II. LA CONTRIBUTION DES DÉPENSES PUBLIQUES À LA RICHESSE ÉCONOMIQUE EST SYSTÉMATIQUEMENT SOUS-ESTIMÉE

Quant à la question de l'impact défavorable des dépenses publiques sur le bien-être , cette relation négative repose, outre sur l'affirmation très contestable on l'a vu, que les dépenses publiques freinent, en elles-mêmes, la croissance, sur des indicateurs , qui donnent une idée fausse de la réalité en négligeant la contribution des biens et services collectifs au bien-être.

Tel est d'abord le cas de deux indicateurs d'usage courant pour mesurer le pouvoir d'achat des ménages : le revenu disponible brut des ménages d'un côté, le coin fiscalo-social de l'autre.

Dans les deux cas, le problème est le même : le revenu des ménages est amputé des prélèvements qu'ils subissent pour financer des services collectifs dont la contrepartie n'est pas reprise exhaustivement dans les ressources qui servent à mesurer leur richesse. Cette convention statistique conduit notamment à biaiser complètement les comparaisons de pouvoir d'achat entre des pays où les services publics sont inégalement développés au détriment de ceux où ils le sont plus particulièrement.

Mais, les problèmes de mesure de la contribution des dépenses publiques au bien-être s'étendent au-delà, jusqu'à la mesure du produit intérieur brut (le PIB).

La production non marchande est estimée à son coût de production et non en fonction des services réellement rendus.

Les méthodes d'appréciation plus qualitatives du volume de la valeur ajoutée correspondant à la partie non marchande de la production en sont à leur début et devraient recevoir un élan après l'heureuse initiative de M. le Président de la République d'enrichir la gamme des indicateurs de bien-être.

Enfin, il conviendrait de requalifier un grand nombre de dépenses publiques , qui sont considérées sur la base de principes comptables comme des dépenses correspondant à des consommations publiques, alors que, sur le plan économique , elles sont des dépenses d'investissement .

Tel est le cas en particulier des dépenses d'éducation, de santé, de recherche, ou pour l'environnement...

TROISIÈME QUESTION : QUE PEUT-ON DIRE DE LA REDISTRIBUTIVITÉ DES DÉPENSES PUBLIQUES ?

- La redistributivité de l'intervention publique est une question fondamentale , mais particulièrement ardue .

Fondamentale - d'ailleurs la redistributivité est une des trois grandes justifications de l'intervention publique (Richard Musgrave, 1959) avec l'orientation de l'utilisation des ressources économiques et la contribution à la croissance - puisque la redistributivité vise à produire un bien public en tant que tel, soit un bien que le marché ne produit pas spontanément et qui est susceptible d'améliorer le bien-être. Il ne s'agit pas seulement de répondre à un souci « compassionnel » mais de créer une situation économiquement gagnante.

Particulièrement ardue en ce sens que :

- la mesure des inégalités ne peut être univoque : elle dépend du point de vue adopté ;

- l'appréciation sur la portée redistributive de l'intervention publique, pose un problème symétrique : elle varie selon l'angle de vue choisi .

- Pourtant, la redistributivité des dépenses publiques est trop rarement étudiée , les débats sur la redistributivité se concentrant sur le système fiscal. Cette situation vient sans doute des difficultés techniques de mesure de la redistributivité des dépenses publiques, notamment de ce qu'une partie d'entre elles ne sont pas individualisables. Pourtant, aucun diagnostic solide sur la redistributivité de l'intervention publique ne peut être posé si on ne tient pas compte des propriétés redistributives de chacune de ses composantes . Des prélèvements fiscaux fortement redistributifs peuvent s'accompagner de l'absence de toute redistributivité collective si les dépenses qu'ils financent sont antiredistributives.

- Le premier constat du rapport est qu'il existe une forte corrélation positive entre le niveau des dépenses publiques et la réduction des inégalités monétaires .

