CHAPITRE III - LES DÉPENSES PUBLIQUES CONTRE LE POUVOIR D'ACHAT ? UN ARGUMENT QUI REPOSE SUR DES CONVENTIONS STATISTIQUES FRAGILES
Le débat sur le pouvoir d'achat est parfois l'occasion de mettre en cause les dépenses publiques. Leur augmentation ou leur niveau nuirait au pouvoir d'achat des ménages. Une réduction des dépenses publiques aurait des effets bénéfiques sur celui-ci.
Il est difficile de trouver une explicitation de ces affirmations qui, pour être récurrentes, ne sont jamais accompagnées du « mode d'emploi » qui permettrait de les comprendre.
Toutefois, on peut imaginer deux sortes de fondements à l'appui de cette thèse :
- les dépenses publiques réduiraient la croissance économique en allouant le revenu de façon inefficace , ce qui aurait pour impact final de diminuer le pouvoir d'achat ;
- les dépenses publiques, en élevant le taux d'imposition, pèseraient sur le revenu des ménages .
Le premier argument, qui se résume à établir un lien négatif entre dépenses publiques et croissance économique, a été examiné en détail dans les parties précédentes du présent chapitre.
C'est au second qu'on souhaite consacrer quelques développements dans cette partie. En focalisant le projecteur sur les prélèvements obligatoires et en négligeant totalement leurs contreparties, cet argument traite les dépenses publiques comme si elles n'avaient aucun impact favorable sur le pouvoir d'achat.
Il faut dire d'emblée que cette thèse tire parti de ce que la relation entre dépenses publiques et pouvoir d'achat est rendue extrêmement confuse par l'emploi d'indicateurs qui en donnent des aperçus tronqués et peu clairs .
L'utilisation très fréquente de ces indicateurs dans le débat public - à savoir le « revenu disponible brut » des ménages, solde intermédiaire de la comptabilité nationale, et le « coin fiscalo-social » 79 ( * ) - oblige votre rapporteur à leur consacrer d'assez amples développements.
Les imperfections de ces indicateurs, qui sont les outils à partir desquels le pouvoir d'achat des ménages est apprécié et se trouve soutenue la thèse d'un effet défavorable des dépenses publiques sur le pouvoir d'achat, sont telles que des éclaircissements s'imposent. Ils montreront notamment qu'ils prennent très mal en compte l'apport des dépenses publiques au pouvoir d'achat.
On doit ainsi, dépassant ce constat d'insuffisance des instruments de mesure habituels, conclure des données plus pertinentes disponibles à une indifférence du niveau du pouvoir d'achat , vu globalement, et non catégorie sociale par catégorie sociale, au niveau des dépenses publiques, mais aussi à la nécessité d'envisager quelques méthodes propres à mieux appréhender la contribution des dépenses publiques au niveau de vie .
Les biais des indicateurs utilisés pour apprécier le pouvoir d'achat des ménages ont majoritairement pour effet de minorer la contribution des dépenses publiques à celui-ci.
Il en est toutefois un qui va dans le sens inverse en introduisant une rupture avec les règles habituellement appliquées pour mesurer le pouvoir d'achat. Il s'agit de l' intégration des dépenses publiques financées par emprunt et versés aux ménages dans les ressources à partir desquelles on estime leur pouvoir d'achat .
