B. LE DOUBLE VISAGE DE LA PRESSE NIPPONE
Vue d'Europe et particulièrement de France, la presse japonaise se caractérise par l'incroyable diffusion de ses principaux quotidiens. C'est sans compter sur le dynamisme de la presse magazine japonaise qui mérite elle aussi quelques commentaires.
1. La presse quotidienne
A l'échelle internationale, la presse quotidienne nippone fait figure de mastodonte. Chaque jour, une centaine de quotidiens japonais diffusent environ 70,3 millions d'exemplaires soit 554 copies pour 1 000 personnes . La distribution « réelle » c'est à dire effectivement lue, tourne autour des 703 640 000 d'exemplaires par jour .
a) Des chiffres impressionnants ...
S'il est bien un chiffre que les quotidiens français envient à leurs homologues japonais, c'est celui de leur diffusion. Le Yomiuri Shimbun est ainsi considéré comme le quotidien le plus diffusé au monde avec 14 millions d'exemplaires 18 ( * ) suivi de l'Asahi Shimbun et ses 12 millions d'exemplaires quotidiens. Viennent ensuite le Mainichi Shimbun (5 millions d'exemplaires) et le Nihon keizai Shimbun (4 millions d'exemplaires).
Depuis environ dix ans, les revenus des journaux nippons varient entre 230 et 250 milliards de yens par an, soit 2 milliards d'euros. Ces revenus proviennent à 53 % de la vente et 32 % de la publicité. La puissance de ces journaux peut être appréciée à travers les moyens qu'ils mettent en oeuvre dans la recherche et la production d'information, que cela soit dans les techniques de télécommunication, les moyens de transports 19 ( * ) ou dans l'emploi de moyens humains exceptionnels 20 ( * ) .
Ces résultats sont le fruit de nombreux facteurs relevant tant de la stratégie des éditeurs que des principales caractéristiques de la société nippone :
- le Japon est un pays aux infrastructures et aux systèmes de transport modernes, favorables à l'établissement d'une presse de masse ;
- la société japonaise est caractérisée par un taux d'alphabétisation très élevé et un haut niveau d'éducation, ainsi que par une forte volonté d'apprendre et d'être informé.
- la presse a su s'assurer la mainmise sur la production d'information grâce au système des kisha clubs et au contrôle des médias audiovisuels.
LES KISHA CLUBS, UNE ENTRAVE À LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ? Les spécialistes du sujet remontent à 1882 pour dater la création du premier kisha club dans les couloirs du Parlement japonais. Depuis lors, les différents régimes ont favorisé ces clubs réservés à certains journalistes. Aujourd'hui, il en existe au moins huit cents dans le pays. La majorité d'entre eux sont attachés à des institutions publiques (ministères, gouvernements de province), des grandes entreprises, des partis politiques ou au Palais impérial. Ils sont composés de plus de douze mille journalistes représentant près de cent soixante médias. On compte en moyenne vingt journalistes par kisha club affiliés aux principaux quotidiens, aux chaînes de télévision nationales et aux agences de presse (Kyodo et Jiji). Les kisha clubs sont presque tous interdits aux journalistes indépendants japonais et aux correspondants étrangers. Ces derniers ne sont autorisés qu'au club du ministère des Affaires étrangères nippon. De ce fait, ces deux catégories de professionnels sont privées de certaines informations issues des principales administrations et entreprises. Dans son rapport annuel 2002, Reporters sans frontières dénonçait cette situation et écrivait : « Les kisha clubs restent le principal obstacle à une vraie liberté de la presse au Japon. » Ce point de vue est partagé par l'Union européenne qui, dans un rapport sur les relations commerciales avec le Japon publié le 17 octobre de la même année, considèrait que ce système : - permet aux autorités nationales et locales d'empêcher la diffusion d'informations qu'elles jugent contraires à leurs intérêts ; - réduit la qualité de l'information donnée au public, celle-ci ne pouvant pas être vérifiée avec une seconde source ; - créé une différence dangereuse entre les informations données à la presse nationale et celles données à la presse étrangère sur la situation au Japon. L'Union européenne a ainsi demandé au gouvernement de permettre à tous les détenteurs d'une accréditation presse du ministère japonais des Affaires étrangères de pouvoir accéder sans restriction aux conférences de presse tenues dans l'île, et, en particulier, d'abolir le système des kisha clubs. |
La distribution des quotidiens nippons se fait à 94 % par abonnement , les titres assurant eux-mêmes leur distribution à domicile. D'où une certaine captivité du lectorat à qui il est proposé de nombreux cadeaux (parfois au coût supérieur au prix de l'abonnement) et avantages (prix cassés pour des concerts, des événements sportifs, des voyages...).
b) ... qui cachent une érosion progressive du lectorat
Depuis les années 1990, la presse quotidienne japonaise doit néanmoins faire face à une érosion continue de son lectorat et à une hausse de ses coûts.
