision incontournable. Mais en l'instaurant, nous avons perdu de vue que le service militaire créait de la mixité et de la cohésion sociale, donnait le sentiment aux conscrits de participer à la construction d'une cohésion et à l'organisation de la solidarité. A ce sujet, je souhaiterais savoir si vous avez pensé à d'autres pistes expérimentales, susceptibles de faire bouger les lignes. Existe-t-il d'autres secteurs, d'autres approches favorisant ce type d'initiatives ?
Par ailleurs, j'ai soumis l'idée de recevoir prochainement le Général Valentin. Il s'occupe de « Défense deuxième chance » et fait partie de ces personnes qui s'inscrivent dans l'approche expérimentale, chargées de ré-impliquer socialement des jeunes en difficulté.
En outre, un débat se tient actuellement pour savoir s'il faut maintenir la pléthore d'institutions que vous avez signalées ; mais vous avez a priori répondu à nos questions. Je tâcherai donc de modérer mes propres interrogations sur la valeur ajoutée attendue d'une possible fusion de ces organisations. Dans l'immédiat, ne dépensons pas d'énergie à mettre en place cette fusion. Certaines actions sont plus urgentes que d'autres à mener.
Je diffuserai volontiers votre rapport auprès de la Commission sur l'autonomie des jeunes. J'ai été tout à fait convaincu par vos propos concernant l'absence de perspectives d'emplois et d'insertion dans la société offertes pour les jeunes. Cette réalité dénote une pathologie assez grave, dans la mesure où ce processus doit logiquement s'opérer de façon naturelle. Si nous ne pouvons pas dire que la société actuelle a un problème avec les jeunes, j'ai, malgré tout, l'impression que ces derniers, qui ont de tout temps représenté l'espoir et l'avenir d'une société, sont aujourd'hui délaissés.
En conclusion, je souhaiterais savoir si vous connaissez d'autres expériences, françaises ou étrangères, susceptibles de satisfaire cette intégration.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Pour répondre à votre question, je vous citerai une expérience réalisée au Québec où a été accompli un véritable travail collectif pour préparer la loi contre la pauvreté. Les Québécois ont d'ailleurs inventé le concept de Produit intérieur doux, à opposer au Produit intérieur brut. Les Canadiens ne manquent pas d'humour. Je crois qu'un colloque se tiendra sur le sujet, en région parisienne, à la fin du mois de mars. Vous pourrez vous y rendre si vous en avez le temps.
S'agissant du service civique obligatoire, il me semble nécessaire de mettre en place une sorte de Grenelle pour réfléchir au sujet. Le journal La Vie a lancé un appel et réunit des associations autour de cette démarche. Cependant, des personnalités du monde associatif et des jeunes se sont élevés contre ce projet. Quant aux syndicats, ils ont perçu, dedans, une entreprise de travail forcé et de prélèvement des emplois. Au demeurant, celles et ceux qui s'opposent au service civique obligatoire ne se sont pas officiellement exprimés. Il n'est donc pas utile de mettre en oeuvre ce projet tant qu'un réel débat n'aura pas été tenu sur ses enjeux. De ces derniers, nous pouvons voir émerger plusieurs scénarios possibles, concernant le volume, la durée et la rémunération de ce service civique obligatoire.
Dans un premier temps, la question posée est la suivante : ce projet doit-il concerner uniquement les jeunes ou l'ensemble de la société civile ? Je me souviens d'avoir tenu un débat sur le sujet avec Bruno Julliard, à Saint-Denis ; débat au cours duquel il s'est positionné assez nettement contre le service civique obligatoire, sauf s'il concerne toute la population. Pour lui, si seuls les jeunes étaient stigmatisés, la proposition découlerait sur un mouvement de protestation étudiante.
Ensuite, il s'agit de déterminer un coût. Actuellement, il semble que l'ACSE ne dispose plus de beaucoup d'argent. De fait, le projet élaboré à la suite de la crise des banlieues n'est même pas financé. Nous pourrions expérimenter un certain nombre d'actions, comme, par exemple, l'initiation d'un dialogue avec les jeunes dans les quartiers. Mme Fadela Amara devrait proposer quelques idées en la matière.