UNE APPLICATION ASYMÉTRIQUE DES CONVENTIONS DE LA COMPTABILITÉ NATIONALE PEUT CONDUIRE À SURESTIMER LE POUVOIR D'ACHAT DES MÉNAGES 1) Certaines ressources incluses dans le revenu disponible des ménages sont financées par l'emprunt La comptabilité nationale invite à appréhender le pouvoir d'achat du revenu courant des ménages à partir d'une grandeur - le revenu disponible brut des ménages . Par là, le choix est fait de se focaliser sur le revenu courant, choix fondé, sur l'idée que seul ce revenu peut vraiment être considéré comme significatif du point de vue économique. Il exclut de prendre en compte les ressources, considérées comme exceptionnelles, que les ménages retirent sporadiquement de leurs opérations financières : les ressources qu'ils peuvent tirer de leurs emprunts ne sont pas incluses dans le revenu disponible des ménage qui servent à mesurer leur pouvoir d'achat 1 . Mais, la logique de cette convention, n'est pas pleinement appliquée. En effet, dans la situation où les ménages bénéficient de ressources versées par des tiers, recourant à l'emprunt pour les leur attribuer, elle considère ces ressources comme courantes et les prend en considération pour apprécier le pouvoir d'achat des ménages, solution qui, on l'a vu, est exclue lorsque ceux-ci recourent eux-mêmes à l'endettement . Tel est le cas pour une partie des transferts des administrations publiques aux ménages dès lors que les administrations publiques sont en déficit et doivent faire appel aux emprunts publics. En bref, une partie plus ou moins importante du revenu des ménages peut correspondre à des ressources couvertes par l'emprunt qui, en toute logique, ne devraient pas être prises en compte pour mesurer le pouvoir d'achat des ménages. On peut ainsi dire que, dans certaines configurations, les dépenses publiques, loin de l'amputer, gonflent mécaniquement le pouvoir d'achat des ménages , ce qui peut conduire à des appréciations erronées, notamment dans le cadre de comparaisons de pouvoir d'achat, dans le temps et entre pays*.
1 Cette convention peut sembler justifiée par son fondement, mais la capacité d'extraire des ressources auprès du système bancaire pourrait aussi être considéré comme un élément à part entière du train de vie des ménages, d'autant qu'elle n'est pas uniformément distribuée dans la population. Il conviendrait ainsi de compléter les indicateurs de pouvoirs d'achat par des indicateurs de train de vie pour prendre en compte les données patrimoniales à côté des données concernant les seuls revenus courants. 2) Une incohérence comptable mais pas nécessairement économique - Le point de vue présenté ci-dessus montre l'existence d'une incohérence comptable dans les modalités habituelles d'appréciation du pouvoir d'achat. Mais on doit envisager si, d'un point de vue plus économique, cette dualité d'application peut être justifiée. La question est de savoir si, économiquement, on peut trouver quelque motif à exclure les emprunts directement contractés par les ménages du champ des ressources à partir desquelles on apprécie leur pouvoir d'achat, et dans le même temps à intégrer à ces ressources des moyens procurés aux ménages à partir de l'endettement d'une tierce personne (ici l'État). - Si tel était le cas, on pourrait trouver qu'à imputer systématiquement aux dépenses publiques la responsabilité d'être à la source de prélèvements obligatoires qui pèseraient sur le pouvoir d'achat, il existerait une première objection pour les dépenses publiques qui ne sont pas financées par l'impôt (mais par des recettes non fiscales ou par des emprunts publics, ressources qui ne sont pas déduites du revenu des agents). Pour estimer que les dépenses publiques financées par emprunt doivent être comptées comme toute autre dépense publique dont les ménages bénéficient à leur profit, on peut faire valoir que l'endettement de l'État n'est pas équivalent à l'endettement des ménages puisque seul le premier est engagé. En ce sens, on peut ajouter que c'est d'ailleurs une des fonctions essentielles de l'État que d'être un intermédiaire financier au service des agents économiques et que dans ce rôle, il est particulièrement providentiel puisque, non seulement il se substitue aux agents pour lever des emprunts (auxquels des agents n'auraient peut-être pas pu accéder), mais encore il les décharge de tout souci de remboursement. Cette façon de voir est trop simple cependant et il faut nuancer à partir de plusieurs hypothèses. - Dans l'hypothèse où les dépenses publiques sont couvertes par l'emprunt, des biens et services ou encore des ressources monétaires, sont mis à disposition des agents moyennant le coût de la dette. L'effet sur le pouvoir d'achat est, à court terme, favorable puisque les