PREMIÈRE PARTIE : DE L'ART À L'ARCEP, UNE AUTORITÉ DE RÉGULATION LARGEMENT RECONNUE
I. L'ART, PIONNIÈRE DE LA RÉGULATION ÉCONOMIQUE SECTORIELLE EN FRANCE
La création d'une autorité indépendante pour réguler le secteur des télécommunications est sans doute l'un des points les plus novateurs de la réforme issue de la loi du 26 Juillet 1996 de réglementation des télécommunications. L'émergence de ces autorités, qui échappent assez largement au contrôle du Parlement comme à celui de l'exécutif, est nouvelle dans le paysage institutionnel français.
En revanche, le recours à de telles autorités, qui agissent au nom de l'Etat et disposent de pouvoirs réels, est une tradition anglo-saxonne où le système des dépouilles dans l'administration a incité le législateur à créer des entités disposant d'une large autonomie, d'une expertise sectorielle, et surtout, d'une indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. Comme l'a noté le Conseil d'Etat dans son rapport public de 2001 relatif à ces autorités, « leur introduction dans notre ordre juridique constitue bel et bien une innovation importante » dans la tradition française de détermination régalienne, c'est-à-dire par l'Etat, de l'intérêt général.
Si ces autorités indépendantes ont pu faire l'objet de critiques, notamment parce qu'elles favorisent la parcellisation du pouvoir exécutif et qu'elles sont très largement soustraites au contrôle du Parlement, la nécessité de concilier les principes de l'économie de marché et l'intervention publique leur a conféré, dans le domaine de la régulation économique, une légitimité qui n'est peut-être pas si éloignée du modèle français. L'exemple de la régulation sectorielle dans le domaine des télécommunications en fournit une bonne illustration.
A. LES RAISONS DE LA CRÉATION D'UNE AUTORITÉ DE RÉGULATION DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
La création en 1996 de l'Autorité de Régulation des Télécommunications, A.R.T., résulte d'une double nécessité : la prise en compte des règles internationales européennes en matière d'ouverture à la concurrence et la volonté d'encadrer le fonctionnement libre du marché par un pilotage public mais distinct du gouvernement.
Cette double nécessité synthétise l'état de la réflexion théorique sur le rôle des autorités de régulation qui s'articule autour de trois objectifs :
- remédier aux défaillances du marché ;
- résoudre le conflit d'intérêt de l'Etat actionnaire ;
- combiner les exigences de la concurrence et de l'intérêt public.
1. Encadrer l'ouverture à la concurrence par une intervention publique
La promotion du modèle concurrentiel par les Institutions européennes a conduit les Etats membres à démanteler les anciens monopoles et à pratiquer une large ouverture de ces secteurs à la concurrence.
Même si les avantages de l'économie de marché sont désormais et heureusement largement reconnus, la position dogmatique qui consiste à penser que le marché ne se trompe jamais et qu'il conduit mécaniquement à la prospérité économique et au bien-être social est loin de faire l'objet d'un consensus des économistes, y compris libéraux.
La théorie comme l'observation ont montré que si les mécanismes de la concurrence favorisaient effectivement les situations d'efficience ou d'optimum économiques, les imperfections du marché comme de la concurrence qui est rarement pure et parfaite, légitimaient l'intervention publique. En ce sens, la régulation n'est pas l'adversaire du marché mais plutôt son alliée quand il s'agit de corriger ses défaillances, par exemple en prévenant des abus de positions dominantes et en favorisant l'ouverture à la concurrence.
Dans un ouvrage récent 3 ( * ) , MM. David Flacher et Hugues Jennequin, auditionnés par votre rapporteur, dressent l'état des connaissances sur les fondements théoriques de la régulation qui sont au coeur de l'économie politique. Ils soulignent deux types de considérations qui peuvent légitimer l'intervention de l'Etat en matière de concurrence, même si une telle intervention n'est pas à l'abri des critiques traditionnelles.
L'une est d'ordre économique, elle vise à corriger les défaillances naturelles du marché, tandis que la seconde est plus politique au sens où elle concerne la recherche de l'intérêt général.
a) Corriger les défaillances du marché
Les trois sources principales de défaillance du marché qui peuvent soit l'éloigner de l'optimum, soit fausser la concurrence, sont : la tendance au monopole naturel, la nature collective de certaines ressources et la présence d'externalités positives.