A mes yeux, un travail collectif doit être accompli sur la base d'une méthode fédérative. La mise en place d'un service civil civique obligatoire ne pourra avoir lieu qu'au travers d'un débat politique fort et peut-être même d'un référendum, compte tenu de la nature de cette obligation. Si ce projet n'aboutit pas, je reprendrais les mots de M. Massé : « Il est plus important de faire un plan que d'avoir un plan. » Cette phrase très profonde véhicule l'idée que la démarche importe parfois autant que le résultat. Celle-ci permettrait de prendre conscience du manque de cohésion sociale dans notre société et d'entendre les arguments exposés par les différents acteurs de ce dossier, en faveur ou en défaveur de la création de ce service civique obligatoire.
Sur ce point, un véritable message doit être transmis au pouvoir actuel.
M. Jean-François HUMBERT, Président - Je donne la parole à Mme Odette Herviaux.
Mme Odette HERVIAUX - J'ai également été passionnée par votre exposé. En revanche, un point m'interpelle. Dans les comptes rendus, que j'ai pu lire, des auditions précédentes, j'ai constaté que différentes problématiques abordées sont récurrentes : le logement, l'accueil d'urgence, la santé, l'insertion et la formation. Ces problématiques apparaissent dès qu'il est question de pauvreté. Or les représentants politiques que nous sommes ont les moyens d'intervenir sur elles.
Par contre, ils sont désarmés pour créer des emplois de qualité, dont le développement est nécessaire pour solutionner les problèmes. Parmi les exclus, nous voyons émerger de plus en plus de travailleurs pauvres. Avez-vous des préconisations, des idées pour nous aider à inciter le monde économique à proposer des emplois de qualité ?
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - De nombreuses actions peuvent être menées dans le domaine des politiques de l'emploi. Mais il faut d'abord que l'État montre l'exemple en proposant des contrats aidés à plein temps, lorsque l'employeur et l'employé en sont d'accord. Par ailleurs, la formation doit être incluse dans le temps de travail, rémunérée, être longue et qualifiante pour toutes les personnes qui en ont besoin.
Des initiatives peuvent être engagées dès à présent. Le Plan Borloo avait démarré sur une base positive en promouvant des contrats aidés à plein temps. Mais, au cours de l'année 2006, il a considéré comme étant préférable de proposer deux contrats de 26 heures plutôt qu'un contrat de 35 heures. De fait, les subventions aux associations pour les contrats d'accompagnement vers l'emploi ont été calculées sur une base de 26 heures. Aujourd'hui, la tendance se poursuit dans ce sens. Nous préférons offrir deux emplois à mi-temps, plutôt qu'un emploi à plein temps. Nous privilégions ainsi la création de trois emplois sans formation plutôt que deux avec formation.
Il est compréhensible que nous ayons opté pour cette démarche peu avant une échéance électorale. Mais si nous nous entêtons à procéder de cette manière pendant une vingtaine d'années, il ne faudra pas s'étonner que les citoyens concernés par ces contrats aidés ne croient plus en la pertinence des politiques d'emploi.
Par ailleurs, je ne suis pas en faveur de la loi sur l'emploi et le pouvoir d'achat. Comme nous l'avons indiqué au sein de Solidarités nouvelles contre le chômage, cette loi est beaucoup trop coûteuse par rapport à ce qu'elle rapportera et il est dommage qu'aucun effort n'ait été entrepris pour inciter les employeurs à augmenter le temps de travail des personnes oeuvrant à temps partiel par le biais de textes législatifs. Offrir la possibilité de passer d'un contrat à temps partiel à un contrat à temps plein est prioritaire, plus prioritaire que la mise en place des heures supplémentaires. Je rappelle que 1,4 millions de travailleurs se trouvent dans une situation de sous-emploi. Or ces travailleurs n'ont pas besoin d'avoir accès à des heures supplémentaires, mais à des heures de travail, tout simplement. Il aurait été possible de négocier avec le patronat dans ce sens.