Ainsi, de 1980 à nos jours, le nombre de journaux lus par foyer et par jour est passé de 1,29 à 1,06 . Il convient néanmoins de préciser que les données sur lesquelles sont basés ces chiffres (statistiques des livraisons à domicile) ne sont pas forcément révélatrices de la lecture effective des journaux. Les foyers peuvent en effet rester abonnés à un titre par simple habitude ou pour pouvoir profiter des cadeaux et autres avantages.
La diminution progressive des ventes de quotidiens est quand à elle certaine. Les abonnements couplés (éditions du matin et du soir) ont notamment connu une forte baisse en dix ans : pour l'Asahi Shimbun leur part est passée de 63 % des abonnements en 1992 à à peine 50 % en 2002.
Cette crise du lectorat se double d'une crise publicitaire. Les revenus publicitaires des quotidiens ont en effet diminué en raison du ralentissement de l'économie et de la concurrence de médias alternatifs tels que la télévision et internet. Ces pertes de revenus face au maintien voire à l'augmentation des coûts ont par exemple obligé le Sankei Shimbun à renoncer à publier une édition du soir.
c) Les quotidiens nationaux, véritable vitrine de la presse japonaise
Les cinq grands quotidiens nationaux sont basés à Tokyo. Ils sont diffusés nationalement mais sont surtout lus dans les grandes métropoles 21 ( * ) : selon le Yomiuri, 60 % de ses 14 millions de lecteurs vivraient ainsi dans la métropole tokyoïte.
Les principaux quotidiens nippons ont tendance à se ressembler fortement : ils ont presque tous la même pagination 22 ( * ) , ils traitent à peu près tous des même sujets d'un point de vu factuel, sans dramatisation ni prise de position marquée et ont tendance à éviter de faire des révélations ou d'exposer des scandales.
Chaque titre a toutefois ses caractéristiques propres et peut être placé sur l'échiquier politique nippon.
Le Yomiuri Shimbun est ainsi un journal de centre droit ayant vocation, selon les propos d'Hitoshi Uchiyama, à donner une information de qualité mais facile compréhensible. Son lectorat est principalement composé de « cols bleus », de commerçants et de femmes au foyer.
L' Asahi Shimbun est plutôt de centre gauche et de nature plus intellectuelle. Il est essentiellement lu par les médecins, les avocats, les universitaires et autres personnes à haute qualification. Il offre une couverture solide des évènements nationaux et internationaux et donne une grande place aux opinions et analyses.
Le Mainichi Shimbun est un titre populaire, concentrant ses moyens sur la couverture des événements nationaux. Il se veut didactique et tente d'exprimer le point de vue et les intérêts du « japonais moyen ».
Le Sankei Shimbun se revendique clairement de droite et n'hésite pas à clamer haut et fort sa position. Sa ligne éditoriale est principalement nationale. Il attire surtout les lecteurs de plus de cinquante ans.
Le Nihon keizai Shimbun (communément appelé le Nikkei Shimbun) occupe une place à part en tant que journal de référence du monde des affaires nippon. Ses lecteurs ont le niveau moyen d'étude et de revenus les plus élevés.
Si les grands quotidiens n'hésitent pas à commenter et critiquer les événements internationaux ou nationaux ils sont moins enclins, surtout en ce qui concerne la vie politique, à essayer de dénicher des scoops ou de révéler des scandales, pratique qui relève en fait de la presse magazine.
d) Les autres catégories de presse quotidienne
La presse quotidienne japonaise ne se résume pas aux puissants quotidiens nationaux. Elle se caractérise en effet par une diversité de titres tout à fait remarquables couvrant de larges champs de l'actualité locale ou sociétale. On peut ainsi distinguer :
• les journaux locaux ou de communauté
Toutes les préfectures du Japon ont au moins un quotidien local comme le Ise shinbun pour la préfecture de Mie. Ces journaux sont dominants dans les petites villes.