La tendance au monopole naturel est particulièrement forte dans le secteur des télécommunications où l'industrie de réseau est une activité à haute intensité capitalistique, qui exige des investissements considérables. A titre illustratif, il suffit de comparer en 2005 la valeur relative du niveau d'investissement des opérateurs mobiles, qui représente 12,8 % de leur chiffre d'affaire, à l'effort relatif du secteur de la production et de la distribution d'énergie, 6,8 % , soit deux fois moins pour un secteur qui n'est pourtant pas réputé être une industrie légère !
Il est évident que ces masses financières importantes peuvent constituer des barrières à l'entrée de ce marché, et dans tous les grands pays occidentaux, ce phénomène a pu être constaté. Le monopole naturel soulève différentes difficultés, puisqu'il exonère l'entreprise qui le détient de tout effort d'efficacité et qu'il lui permet de pratiquer des prix élevés, d'autant plus que le consommateur est captif. Le monopole prospère toujours au détriment du consommateur et il génère immanquablement une sclérose du secteur économique concerné.
C'est pourquoi la présence d'un pouvoir de marché exorbitant milite pour une intervention de la sphère publique.
La nature collective, voire même publique, de certaines ressources appelle aussi une régulation économique.
Le spectre hertzien est fondamentalement un bien collectif, dans la mesure où il ressortit au domaine public. De même, historiquement, le réseau téléphonique, construit sur les deniers publics, constitue une ressource collective qui présente cette caractéristique que, jusqu'à une certaine limite, quelqu'un qui en profite n'empêche pas un autre d'en profiter et que son utilité est d'autant plus grande que le nombre d'usagers qui peuvent se connecter est grand. A quoi servirait un réseau qui n'aurait qu'un seul abonné !
Dès lors qu'un marché utilise des ressources collectives, il est légitime que la puissance publique puisse dire son mot.
La présence d'externalités positives
L'externalité positive caractérise une situation où l'activité financée par un agent économique génère des effets bénéfiques pour d'autres activités ou agents qui n'ont pas eu à en supporter le coût.
L'industrie des télécommunications produit des externalités positives de plusieurs manières. D'abord, parce qu'elle est un facteur déterminant de l'amélioration de la performance de l'ensemble de l'économie et des acteurs. Il n'est pas cohérent d'admettre que nous sommes très largement entrés dans l'économie de l'information et de la connaissance sans reconnaître la contribution essentielle du secteur des télécommunications à cette situation. Grâce au couplage de l'ordinateur, des réseaux et du langage numérique, la productivité de tous les secteurs a pu être démultipliée.
Cette puissance d'accélération s'impose à tous les processus de production, mais aussi dans notre vie quotidienne. Elle est sans commune mesure avec celle produite par les révolutions technologiques précédentes. Aussi, en passant d'une alimentation par la vapeur à l'électricité, la mécanique avait gagné 40 fois plus de puissance en 10 ans, alors que le pouvoir des microprocesseurs reliés par les réseaux a été multiplié par un million en 40 ans ! Les études attestent que le rôle des T.I.C. dans les performances économiques tend à s'accroître et permet d'expliquer près de 0,40 point de croissance par an sur la période 1995-2002 4 ( * ) . Ainsi, la recherche et l'innovation, extrêmement dynamiques dans les industries des télécommunications -en France, la part des chercheurs dans les effectifs salariés des entreprises atteint 7 % en moyenne contre 18 % dans le secteur des télécommunications 5 ( * ) -, se diffusent ensuite dans toute l'économie. Le bénéfice collectif de ces activités va donc bien au-delà du seul secteur qui les finance.
La seconde externalité positive réside dans la contribution des télécommunications à l'aménagement et à la compétitivité du territoire. Il est désormais parfaitement établi, qu'au même titre que les grandes infrastructures de transport (routier, ferroviaire...), la qualité des réseaux et des services de communication est essentielle à l'attractivité du site France. Les industries de réseau jouent à l'intérieur du pays un rôle de réduction ou d'accroissement des inégalités géographiques selon l'étendue de leur couverture territoriale.
Le combat de tous les élus locaux pour obtenir une très large desserte en téléphonie mobile ou pour l'internet haut débit ne laisse aucun doute quant à la réalité du phénomène.
Une intervention publique se justifie par conséquent parfaitement pour tenter d'apporter des remèdes aux défaillances les plus criantes du marché, mais au-delà de cette justification purement économique, la poursuite d'objectifs d'intérêt général peut aussi légitimer un volontarisme politique.
* 3 Réguler le secteur des télécommunications? Enjeux et perspectives , Ed. Economica, 2007.
* 4 Résultats obtenus par Cette, cités par MM. Flacher et Jennequin dans leur ouvrage déjà mentionné (page 231).
* 5 Source : IDATE.