IV. UNE PROHIBITION CONTESTÉE : LES ÉLÉMENTS DU DÉBAT

La maternité pour autrui est actuellement prohibée au motif qu'elle serait contraire au principe de la dignité de la personne humaine, incarnée dans la mère de substitution, à l'intérêt de l'enfant à naître et, plus généralement, à l'intérêt de la société tout entière. Les arguments avancés au soutien de cette thèse s'avèrent toutefois fragiles. Telle est sans doute la raison pour laquelle ils sont vivement contestés.

A. UNE PRATIQUE CONTRAIRE AU PRINCIPE DE LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE ?

Pour les tenants du maintien d'une prohibition stricte, la maternité pour autrui porterait atteinte au principe de la dignité de la personne humaine car elle reviendrait à instrumentaliser le corps des femmes, à en faire un objet marchand, disponible à la location pour un temps déterminé.

1. La valeur essentielle du principe de la dignité de la personne humaine

* La valeur du principe de dignité de la personne humaine

Le principe de la dignité de la personne humaine constitue l'un des principes les plus essentiels de la civilisation occidentale moderne : il permet à la fois de fonder la différence de l'homme dans la nature et d'instituer l'homme comme sujet de droit.

Dire que l'homme a une dignité, c'est dire qu'il est différent des autres êtres vivants, qu'il dispose de droits inaliénables et qu'il est à ce titre égal à tous les autres hommes. En refusant de reconnaître la dignité d'un homme, on refuse de reconnaître son appartenance à l'humanité. Remettre en cause le principe de dignité, c'est donc, comme l'a rappelé lors de son audition Sylviane Agacinski, philosophe, remettre en cause la civilisation occidentale elle-même.

* Le contenu du principe de dignité de la personne humaine

Nombre de personnes entendues par le groupe de travail n'ont pas manqué de se référer à Emmanuel Kant pour rappeler que le respect de la dignité de l'homme ne peut être assuré que par deux interdits absolus :

- d'une part, de considérer qu'une personne, en elle-même, a un prix. « Ce qui est supérieur à tout prix et, par suite, n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité 87 ( * ) ». L'homme a une valeur absolue et non relative. Il ne peut pas être acheté et devenir la propriété d'un autre homme ;

- d'autre part, de traiter l'homme comme une chose. Sujet capable de moralité, l'homme doit se donner et s'appliquer des règles spécifiques. C'est ce qui justifie par exemple, du point de vue du droit, la différence entre le régime des personnes et le régime des biens.

* La portée constitutionnelle du principe de dignité de la personne humaine

Dans sa décision n° 94-343/344 du 27 juillet 1994, le Conseil constitutionnel a consacré le caractère constitutionnel du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.

Il a considéré que la primauté de la personne humaine, le respect de l'être humain dès le commencement de la vie, l'inviolabilité, l'intégrité et l'absence de caractère patrimonial du corps humain ainsi que l'intégrité de l'espèce humaine tendaient à en assurer le respect.

2. L'ambivalence du statut du corps humain

Si le principe de la dignité de la personne humaine est au fondement de la civilisation occidentale et, à ce titre, jamais remis en cause dans le débat sur la maternité pour autrui, la question de ses conséquences sur la protection du corps humain suscite en revanche davantage de discussions.

* L'ambivalence du statut du corps humain dans la culture occidentale

En Occident, le regard porté sur le corps humain est ambivalent : on considère tantôt qu'il est toute la personne, tantôt qu'il en est distinct, que la personne ne se réduit pas à son corps.

L'origine de cette ambivalence est la conception dualiste de l'homme, composé d'une âme et d'un corps, qui remonte à la philosophie platonicienne. La Modernité reprendra la distinction via la conception cartésienne du corps comme machine soumise à des lois mécaniques et séparée de l'âme 88 ( * ) .

Cette conception dualiste de la personne, plus ou moins consciente et marquée dans les représentations, domine encore en Occident.

* La traduction juridique de cette ambivalence

L'ambiguïté du statut philosophique du corps se répercute directement dans son statut juridique, issu des lois de bioéthique du 29 juillet 1994 et fixé aux articles 16-1 à 16-9 du code civil.

Le corps humain est inviolable 89 ( * ) . Il peut cependant être porté atteinte à son intégrité en cas de nécessité médicale pour la personne ou, à titre exceptionnel, dans l'intérêt thérapeutique d'autrui 90 ( * ) .

Si « le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial » 91 ( * ) , le don est admis , dans les conditions prévues par le code de la santé publique 92 ( * ) , dès lors qu'« aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d'éléments de son corps ou à la collecte des produits de celui-ci 93 ( * ) . » Le corps humain se trouve ainsi exclu de la sphère marchande, mais pas de tout commerce juridique.

