3. Les limites de la complémentarité
Deux facteurs devraient en principe garantir la complémentarité entre OTAN et politique européenne de sécurité et de défense. Tout d'abord, les deux organisations comptent 21 Etats-membres en commun et il ne devrait logiquement pas être concevable que les mêmes Etats encouragent des politiques concurrentes dans les deux enceintes. D'autre part, l'OTAN et l'Union européenne n'agissent qu'avec des moyens fournis par les nations . Les capacités militaires demeurent nationales et sont fournies au cas par cas, soit pour des opérations de l'OTAN, soit pour des opérations de l'Union européenne.
Alors que les opérations de l'Union européenne se développent, la coopération avec l'OTAN , préconisée de part et d'autre, n'est pas pleinement satisfaisante .
Cette coopération pâtit en premier lieu de l' attitude de la Turquie . Pour des raisons déjà évoquées, à savoir l'absence d'accord de sécurité sur l'échange d'informations classifiées entre deux pays de l'Union européenne - Chypre et Malte - et l'OTAN, la Turquie s'oppose à la mise en place de relations de travail entre l'OTAN et l'Union européenne en dehors du strict cadre de mise en oeuvre des accords « Berlin plus », qui ne couvre que le cas d'opérations européennes engagées avec recours aux moyens de l'OTAN. Sur un plan concret, l'Union européenne s'apprête à lancer deux importantes opérations de nature civile sur des théâtres où l'OTAN est engagée : une mission de formation de la police afghane et une mission de police au Kosovo dans la perspective d'une mise en oeuvre par les Nations-unies du plan Ahtisaari. Les discussions entre l'OTAN et l'Union européenne sur ces deux opérations sont aujourd'hui entravées par les préalables posés, au sein de l'OTAN, par la Turquie. D'une manière plus générale, et en liaison avec sa candidature à l'Union européenne, la Turquie considère qu'elle devrait bénéficier auprès de cette dernière d'un statut mieux reconnu vis-à-vis de la PESD.
La relation entre l'Union européenne et l'OTAN reste également affectée par des ambiguïtés plus fondamentales tenant aux divergences entre alliés sur la nature même de la PESD et son positionnement vis-à-vis de l'OTAN .
Pour une partie d'entre eux (France, Belgique, Espagne, Allemagne), l'Union européenne doit développer sa capacité militaire à agir seule, si nécessaire, dans la gestion des crises, et combiner ces moyens militaires avec toute la palette d'instruments dont elle dispose, tels que l'assistance civile (forces de police, aide à la reconstruction de l'état de droit) et les fonds communautaires. Pour ces Etats, l'incursion de l'OTAN dans le domaine civil réduirait l'espace laissé à la PESD alors qu'un partage des tâches limitant la PESD au bas du spectre des missions de Petersbeg affecterait la capacité de l'Union européenne à agir en propre dans la gestion globale d'une crise.
Inversement, d'autres alliés continuent de penser qu'un développement trop affirmé des capacités militaires de l'Union européenne réduirait le rôle de l'OTAN et en détacherait progressivement les Etats-Unis. Ils privilégieraient volontiers une spécialisation de l'Union européenne dans le domaine de l'action civilo-militaire, avec éventuellement un mécanisme « Berlin plus » inversé dans lequel l'Union européenne se limiterait à fournir des capacités civiles à l'OTAN.
La question des capacités européennes de planification et de conduite d'opérations témoigne de ces divergences encore fortes.
En 2003, la France, l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg avaient pris une initiative visant à doter l'Union européenne d'une capacité de planification et de conduite d'opérations autonome . Il s'agissait, dans l'esprit des quatre pays promoteurs du projet, d'offrir une alternative aux deux options que constituent le recours aux moyens et capacités de l'OTAN, conformément aux arrangements « Berlin plus », et l'utilisation d'un état-major national d'un État membre de l'Union européenne. Cette proposition émise en plein conflit irakien par quatre pays européens opposés à l'intervention américaine avait suscité une vive polémique.
Toutefois, après plusieurs mois de discussions difficiles, un compromis agréé par le Conseil européen de Bruxelles le 12 décembre 2003 prévoyait une capacité européenne collective de planification et de conduite d'opérations autonome placée au sein de l'État-major de l'Union européenne , alors qu'une cellule de l'Union européenne serait établie à SHAPE pour les opérations avec recours aux moyens de l'OTAN.
Cette cellule permanente de planification et de conduite d'opérations civiles et militaires de l'Union européenne menées sans recours aux moyens de l'OTAN doit assurer la liaison entre les différents travaux sur l'anticipation des crises, le soutien à la planification et à la coordination des opérations civiles, le développement des relations civilo-militaires, la planification stratégique pour les opérations à dimension civilo-militaire. Elle doit également contribuer au renforcement du quartier général national désigné pour conduire une opération autonome de l'Union européenne. Enfin, elle pourra se transformer temporairement en un « centre d'opération » chargé de gérer la mission, pour la durée d'une mission donnée, ce centre étant dissous en fin de mission. Ainsi, le recours à un centre d'opération européen était envisagé dans certaines circonstances particulières, notamment en cas de mission à la fois civile et militaire.