Enfin, les moyens d'action politique ne doivent pas nécessairement revêtir la forme de lois. Observez la façon dont sont conduites les politiques suivies dans le cadre de la LOLF. Incontestablement, les élus ont un rôle à jouer. L'emploi représente une suite de petits sujets traités en cohérence et menés à bien, les uns après les autres. Aucune grande mesure n'est susceptible de traiter le problème du chômage en une seule fois. Malgré tout, la seule existence du Conseil d'orientation de l'emploi relève, pour moi, du domaine positif, dans la mesure où les réflexions peuvent s'y dérouler sans qu'elles aboutissent nécessairement à une décision. Trop souvent, les personnalités politiques sont amenées à effectuer des choix, sans avoir eu le temps préalable de la réflexion. Prendre le temps de la discussion, en amont des décisions, est essentiel dans la conduite politique. En cela réside le travail d'une commission comme celle-ci.
M. Jean-François HUMBERT, Président - Merci. Je passe la parole à M. Desessard.
M. Jean DESESSARD - Je vous remercie de votre exposé. Vous avez pris le temps d'évoquer l'ensemble du projet. J'ai deux questions à vous poser. Tout d'abord, un débat a lieu autour du revenu des jeunes. Les réseaux, que vous avez soutenus, ont instauré la mise en place du RMI, de concert avec tous les acteurs et institutions de l'époque. Or, aujourd'hui, le RMI n'est pas accessible aux jeunes de 18 à 25 ans. Quelle est votre position sur le sujet ?
Ma deuxième question concerne le revenu universel citoyen, sur lequel je souhaite également connaître vos positions.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Il s'agit d'un vaste sujet. Je serai assez bref sur le revenu universel. Je n'y suis pas favorable. Tout don implique un don en retour. Une contrepartie est nécessaire à toute action, proportionnelle à ce qui a été donné et à ce que la personne peut rendre. Je suis en faveur de conditionnalité proportionnelle. Or, le revenu d'existence implique l'inconditionnalité. Nous franchissons ici la limite de l'hybris : l'homme ne saurait vivre entièrement dans la gratuité. Il a besoin de donner, de recevoir, de rendre. Vous avez sûrement lu les travaux d'Alain Caille sur l'anthropologie du don. Il explique que ce « donner, recevoir, rendre », opposé au « prendre, refuser, garder », est à la fois libre et obligé, intéressé et désintéressé. Il n'y a quasiment aucun exemple de prestation sans contrepartie : les allocations familiales permettent d'éduquer les enfants, les allocations chômage permettent de chercher du travail, etc. Nous avons tenu de nombreux colloques sur le sujet, dont la nature entraîne des désaccords irrémédiables.
Sur le plan financier, malgré les économies qu'il induirait, ce type de revenu provoquerait un surcoût. Or, si nous peinons déjà à assurer nos retraites, comment, par miracle, pourrions-nous accorder un revenu d'existence ? Je ne vois pas de quelle manière nous pouvons légitimement prétendre financer les retraites et, dans le même temps, nous diriger joyeusement vers la mise en place d'un revenu universel d'existence. De plus, le financement du revenu d'existence suppose une base productive forte. Or, dans sa nature même, ce revenu peut avoir pour effet de réduire cette base productive. Il existe donc une contradiction dans les termes. Mais je sens, M. Desessard, que je ne vous ai pas convaincu.