Ni le législateur, ni le Conseil constitutionnel n'ont souhaité consacrer le principe d'indisponibilité du corps humain, énoncé par la Cour de cassation en 1991, tant les exceptions à ce principe sont nombreuses : sont ainsi admis le don de lait, de sang, d'organes, de gamètes...

Ce principe ne saurait donc fonder l'interdiction de la maternité pour autrui d'autant que, comme l'a souligné Frédérique Dreifuss-Netter, professeur de droit à l'université de Paris 5, directrice du centre de recherches en droit médical, il n'existe pas une différence de nature mais une différence de degré entre la gestation pour autrui et le don d'ovocytes. Cette différence n'est toutefois pas anodine : un fossé sépare en effet un don d'ovocytes, certes douloureux mais ponctuel, et une gestation de neuf mois.

Si la maternité pour autrui ne semble donc pas en elle-même contraire au principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, il importe de veiller aux conditions dans lesquelles elle pourrait être pratiquée .

3. La maternité pour autrui et le don de soi

La maternité pour autrui a été condamnée en raison du « risque d'exploitation des femmes démunies », mis en exergue tant par le Comité consultatif national d'éthique 94 ( * ) que par notre ancien collègue Guy Cabanel 95 ( * ) lors de l'examen par le Sénat de la loi du 29 juillet 1994 relative au corps humain, et de la crainte qu'elle ne serve des intérêts mercantiles.

C'est toutefois méconnaître qu'en s'inscrivant dans l'héritage des lois de 1994, la gestation pour autrui peut aussi constituer comme une forme de don et qu'il est possible d'éviter à la fois la marchandisation et l'instrumentalisation du corps humain.

* L'obligation de gratuité interdirait la marchandisation

La notion de don coupe court à l'idée d'une marchandisation du corps humain puisque, par définition, le don implique la gratuité.

Pour pouvoir être autorisée, la maternité pour autrui ne doit pas être rémunérée , sauf à remettre en cause l'absence de caractère patrimonial du corps humain qui constitue l'un des éléments constitutifs du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.

Sans doute l'interdiction légale des rétributions financières ou en nature n'empêchera-t-elle jamais les arrangements entre individus, et donc une marchandisation de fait du corps humain. Le cas de la petite Donna, conçue par insémination artificielle en 2004 pour le compte d'un couple belge mais cédée dès sa naissance en 2005 par sa mère porteuse à un couple néerlandais après une annonce sur Internet, illustre ces risques de dérive 96 ( * ) .

Cette remarque est incontestable. Elle appelle néanmoins deux réponses :

- d'une part, si le législateur devait attendre de contrôler parfaitement les comportements privés pour légiférer, il ne légifèrerait jamais. C'est la grandeur et la faiblesse des sociétés libérales d'encadrer les comportements des individus sans chercher à les contrôler entièrement ;

- d'autre part, et comme le révèle l'expérience des pays dans lesquels la maternité pour autrui est autorisée, les parents intentionnels cherchent, dans la très grande majorité des cas, à bien connaître et à nouer une relation de qualité avec la femme qui va porter l'enfant 97 ( * ) . On peut donc supposer qu'ils éprouveraient quelques réticences, dans leur propre intérêt, à faire appel à une femme qui ne manifesterait qu'un esprit de lucre.

Si la maternité pour autrui n'est pas rémunérée, quelle peut être alors la motivation des femmes qui acceptent de porter un enfant pour autrui ?

Peut-on se contenter de la version irénique selon laquelle ces femmes apprécieraient d'être enceintes, auraient été confrontées à la stérilité dans leur entourage ou auraient été adoptées et désireraient donc simplement venir en aide à leurs prochains ? Selon trois études réalisées au Royaume-Uni, la grande majorité d'entre elles disent ainsi aimer être enceintes et apprécier ce que la grossesse apporte à leur vie 98 ( * ) : confiance en elles, échanges avec la mère intentionnelle...

Ne peut-on cependant redouter qu'elles ne soient poussées par d'autres raisons, conscientes ou inconscientes, qui ne se révèleront que plus tard, au moment de la grossesse ou de la naissance, et dont les conséquences pourront être très douloureuses?

Lors de son audition, Elisabeth Badinter, philosophe, s'est déclarée favorable à la légalisation de la maternité pour autrui mais a avoué ses interrogations sur les motivations de celles qui se déclarent prêtes à porter un enfant pour autrui.

Ces interrogations légitimes ne semblent pas, elles non plus, devoir conduire à une condamnation pure et simple de la maternité pour autrui mais invitent au contraire à examiner les conditions dans lesquelles elle pourrait être pratiquée avec succès . A cet égard, l'exigence d'un agrément délivré après des entretiens avec une équipe médico-psychologique permettrait de s'assurer des motivations des femmes qui se déclarent prêtes à porter un enfant pour autrui.

