B. LE RÔLE DES ACTIVITÉS COMMERCIALES DANS L'ÉCART DE PRODUCTIVITÉ EUROPE/ÉTATS-UNIS
Selon la base de données élaborée par l'université de Groningue avec l'aide de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui permet de comparer les différentiels de productivité par branches de l'économie (cf. tableau n° 11 ci-après), il apparaît que l'essentiel de l'écart États-Unis/Europe est concentré dans trois des 56 branches. Comme l'expliquent les auteurs de cette étude, « trois branches, à elles seules, expliquent toute la différence dans les grains de productivité : le commerce de gros, le commerce de détail et les services financiers » 55 ( * ) .
R. GORDON ajoute même : « Les différences (entre les États-Unis et l'Europe) de taux de croissance de la productivité dans les 53 branches restantes sont soit légèrement positives, soit légèrement négatives, leur somme étant nulle » 56 ( * ) .
Tableau n° 11
LA PRODUCTIVITÉ
HORAIRE SELON LES BRANCHES
TAUX DE CROISSANCE ANNUEL DE LA
PRODUCTIVITÉ HORAIRE ENTRE 1995 ET 2002
(PIB PPA EN DOLLARS
2002)
Source : Gröninguen Database (2005)
Depuis 1995, la source de l'écart d'évolution de la productivité entre l'Europe et les États-Unis réside moins dans le renforcement de l'intensité capitalistique en TIC que dans l'augmentation de la productivité globale des facteurs (PGF) 57 ( * ) .
Les causes d'une moindre augmentation du « résidu » que constitue la PGF sont par nature très difficiles à établir. Mais l'hypothèse selon laquelle cette moindre augmentation de la productivité serait la conséquence d'un déficit d'innovation est souvent évoquée 58 ( * ) .
Concernant les trois branches qui connaissent une forte augmentation de la productivité aux États-Unis, et plus particulièrement les commerces de gros et de détail, ce déficit d'innovation résulterait ainsi de mécanismes complexes qui interagissent les uns avec les autres.
Dans un souci de simplification, ces mécanismes peuvent être schématisés comme suit :
- l'utilisation productive des TIC permet de stimuler la PGF : le commerce de détail a ainsi bénéficié de l'introduction des codes-barres, qui facilitent l'encaissement mais aussi l'organisation de la chaîne d'approvisionnement ;
- la diffusion des TIC stimule les innovations en termes d'organisation, d'amélioration des connaissances (innovations dites non technologiques) : cet effet pourrait être présent, par exemple, dans le secteur bancaire américain ;
- la diffusion des TIC permet aussi une diffusion de l'innovation entre les fournisseurs de production (de machines, d'ordinateurs...), les entreprises de services et leurs clients.
Les estimations pour les États-Unis montrent une accélération de la croissance de la productivité dans les services qui dépendent le plus de l'innovation apportée par les fournisseurs dans les services marchands.
Autrement dit, les meilleures performances de productivité aux États-Unis résulteraient d'une sorte de « chaîne de l'innovation » : celle-ci répond à la demande des clients (ou la stimule), est mise en oeuvre par les entreprises des secteurs concernés et est proposée par les fournisseurs de capital TIC ou de main d'oeuvre capable d'utiliser ce capital TIC.
Pour d'autres économistes cependant, l'absence de preuve de l'existence de tels mécanismes les conduit à rejeter l'explication par un « déficit d'innovation », spécifique à l'Europe 59 ( * ) :
- les difficultés de mesure de la productivité dans les services rendent les comparaisons internationales particulièrement fragiles (cf. ci-après) ;
- la meilleure performance des États-Unis dans les secteurs du commerce ne serait en réalité qu'un rattrapage du retard pris avant 1995.
Dans le commerce de détail, la productivité augmentait ainsi au rythme de 2,1 % par an en Europe entre 1985 et 1995, contre 1,4 % par an aux États-Unis.
L'accélération de la productivité dans ce secteur intervenue aux États-Unis à partir de 1995 (+ 7,4 % par an de 1995 à 2001) résulterait de l'arrivée de nouveaux magasins géants et, de la disparition de près de 25 % du nombre de points de vente entre 1995 et 2001, alors que la productivité des magasins ayant « survécu » a stagné.
Ceci conduit les mêmes auteurs à se demander si un phénomène de concentration du secteur commercial comparable à celui des États-Unis constituerait un véritable progrès pour l'Europe, en termes de bien-être collectif.
* 55 B. von Ark, L. Inklaar et R. McGuchin « ICT and productivity in Europe and United States » CES info Economic studies, vol. 49, March 2003.
*
56
«Why
was Europe left at the station when America's productivity locomotive
departed»,
CEPR, Mars 2004.
* 57 Votre rapporteur rappelle qu'une analyse de « comptabilité de la puissance » distingue deux facteurs d'augmentation de la productivité du travail : le renforcement du capital (intensité capitalistique) et la productivité globale des facteurs, qui traduit l'amélioration de la combinaison productive (et mesure « le progrès technique »).
* 58 Bert von Ark, Professeur à l'université de Groningue, propose ainsi une explication de ce déficit d'innovation : « L'Europe va-t-elle rattraper son retard de productivité ? ». Banque de France, novembre 2005.
* 59 Pour une discussion de la réalité du sursaut de la productivité américaine, voir par exemple « Le sursaut de la productivité américaine : réalité ou illusion statistique ? », Francisco VERGARA, « L'économie politique », N° 29, 1 er trimestre 2006.