Le graphique ci-dessous qui croise le niveau des prestations sociales publiques (hors pensions) et le taux de pauvreté (qui est l'expression la plus critique des inégalités) le montre avec éloquence.

TAUX DE PAUVRETÉ DES PERSONNES EN ÂGE DE TRAVAILLER
ET DÉPENSES PUBLIQUES SOCIALES - 2000

(en points de PIB)

Note : Les dépenses publiques sociales ici prises en compte sont les dépenses publiques sociales hors santé et pensions. La pauvreté est définie relativement au seuil de la moitié du revenu disponible médian des ménages corrigé de leur composition.

Source : OCDE

On peut étendre ce constat du lien entre l'effet redistributif des dépenses publiques et leur niveau aux dépenses de retraite (voir le graphique ci-dessous), aux dépenses de santé et aux dépenses d'éducation .

TAUX DE PAUVRETÉ RELATIVE ET DÉPENSES DE RETRAITE
DES RÉGIMES OBLIGATOIRES

Source : OCDE

- Ce premier constat invite à une deuxième constatation : la redistributivité monétaire des dépenses publiques paraît étroitement corrélée avec leur universalité tandis que, paradoxalement, les pays dans lesquels les dépenses publiques sont très ciblées sur les populations en difficulté corrigent peu les inégalités .

Le ciblage des dépenses publiques s'accompagne souvent de prestations quantitativement modestes tandis que, dans les pays où les dépenses publiques résultent de systèmes de prestations ou de services publics plus universels, tout en étant moins concentrées sur les plus pauvres, elles exercent, de fait, un effet redistributif plus important.

Il est vraisemblable que cette constatation quantitative se prolonge sous un angle plus qualitatif , du moins dans une certaine mesure.

Ainsi, les interventions collectives ciblées sur les plus pauvres s'accompagneraient systématiquement de bénéfices quantitativement et qualitativement moins favorables que ceux des systèmes plus universalistes.

C'est probablement la différence la plus fondamentale qu'induit la diversité des niveaux de dépenses publiques entre pays développés.

- Troisième constat : en France, la redistributivité monétaire des dépenses publiques varie selon la catégorie envisagée .

Les prestations sociales en espèces hors pensions exercent une redistribution au profit des 20 % les plus pauvres comme le montre le tableau ci-dessous qui indique leur répartition en fonction du niveau de revenus.

DISTRIBUTION DES PRESTATIONS SOCIALES PAR QUINTILE (EN % DU TOTAL)

Q1

Q2

Q3

Q4

Q5

Prestations familiales
sous conditions de ressources

46,6 %

24,0 %

16,0 %

11,1 %

2,2 %

Prestations familiales
sans conditions de ressources

31,2 %

19,0 %

17,5 %

16,8 %

15,5 %

Total des prestations familiales

35,5 %

20,4 %

17,1 %

15,2 %

11,8 %

Allocations logement

78,5 %

17,1 %

3,3 %

0,8 %

0,2 %

Minima sociaux

80,7 %

11,8 %

3,9 %

2,2 %

1,3 %

Total allocations logement
et minima sociaux

79,6 %

14,6 %

3,6 %

1,5 %

0,7 %

Lecture : en 2006, les personnes qui font partie du 1er quintile de niveau de vie ont bénéficié de 46,6 % du montant total des prestations familiales sous conditions de ressources.

Les dépenses publiques de retraite sont également redistributives, mais cette propriété est limitée aux trois premiers déciles de revenu ainsi que le révèle le tableau ci-dessous qui récapitule le rendement des cotisations sociales (rapport des prestations sur les cotisations) par fractions de revenu.