S'agissant du revenu des jeunes, je m'en tiens aux propositions faites lors de notre commission pour favoriser l'autonomie de ces derniers. Dans un premier temps, nous devons donner aux travailleurs sociaux la possibilité de faire bénéficier les jeunes peu qualifiés, en difficulté, ou sans couverture chômage, de ce que nous avons nommé un revenu contractuel d'accès à l'autonomie. Le jeune signe un contrat et, en retour, reçoit une prestation d'un montant équivalent à celui du RMI pendant un temps à définir. Il est nécessaire d'engager des actions pour instaurer un système de ce genre, non pas pour tous, mais pour celles et ceux qui connaissent des situations difficiles. Les programmes TRACE et CIVIS ont cette vocation, mais ils sont très compliqués. Pourtant, j'estime que les travailleurs sociaux ont besoin d'un outil opérationnel dans les quartiers.
Je m'exprime devant vous à titre personnel. Car j'ignore quelle sera la position du Conseil d'orientation de l'emploi. J'estime qu'il est urgent d'entreprendre quelque chose. Si nous avions véritablement appliqué le principe du RMI en mettant en place des réciprocités proportionnelles pour permettre aux personnes de s'insérer, nous aurions pu étendre sans difficulté ce contrat aux jeunes. Nous nous serions inscrits dans une logique de droits et de devoirs équitablement organisés. Mais, comme nous n'avons pas très bien su gérer ce contrat, il est aujourd'hui difficile d'agir. C'est pourquoi nous devrions refonder ce RMI.
Vous avez affirmé que Solidarités nouvelles contre le chômage a soutenu la création du RMI. C'est exact. Mais nous avons surtout soutenu son principe. Nous aurions rédigé la loi sur le RMI d'une autre manière. Ce texte est, en effet, d'une savante ambiguïté. Les partisans de l'article 1 évoquent le droit au revenu et les partisans de l'article 2 pensent que toute personne qui s'engage bénéficie d'un droit. Nous étions plutôt favorables à l'article 2.
M. Jean-François HUMBERT, Président - Je vous ai donné la parole momentanément, M. Desessard. Je vous sais habituellement très loquace. Souhaitez-vous la reprendre ?
M. Jean DESESSARD - Puisque M. le Président m'y autorise, je prends à nouveau la parole. M. de Foucauld, vous êtes un membre actif de Solidarités nouvelles contre le Chômage. Je souhaite signaler qu'il existe aussi Solidarités face au Logement, une organisation proche de la vôtre.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Il s'agit en effet d'une petite soeur, créée par des membres de Solidarités nouvelles contre le chômage.
M. Jean DESESSARD - Souhaitez-vous nous faire part d'une brève réflexion sur ce point ?
M. Jean-François HUMBERT, Président - Une brève réponse serait la bienvenue.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Dans les années 1990-1992, lorsque je travaillais au Commissariat au Plan, les experts pensaient que le problème du logement était résolu. Nous nous demandions même si nous n'allions pas utiliser autrement le 1% logement. Des difficultés demeuraient, bien sûr, mais globalement, la situation était devenue satisfaisante. J'ai donc été très surpris par la montée en puissance de ce problème, liée selon moi à la dégradation du lien social : autonomie des personnes, séparations de tous ordres, instabilité croissante des ménages. Ainsi, nous n'avons pas su distinguer l'impact de la baisse du lien social sur le logement.
Actuellement, le débat consiste surtout à savoir s'il faut un toit ou un emploi d'abord. A l'instar des spécialistes de la question du logement, je suis favorable à l'expérimentation du droit au logement opposable, sans pour autant me bercer de trop d'illusions sur son application. Deux réalités s'imposent : sans toit, il est difficile de trouver un emploi et sans emploi, il est difficile de garder un toit. J'aurais peut-être dû parler davantage de ce sujet. Mais n'en étant pas un spécialiste, j'ai préféré ne pas l'évoquer. Le plein emploi de qualité, celui qui induit une bonne couverture sociale, implique que le droit au logement soit effectif.
M. Jean-François HUMBERT, Président - M. le rapporteur, avez-vous d'autres questions ?
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Vous avez évoqué les problèmes liés au manque d'éducation et de formation initiales. Avez-vous des conseils, des suggestions à avancer sur ce point ? Vous avez écrit également que « la capacité du système éducatif conditionne ultérieurement, et d'une certaine manière, le problème de l'emploi ». Nous sentons bien aujourd'hui que nous approchons de près cette problématique.