* La démarche du don empêcherait l'instrumentalisation

Si le don fait obstacle à la marchandisation du corps de la femme, évite-t-il pour autant sa réification et son instrumentalisation ?

Ceux qui évoquent une instrumentalisation considèrent que la maternité pour autrui consiste à transformer l'utérus en une « machine prestataire de services », ces services fussent-ils gratuits. Lors de son audition, Sylviane Agacinski, philosophe, a estimé qu'il s'agissait d' une forme d'aliénation moderne, obligeant les femmes à considérer leur grossesse comme un travail artisanal et non comme un événement impliquant leur existence même . Qu'elles en aient conscience ou non, les mères de substitution s'installeraient dans un rapport d'extériorité à elles-mêmes, devenant de simples instruments loués par les parents intentionnels.

Cette manière de considérer la maternité pour autrui, si réfléchie soit-elle, semble négliger la façon dont les mères de substitution elles-mêmes ressentent la gestation pour autrui . Les témoignages que le groupe de travail a pu recueillir et les études précitées révèlent en effet que les mères porteuses, loin de se sentir séparées de leur propre corps, s'investissent au contraire dans leur grossesse.

Pour des raisons qui leur sont personnelles, certaines femmes peuvent donc souhaiter porter un enfant pour un autre couple, tout en prenant soin d'elles et de l'embryon en gestation.

La maternité pour autrui n'est donc pas en elle-même contraire au principe de dignité de la personne humaine et devrait pouvoir être admise dès lors qu'aucune transaction financière ne serait autorisée et qu'elle serait vécue comme un don réfléchi et limité dans le temps d'une partie de soi , ce qui éviterait la réification, l'instrumentalisation et la marchandisation du corps de la femme.

* 87 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, II ème section, page 301. OEuvres philosophiques, tome 2, La Pléiade, Gallimard, 1985.

* 88 Voir notamment Maria Michela Marzano-Parisoli, « Corps, normativité et corps », in Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber, Quadrige, PUF, 2004.

* 89 Article 16-1 du code civil.

* 90 Article 16-3 du code civil.

* 91 Article 16-7 du code civil.

* 92 C'est l'objet de l'ensemble du livre deuxième du code de la santé publique.

* 93 Article 16-6 du code civil.

* 94 Avis n° 3 du 23 octobre 1984. Avis n° 90 du 24 novembre 2005.

* 95 Rapport n°230 (Sénat, deuxième session extraordinaire de 1993-1994).

* 96 Moyennant 10 000 euros, la mère de substitution avait fait l'objet d'une insémination artificielle avec le sperme du mari d'un couple belge en avril 2004. Pendant sa grossesse, elle tenta de trouver des candidats plus offrants, sur Internet. L'enfant fut ainsi remis en février 2005, pour 15 000 euros, à un couple néerlandais qui entama une procédure d'adoption. Saisie sur le fondement de la loi réprimant le trafic des êtres humains, la justice belge décida le 29 juin 2005 que Donna devait revenir en Belgique et être placée sous la responsabilité des services de protection de l'enfance de la région flamande. En octobre 2007, le tribunal d'Utrecht, aux Pays-Bas, jugea au contraire que la petite fille devait rester auprès du couple néerlandais et, en mai 2008, fit droit à sa demande d'adoption.

* 97 C'est notamment ce qu'indique le résultat d'une étude publiée en 2003 dans la revue « Human Reproduction » de l'Université d'Oxford. L'étude a été réalisée à partir de qurante-deux entretiens avec des couples élevant un enfant d'un an et né d'une mère de substitution. Elle révèle que, lorsque le couple ne connaît pas la mère de substitution, un délai de dix-sept semaines en moyenne s'écoule avant que les intéressés ne concluent un accord. 95 % des mères intentionnelles et 86 % des pères intentionnels déclarent également avoir eu des relations « harmonieuses » avec la mère de substitution. Enfin, après la naissance, 76 % des mères intentionnelles et des enfants, ainsi que 60 % des pères intentionnels continuent de voir la mère de substitution au moins une fois tous les deux mois : « Surrogacy : the experience of commissioning couples », Fiona MacCallum, Emma Lycett, Claire Murray, Vasanti Jadva, Susan Golombok, Human Reproduction, volume 18, n°6, pages 1334-1342, 2003.

* 98 H. Ragone - Surrogate Motherhood : Conception in the Heart. Westview Press, Boulder, CO, USA, 2004 ; Blyth E : « I wanted to be interesting. I wanted to be able to say «I've done something interesting in my life». Interviews with surrogate mothers in Britain. Journal of Reproductive and Infant Psychology n°12, pages 189-198, 1994. Van der Akker OBA (2003), Genetic and gestational surrogate mother's experience of surrogacy. Journal of Reproductive and Infant Psychology n°21, pages 145-161, 2003.

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