TAUX DE RENDEMENT INTERNE MÉDIANS PAR DÉCILE DE SALAIRE MOYEN PAR ANNÉE TRAVAILLÉE (EN %)

1e

2e

3e

4e

5e

6e

7e

8e

9e

10e

Ensemble

Hommes

2,9

2,8

2,8

2,9

2,8

2,6

3,0

2,7

2,6

2,7

2,8

Femmes

6,5

5,2

4,8

4,0

3,8

3,7

3,6

3,6

3,6

3,6

4,0

Ensemble

5,9

4,1

3,7

3,2

3,1

3,1

3,1

2,9

2,8

3,3

Lecture : déciles propres à chaque groupe (ensemble, hommes, femmes).
Champ : individus mariés, nés entre 1948 et 1960 et salariés du secteur privé.
Source : modèle de microsimulation Destinie, de l'INSEE.

Les taux de rendement sont plus élevés pour les premiers déciles et surtout pour les femmes.

Les dépenses publiques de santé sont également redistributives quelle que soit la méthode utilisée pour tester leur redistributivité. Le gain de niveau de vie qu'elle procure est plus élevé en valeur absolue pour les 20 % de ménages les plus pauvres.

GAIN DE NIVEAU DE VIE INDUIT PAR LES DÉPENSES DE SANTÉ,
SELON LE NIVEAU DE VIE

Lecture : un ménage faisant partie des 20 % des ménages les plus modestes en termes de niveau de vie (1 er quintile : Q1) a un gain de niveau de vie de 2.800 euros.
Note : les quintiles de niveau de vie sont calculés sur la base des revenus avant imputation des dépenses de santé.
Champ : France métropolitaine, ensemble des individus.

Source : « En quoi la prise en compte des transferts liés à la santé modifie-t-elle l'appréciation du niveau de vie ? », François Marical. France. Portrait social 2007. Insee.

Quant aux dépenses publiques d'éducation , elles exercent une redistribution au profit des familles appartenant aux premiers déciles de revenu (elle est particulièrement forte pour les familles du premier décile).

DÉPENSE PUBLIQUE D'ÉDUCATION PAR FAMILLE
AYANT DES ENFANTS SCOLARISABLES

Note : déciles de revenu initial (hors revenu des enfants) par équivalent adulte.

Champ : familles dynastiques ayant au moins un enfant de 3 à 24 ans.

Sources : DPD ; Insee-DGI, enquête Revenus fiscaux 1997 (actualisée 2001), modèle Ines, calculs Insee.

Au total, même si les dépenses concernées ne totalisent que les deux tiers des dépenses publiques, on peut conclure que les dépenses publiques exercent globalement une redistribution monétaire mais qui ne « profite » vraiment qu'aux 20 % des ménages les plus démunis .

- Ce constat de redistributivité monétaire des dépenses publiques doit être complété par d' autres considérations qui conduisent à prendre une plus juste mesure des propriétés redistributives des dépenses publiques.

D'abord, une caractéristique importante des dépenses publiques en France est qu'elles profitent à tout le monde . Même si la répartition des dépenses publiques est un peu inégalitaire, au profit des plus démunis, le rapport entre ce qui revient aux plus pauvres et aux plus riches n'est pas très élevé. Par exemple, pour l'éducation, les familles du premier décile de revenu ne « profitent » que de 39,7 % de dépenses publiques de plus que les familles les plus riches, et celles-ci ont les mêmes avantages que celles disposant du revenu médian, c'est-à-dire le revenu au-dessous et au-dessus duquel se situent les deux moitiés de la population.

Ensuite, la redistributivité monétaire qu'on constate n'est souvent que la contrepartie de situations inverses de « handicaps » relatifs non monétaires , qui tout à la fois « expliquent » la situation de revenus des personnes et le niveau des dépenses publiques qui leur sont destinées.

Par exemple, pour les dépenses de santé, la concentration des dépenses publiques au profit des plus pauvres s'explique en grande partie par la proportion relative des plus âgés et des malades dans les personnes de revenus inférieurs.

Ainsi, la redistributivité monétaire égalise moins les niveaux de vie qu'elle ne compense des handicaps qui, en l'absence d'intervention publique, se traduiraient par une augmentation des inégalités et de la pauvreté . Elle est donc essentiellement préventive.