agents disposent de ressources qui, sans être gratuites, ne sont pas payées instantanément à leur coût total. Cependant, à long terme, le bilan des dépenses publiques ainsi financées est neutre, sauf si ces dépenses modifient la croissance économique, ou si elles sont structurellement financées par emprunt , ce qui peut arriver si l'État rembourse ses emprunts par d'autres emprunts. - Dans l'hypothèse où les dépenses publiques sont financées par des prélèvements obligatoires, la neutralité de leurs effets sur le pouvoir d'achat est instantanée . Ce qui est dépensé est immédiatement prélevé avec un impact global nul sur le pouvoir d'achat. L'impact à long terme des dépenses publiques sur le pouvoir d'achat dépend alors, comme quand les dépenses publiques sont financées par l'emprunt, de leur effet sur le régime de croissance économique . De cette typologie, on peut tirer quelques conclusions. - Le pouvoir d'achat au sens de la comptabilité nationale, c'est à dire la capacité de convertir un revenu courant en biens et services, n'est structurellement impacté par les dépenses publiques (globalement) qu'à la condition que celles-ci modifient le rythme de la croissance. On en revient alors au débat sur les effets des dépenses publiques sur la croissance économique et le bien-être. - Si l'on suppose que les dépenses publiques sont sans effets sur le rythme de croissance, les modalités de financement des dépenses publiques peuvent modifier le pouvoir d'achat de générations imbriquées en fonction du décalage dans le temps entre la mise à disposition de ressources des ménages et le financement de ces ressources . De ce point de vue des dépenses publiques financées par l'emprunt permettent d'améliorer le bien-être des générations actuelles, mais pas des générations à venir 80 ( * ) . - Une hausse permanente de l'endettement public permet de mettre à disposition des ressources économiques moyennant le seul paiement d'un intérêt . Mais, la soutenabilité d'une telle configuration est en cause si les dépenses publiques correspondantes n'augmentent pas le rythme de croissance . L'obsolescence des « biens » ainsi financés oblige à leur renouvellement et induit un endettement cumulatif, ou le recours à l'autofinancement pour les remplacer. Dans ce dernier sens, l'effet favorable sur le pouvoir d'achat aura été concentré sur une génération. * Au total, la mesure de la contribution des ressources acquises en contrepartie d'emprunts au pouvoir d'achat des ménages est peu satisfaisante : tantôt ces ressources sont systématiquement écartées de l'assiette de référence du pouvoir d'achat (celles directement octroyées aux ménages en contrepartie de leur endettement propre), tantôt elles sont prises en compte (du moins partiellement compte tenu des imperfections du revenu disponible des ménages exposées ci-après). A supposer que l'endettement public atteigne un niveau important, et qu'il serve à financer des transferts monétaires aux ménages, ces conventions comptables, à la cohérence discutable, peuvent conduire : - à gonfler le revenu disponible des ménages de ressources provenant en réalité de l'endettement, - et affecter la signification des comparaisons intertemporelles ou internationales, puisque les éléments pris en compte peuvent ne pas être homogènes. Il conviendrait de corriger ces incohérences et, à tout le moins, de mieux apprécier l'impact sur le pouvoir d'achat des ressources procurées aux ménages par l'emprunt qu'il soit directement contracté par eux ou non. * Lorsqu'un pays connaît un déficit public et qu'une partie des prestations en espèces ou en nature à destination des ménages est financée par l'emprunt, tout se passe comme si les administrations publiques s'endettent à la place des ménages. |
Cependant, les conventions statistiques utilisées pour apprécier le niveau de vie des ménages ont plutôt tendance à négliger la contribution des dépenses publiques.
Aussi peut-on affirmer que, dans les pays où le niveau des dépenses publiques est relativement élevé, le pouvoir d'achat des ménages est systématiquement sous-estimé . En effet, toute une série de dépenses publiques , qui servent à fournir des ressources aux ménages, ne sont pas comptabilisés comme telles.
Cette situation rend délicates les comparaisons internationales de pouvoir d'achat et les appréciations relatives à son évolution dans le temps.
I. DES DÉPENSES PUBLIQUES, CRÉATRICES DE RESSOURCES POUR LES MÉNAGES, NE SONT PAS PRISES EN COMPTE EN TOTALITÉ COMME TELLES
Si l'ensemble des prélèvements obligatoires directs (cotisations sociales, impôt sur le revenu) imposés aux ménages viennent en déduction de leur revenu, seules les dépenses publiques de transferts monétaires sont inscrites en ressources .