Je ne veux pas parler de réforme structurelle. Mais comment est-il possible d'aborder la transmission du savoir, de la relation entre professeur et élève, notamment à l'école primaire et au collège, pour ouvrir la voie à cette nouvelle société que vous évoquez ?
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Tout d'abord, l'accès à la formation des demandeurs d'emploi représente un problème conséquent. A travers notre association, je constate à quel point il est difficile, pour bon nombre de gens, de se réorienter professionnellement ou même d'améliorer une de leurs compétences. Pour cela, il faut trouver la bonne structure, les bons financeurs qui sont multiples. A cet égard, notez que nous sommes souvent amenés, dans notre association, à apporter une aide dans le cadre de certains plans de financement. Recourir à une association bénévole pour ce faire me semble anormal. J'espère donc que les travaux en cours au sein du Conseil d'orientation de l'emploi permettront de faire évoluer cette situation.
Un chantier important est à mener sur le terrain de la formation. Cette dernière, en effet, n'est pas toujours orientée vers les zones où les besoins s'expriment le plus. Un élément m'a marqué dans le système danois de « flex-sécurité ». J'en ai pris connaissance dans le rapport de M. Robert Boyer : au terme d'une année, lorsque quelqu'un est toujours au chômage, il est quasiment obligé de suivre une formation longue et rémunérée. Les Danois ont constaté que, quelque temps avant que ce couperet ne tombe, comme par miracle, les gens retrouvent du travail. Pour les autres, ceux qui n'en ont pas retrouvé, ils reçoivent une formation qualifiante, qui, en général, conduit à un poste rémunéré.
Sur le même sujet, j'ai lu, il y a quelque temps, un rapport d'évaluation de l'AFPA montrant que le taux de placement des personnes quittant cette institution, après y avoir reçu une formation, est extrêmement faible.
M. Jean DESESSARD - Ne voudriez-vous pas nous le transmettre ?
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Ce taux est de 55 %.
M. Jean DESESSARD - Ce taux ne me paraît pas faible.
M. Jean-Baptiste de FOUCAULD - Les formations AFPA devraient conduire à un taux de placement de 80%. Solidarités nouvelles contre le chômage n'a pas les moyens d'une puissance publique. Mais 60% à 65% des personnes qui passent par notre structure trouvent un emploi. Je peux comprendre que le taux de placement des personnes fréquentant les ateliers chantiers d'insertion soit de 30%, car il concerne les publics les plus difficiles. Mais les personnes prises en charge par l'AFPA ne présentent pas ce profil.
Revenons sur le manque de formation initiale. N'ayant pas d'enfant, je n'ai pas pu suivre précisément les évolutions de notre système éducatif. Mais, lorsque nous avions travaillé sur le dossier de l'autonomie des jeunes, j'avais été frappé de voir combien les problèmes d'orientation sont très mal traités. Nous avions alors demandé la création d'un service public de l'orientation multi-partenarial et local, permettant aux jeunes, dès 12 ou 13 ans, d'envisager les orientations susceptibles de s'offrir à eux. De plus, nous avions soumis l'idée de laisser les jeunes, pour qui l'école ne convient pas, partir sur le marché du travail, tout en leur permettant de conserver un capital bourse en cas de retour sur les bancs de l'école.
Enfin, je préfère laisser à d'autres personnes le soin de répondre à la question relative à la relation entre le maître et l'élève.
M. Jean-François HUMBERT, Président - Je voudrais, au nom de cette Mission et de ses membres, vous remercier très sincèrement pour votre brillante prestation. Nous nous permettrons de faire appel à vous de nouveau, par écrit, si nous venions à découvrir qu'un point n'a pas été traité aujourd'hui. Mais, compte tenu de la clarté de votre exposé, je ne suis pas certain que nous ayons besoin de vous solliciter encore. Merci encore pour votre intervention.