Enfin, le diagnostic sur la redistributivité monétaire des dépenses publiques peut parfois varier du tout au tout en fonction du point de vue adopté .

Pour les dépenses publiques de retraite , leur redistributivité est avérée quand on la mesure au niveau des individus mais elle est presque nulle quand on l'apprécie au niveau du couple puisque la première résulte de la situation des femmes.

TAUX DE RENDEMENT INTERNE MÉDIANS PAR DÉCILE DE SALAIRE MOYEN
PAR ANNÉE TRAVAILLÉE DU COUPLE (EN %)

Champ : individus mariés, nés entre 1948 et 1960 et salariés du secteur privé.
Source : modèle de microsimulation Destinie de l'Insee.

Elle ne concerne vraiment que le premier décile de revenu - à son profit - et le dernier - à son détriment .

Pour les dépenses publiques de santé , le constat de redistributivité doit faire place à un constat inverse d'anti-redistributivité quand on tient compte de l'extension limitée de la couverture publique. Les restes à charge des ménages représentent 5,4 % du revenu pour le premier décile et 0,8 % pour le décile de revenu le plus élevé.

LE RESTE À CHARGE DES MÉNAGES (INDICATEUR EN NIVEAU) :
LES DÉPENSES DE SANTÉ DES MÉNAGES DIMINUÉES DES PRESTATIONS REÇUES (APPROCHE « COMPTES DE LA SANTÉ »)

Sources : « L'assurance-maladie contribue-t-elle à redistribuer les revenus ? », Laurent Caussat, Sylvie Le Minez et Denis Raynaud. DREES, « Les dossiers solidarité et santé », n° 1, janvier-mars 2005.

Et, si on plaquait la structure de consommation médicale des ménages relevant du décile des revenus les plus élevés sur les ménages du premier décile - celui où les revenus sont les plus faibles -, le reste à charge de ces ménages s'élèverait à plus de 8 % de leur revenu (contre 5,4 % constatés), soit dix fois plus que ce qui reste à la charge des ménages les plus aisés.

Quant aux dépenses publiques d'éducation , si elles exercent un effet redistributif entre familles riches et pauvres, cet effet est beaucoup moins net au niveau qui compte vraiment, celui des enfants.

RÉPARTITION DES DÉPENSES D'ÉDUCATION PAR ENFANT

Note : déciles de revenu initial (hors revenu des enfants) par équivalent adulte.

Champ : familles dynastiques ayant au moins un enfant de 3 à 24 ans.

Sources : DPD ; Insee-DGI, enquête Revenus fiscaux 1997 (actualisée 2001), modèle Ines, calculs Insee.

La dépense par enfant scolarisable des familles pauvres est inférieure de 800 euros par an à celle des familles les plus riches.

- La redistributivité des dépenses publiques doit, enfin , être appréciée d'un point de vue plus qualitatif .

En liaison avec les caractéristiques de la redistributivité quantitative qui ont été exposées, on peut estimer que les dépenses publiques préviennent des processus de dégradation des situations individuelles : la pauvreté, l'absence d'éducation, le défaut d'accès aux soins... qui se traduirait par un creusement des inégalités.

Mais, elles contribuent insuffisamment à l'égalisation des chances et encore plus des conditions : les renoncements aux soins de même que les états de santé restent corrélés à la situation des revenus ; l'éducation de masse ne rime pas avec le diplôme pour tous et pas davantage avec l'égalisation des chances de suivre les mêmes parcours scolaires d'excellence.

Ces constats ne préjugent pas des solutions qu'il faudrait adopter pour prolonger sur un plan qualitatif l'apport des dépenses publiques sous l'angle de la redistributivité quantitative, mais ils représentent autant de défis pour améliorer l'efficacité des dépenses publiques.

Un accent particulier devrait être mis sur l'éducation compte tenu de l'implication des parcours scolaires sur les trajectoires socio-économiques et sur certaines dépenses publiques, notamment celles visant à assurer des minima vitaux.

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