Les autres biens et services publics , qui peuvent être la contrepartie de prélèvements qu'ils acquittent, ne sont pas considérés comme des ressources des ménages.
EXEMPLE DE BIAIS DUS À LA NON PRISE EN COMPTE
Soit deux pays avec un revenu des ménages identique de 1 000 euros , l'un (PAYS X) dans lequel l'éducation est obligatoire et gratuite, financée par des prélèvements sur revenus ; l'autre (PAYS Y) dans lequel l'éducation est privée et payante (et de même coût que dans le premier). * Le revenu disponible des ménages du PAYS X sera de :
* Le revenu disponible des ménages du pays Y sera de :
Si les ménages des deux pays ont des préférences pour l'éducation identiques, la différence de pouvoir d'achat entre les deux pays est purement apparente. Supposons que le revenu de départ passe uniformément dans les deux pays à 1 100 euros et que le coût de l'éducation passe à 580 euros, * Le pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages du PAYS X évolue comme suit :
Soit une augmentation relative de 4 % et une augmentation absolue de 20 € * Le pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages du PAYS Y évolue comme suit :
Soit une augmentation relative de 10 % comme dans le PAYS X, mais une augmentation absolue de 100 €, soit le double du PAYS X Les comparaisons relatives et absolues de pouvoir d'achat perdent alors toute signification, si les préférences pour l'éducation (de consommation d'éducation) sont identiques. |
Cette convention introduit des biais importants dans les comparaisons internationales ou intertemporelles de pouvoir d'achat fondées sur la considération des revenus disponibles des ménages.
Elle altère aussi profondément la signification des « coins fiscalo-sociaux », indicateur souvent utilisé dans le débat public (voir annexe n° 5), pour montrer notamment que le niveau des prélèvements obligatoires ampute le pouvoir d'achat du revenu qui les subit .
Cette dernière conclusion, pour être apparemment juste dans le cadre de la Comptabilité nationale, ne l'est que parce que la Comptabilité nationale n'est pas parfaitement adaptée pour saisir la réalité du pouvoir d'achat des ménages .
De fait, les prélèvements à la charge des salariés ont des contreparties (celles qui ne prennent pas la forme des transferts monétaires versés aux ménages) ignorées par l'indicateur du « coin fiscalo-social » mais aussi, pour une partie d'entre elles, dans les ressources des ménages recensées dans leur revenu disponible brut . Tel est le cas des biens et services publics qui profitent aux ménages : sûreté, défense, justice, santé, éducation,...
Or, ces services, qui sont, soit manquants, soit payants quand les prélèvements obligatoires n'en assurent pas le financement, devraient être pris en compte dans les revenus courants des ménages pour avoir une plus juste idée de leur pouvoir d'achat.
Les comptables nationaux ont d'ailleurs cherché à combler cette lacune en ajoutant à la trop restrictive notion de revenu disponible brut un second concept « le revenu disponible ajusté » des ménages.
Celui-ci ajoute au revenu disponible brut les services publics dont la consommation est individualisable : l'enseignement, la santé pour l'essentiel. La correction entreprise n'est pas encore entièrement satisfaisante puisque des services et biens publics qui peuvent donner lieu à des dépenses privées lorsque l'intervention publique n'y pourvoit pas (la sûreté, l'environnement,...) sont omis. Mais il faut déjà reconnaître au revenu disponible ajusté des ménages la vertu d'être beaucoup plus représentatif que le revenu disponible brut du vrai pouvoir d'achat des ménages et de permettre des comparaisons plus exactes. Il reste à souhaiter que cette convention comptable internationale soit appliquée par tous les pays concernés et fasse l'objet de publications aussi systématiques que celles relatives au revenu disponible brut, notamment dans le cadre de l'OCDE, ce qui n'est pas encore le cas.
* 79 Le « coin fiscalo-social » est composé des prélèvements directs sur un revenu donné, généralement le revenu salarial.
* 80 Sauf, considération fondamentale, si les dépenses en question débouchent sur une augmentation de production.