• les journaux de bloc
Ces journaux ne sont pas diffusés dans tout le pays mais dans plusieurs préfectures comme le Chunichi Shimbun à Aichi (distribution supérieure à 3 millions d'exemplaires) , le Tokyo Shimbun (1 million d'exemplaires) , le Nishin Nihon Shimbun à Kyushu (environ 1 million d'exemplaires) ou le Hokkaido Shimbun (environ 1 million d'exemplaires).
Même s'il n'est diffusé que dans une seule préfecture, comme le Hokkaido Shimbun, un quotidien est mis dans la catégorie de journal de bloc lorsqu'il est diffusé à plus d'un million d'exemplaires.
• les journaux sportifs
Il existe une dizaine de quotidiens sportifs dont les principaux appartiennent aux quotidiens nationaux. C'est le cas du Nikkan sports (Asahi), du Sportsu nippon (Mainichi) ou encore du Hôchi shimbun (Yomiuri).
Il convient de souligner que ces titres ont commencé à partir des années 1990 à couvrir d'autres sujets comme les élections, les grands événements internationaux ou les scandales politiques. Cette presse populaire se vend en kiosque d'où l'usage « à grande échelle » des gros titres et de la photographie. C'est un secteur qui n'a pas subi de baisse de son lectorat.
2. La presse magazine : la face méconnue de la presse nippone
Les périodiques et magazines constituent, à l'étranger du moins, la face méconnue de la presse nippone. Il existe toutefois plus de 2 000 mensuels publiés au Japon, sur les thèmes les plus variés. Les grands groupes médiatiques sont bien présents dans ce secteur mais de nombreux titres sont publiés par des maisons d'éditions indépendantes.
Ce type de presse est apparu avec le Shukan Shincho dans les années 1950. Lors de sa création, ce titre s'est retrouvé dans une position originale vis-à-vis des grands quotidiens nationaux : il avait peu de moyens financiers, ses journalistes n'avaient pas accès aux Kisha clubs et n'avait pas de réseau de distribution à domicile, d'où une vente principalement en kiosque. C'est ce statut que le titre a su transformer en avantage. Le magazine a en effet mis en avant une ligne éditoriale agressive et un style d'écriture narratif et sensationnaliste. Tous ses moyens furent consacrés à la recherche de scandales compromettant les hommes politiques, magnats ou autres célébrités.
Un modèle qui a été suivi par d'autres titres, donnant jour à un genre à part où se mêlent des reportages d'investigations, des ragots, mais aussi des critiques littéraires, des l'actualité politique ou sur des faits de société, des commentaires... Les shukanshi actuels rassemblent ainsi en même temps des caractéristiques de la presse à scandale et celle des newsmagazines les plus sérieux.
Pour inciter le lecteur à acheter un numéro en kiosque, les shukanshi misent sur des campagnes d'affichage dans les voitures de métro annonçant des révélations et des scandales. Cela ne signifie pas qu'il ne faut pas prendre ces magazines au sérieux car la plupart des scandales politiques qui se sont avérés fondés ont été révélés par les shukanshi. Des scandales dont les journalistes des journaux admis dans les kisha clubs sont, dans la plupart des cas, parfaitement au courant mais qu'ils ne révèlent pas. Le plus souvent, les quotidiens de référence ne commencent à couvrir ce genre de sujet qu'après les révélations des magazines et les réactions des intéressés.
Cette « face sombre » assez méconnue à l'étranger de la presse japonaise fait pourtant partie intégrante des médias nippons, de la vie publique économique et politique du pays et du système du kisha club : les Shukanshi servent de « soupape de sécurité » en faisant des révélations sans remettre en cause le système.
* 18 Addition de l'édition du matin et du soir.
* 19 Certains titres ont leur propre flotte d'avions ou d'hélicoptères.
* 20 Ces journaux, ainsi que les autres membres de l'association nationale des éditeurs de journaux, emploient environs 24 000 journalistes.
* 21 Ils publient tous des pages d'information locales dans chaque région.
* 22 Même à la première page, la prédominance de l'abonnement permet en effet d'éviter les gros titres accrocheurs ou de « scoop .