A la suite de l'opération européenne en République démocratique du Congo conduite en 2006 depuis l'état-major d'opération allemand de Potsdam, les Européens ont constaté que des capacités de planification renforcées auraient permis de mieux préciser les besoins militaires nécessaires avant de prendre la décision politique de lancer l'opération.
Toutefois, le renforcement des capacités européennes de planification et de conduite d'opérations suscite encore de vives résistances, notamment des Britanniques. Le centre d'opération dont est doté l'Union européenne ne compte en permanence que 8 personnes et n'accueillera au total qu'une centaine de personnes lorsqu'il sera activé pour une opération. Cette configuration ne lui permet de mener que des opérations d'ampleur modeste, de l'ordre de 2 000 hommes.
La complémentarité entre l'OTAN et l'Union européenne se heurte ainsi, dans les faits, à de nombreuses difficultés.
Une certaine concurrence entre les deux organisations existe inévitablement en matière de moyens militaires , l'une et l'autre puisant dans les mêmes réservoirs de forces des nations, limités et fortement sollicités. Le développement par l'OTAN de capacités collectives dans de nombreux domaines ainsi que la volonté d'élargir le périmètre des dépenses liées aux opérations faisant l'objet d'un financement commun 15 ( * ) contribuent de fait à ponctionner les budgets de défense nationaux et à réduire le volume des moyens que les nations peuvent librement choisir d'affecter soit à l'OTAN, soit à l'Union européenne.
On ne peut également nier la réalité de la concurrence politique , illustrée par exemple par la volonté des deux organisations de répondre aux demandes de l'Union africaine au Darfour en 2006. Cette concurrence risque de s'accentuer au fur et à mesure que l'OTAN étend le champ de ses préoccupations sécuritaires, la gamme de ses missions et ses zones géographiques d'intervention. Elle pourrait relancer le débat sur un éventuel « droit de refus en premier », qui accorderait à l'OTAN la priorité pour indiquer si elle souhaite ou non intervenir, mais qui a jusqu'à présent été contesté par les promoteurs de la PESD.
Ce débat renvoie lui-même à d'autres questions plus vastes.
Il s'agit en premier lieu d'un rééquilibrage de l'Alliance atlantique au profit des Européens . On pourrait imaginer que la prépondérance américaine dans la structure de commandement soit atténuée et que des responsabilités plus importantes soient confiées à des Européens. La possibilité « d'européaniser » le poste de SACEUR -adjoint, actuellement dévolu à un Britannique, en l'attribuant à tour de rôle aux différents pays européens, a été suggérée.
Il s'agit aussi des conditions du dialogue transatlantique , au sujet duquel deux visions s'opposent, l'une considérant que l'OTAN en constitue l'enceinte naturelle, l'autre préconisant un dialogue de sécurité direct entre l'Union européenne et les Etats-Unis. En février 2005, le chancelier Schroëder avait constaté, dans une déclaration, que l'OTAN n'était « plus le lieu principal où les partenaires transatlantiques discutent et coordonnent leurs stratégies », ce qui avait suscité de vives réactions de plusieurs pays membres de l'Alliance.
La clef du développement d'une véritable relation de complémentarité entre l'OTAN et la politique européenne de sécurité et de défense se trouve en large partie à Washington.
Dès lors que la PESD incite plus fortement les Européens à renforcer leurs capacités de défense et à accroître leurs budgets militaires, elle devrait être perçue de manière plus confiante aux Etats-Unis. Il est en effet de l'intérêt de l'OTAN de pouvoir s'appuyer sur des capacités européennes plus affirmées, comme il est de l'intérêt des Etats-Unis de voir les Européens capables d'agir seuls lorsqu'ils ne souhaitent pas eux-mêmes s'engager. Cette compatibilité entre l'OTAN et la PESD ne sera cependant crédible que si est accepté dans le même temps, côté européen, le rôle central de l'OTAN et l'idée qu'en pratique, la défense européenne ne peut se construire contre l'OTAN.
* 15 Le principe en vigueur pour le financement des opérations de l'OTAN est que les coûts sont imputables à leurs auteurs (« costs lie where they fall »), c'est-à-dire que chaque nation supporte le coût de sa participation à l'opération considérée. Toutefois, les dépenses relatives à l'état-major de théâtre ainsi que certaines capacités critiques concernant l'ensemble du théâtre d'opération font l'objet d'un financement collectif réparti entre Etats-membres selon les clés de financement en vigueur au sein de l'Alliance. La structure de commandement souhaite élargir le périmètre de ces financements communs, notamment au transport des troupes et au déploiement de la NRF.