3. Création d'un centre européen en mémoire des victimes des déplacements forcés de populations et du nettoyage ethnique
Inspirée du projet d'un parlementaire allemand, alors repoussé par les gouvernements allemand et polonais, cette proposition est la reprise, mot pour mot, d'une précédente proposition de Recommandation que la délégation française était parvenue à faire échouer, en raison des ambiguïtés choquantes d'un texte qui tend à faire des personnes déplacées après 1945, indifféremment, des victimes, quel qu'ait été leur comportement, sans que ce « Centre » ne prenne en compte le génocide des Juifs d'Europe et de nombre de résistants dans les camps d'extermination nazis ( cf. Rapport Sénat n° 225 -2004-2005, « Les travaux de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe » - Première partie de la session ordinaire 2005).
M. Bernard Schreiner (Bas-Rhin - UMP), Président de la délégation française, a pris la parole pour demander le renvoi de ces « nouvelles » propositions en commission.
M. Bernard Schreiner, député :
« Conformément à l'article 37 de notre Règlement, je demande le renvoi en commission du rapport, ce pour trois raisons.
Premièrement, le rapport de la commission des Migrations est à 99 % identique à celui présenté au mois de janvier 2005. La commission aurait dû retravailler le document en fonction des critiques émises à l'époque. Malheureusement, elle s'en est abstenue. Il faut donc lui donner l'occasion de réparer cette erreur.
Deuxièmement, vu les compétences de notre commission de la Culture, de la science et de l'éducation, le centre envisagé mériterait largement son avis.
Troisièmement, la création d'une telle structure a un coût financier, sur lequel le rapport reste totalement muet. Je souhaiterais en conséquence que la commission des Affaires économiques analyse l'impact budgétaire de ce centre sur les finances de notre organisation, dont nous connaissons l'état catastrophique. »
L'Assemblée ayant rejeté la demande de renvoi en commission, la discussion s'est poursuivie. Le débat a été vif, certains favorables et d'autres jugeant indigne d'exclure les victimes de l'holocauste de ce Centre de la mémoire. De façon plus concrète, il a été jugé déraisonnable d'engager des frais importants pour l'Assemblée parlementaire, dans un budget déjà exsangue.
MM. Jacques Legendre (Nord - UMP), Bernard Schreiner (Bas-Rhin - UMP) et Yves Pozzo di Borgo (Paris - UC-UDF) se sont exprimés dans ce débat.
M. Jacques Legendre, sénateur :
« Mes chers collègues, j'avoue un certain malaise au moment de me prononcer sur ce texte.
Certes, il existe bien entendu un large consensus au sein de notre Assemblée. C'est le fond même de notre combat pour condamner tout ce qui peut ressembler à l'holocauste, aux génocides, aux déplacements forcés de populations au motif de purification ethnique. Oui, tout cela est contraire aux fondements même du Conseil de l'Europe. Nous les condamnons tous et depuis longtemps.
Toutefois, force est de constater que nous avons déjà eu un débat sur ce thème et que nous n'avions pas pu trouver une majorité qualifiée, montrant ainsi qu'un certain nombre d'entre nous s'interroge, par-delà ce qui nous rassemble, sur le fond historique du débat auquel nous sommes appelés.
Je représente ici un pays qui n'est guère concerné par les déplacements ethniques. Nous avons eu assez de malheurs pour ne pas avoir à connaître celui-ci. Je ne parle donc pas à partir d'une passion nationale. Cependant, historien de métier, je n'ignore pas que tout ce qui était derrière ces déplacements du XXe siècle fait que l'on y mêle parfois des victimes qui ont incontestablement droit à notre soutien et à notre compassion, avec parfois, leurs instruments conscients ou inconscients, en particulier pour les crimes nazis. En l'occurrence, il faut tout de même rester précis : on ne peut pas globaliser ; on ne peut pas tout mettre sous le même vocable.
Il serait ainsi curieux que, d'une manière ou d'une autre, ici, au Conseil de l'Europe, nous semblions oublier les solutions trouvées par nos pays à l'issue de la seconde guerre mondiale pour réinstaller progressivement une nouvelle Europe avec moins de conflits, moins de divisions. Nul ici ne veut, d'une manière directe ou indirecte, que soient oubliées les responsabilités qui furent celles du régime nazi, notamment dans les déplacements de populations qu'il a organisés pour son propre compte et dans ses intérêts.
Je regrette effectivement que l'initiative d'une commission n'ait pas été soumise à d'autres commissions, par exemple, la commission de la Culture, de la science et de l'éducation, qui a également, dans ses fonctions, à connaître de ces questions.
J'approuve la suggestion de faire examiner tout cela par des représentants de toutes les commissions concernés, pour que nous voyions vraiment le problème dans sa totalité. En effet, mes chers collègues, il serait néfaste que, à l'issue de ce débat il y ait, sur un sujet aussi sensible et important, une division au sein du Conseil de l'Europe. Nous sommes tous contre l'holocauste, nous sommes tous contres les génocides, nous n'admettons pas la purification ethnique. Nous voulons transmettre aux générations les valeurs qui sont les nôtres. Je souhaite que nous allions au-delà de cette proposition et que nous parvenions à un très large consensus au sein du Conseil de l'Europe, mais je ne suis pas sûr que nous en soyons capables aujourd'hui. »
M. Bernard Schreiner, député :
« Monsieur le Président, je suis déjà intervenu tout à l'heure et vous connaissez tous mon sentiment. Je n'entends pas ignorer les souffrances de toutes ces populations qui ont été déplacées et déracinées. Je rejoins pleinement l'argumentation de mon collègue et ami Jacques Legendre.
Cependant l'examen de ce rapport a déjà été renvoyé en janvier 2005. Je regrette fort, comme l'a fait M. Legendre, que d'autres commissions n'aient pas été consultées. Pour faire un travail vraiment sérieux - et je reprends vos termes, monsieur le rapporteur - il aurait fallu prendre l'initiative de consulter ces commissions.
En outre, nous avions émis des critiques, notamment en ce qui concerne le mot « déporté ». En France, ce terme a un sens juridique précis : il désigne les personnes qui ont été envoyées dans les camps d'extermination, les camps de la mort qu'avaient ouverts les nazis. Cet amalgame est source d'ambiguïté. De même, il convient de condamner le nettoyage ethnique, mais comment intégrer cette notion dans les différentes conventions internationales ? Je pense vraiment qu'il aurait fallu rédiger ce rapport avec davantage de précision.
Par ailleurs, on me dit que l'aspect financier n'est pas important. Pourtant, mes chers collègues, mardi soir, nous avons débattu du problème financier de notre Assemblée. Nous avons soutenu les propositions de notre Secrétaire Général. Le Conseil de l'Europe commence à être asphyxié. Veut-on sa mort lente ? Et l'on veut maintenant créer un nouveau centre ! Or personne n'a essayé de mettre dans ce rapport quelque idée en ce qui concerne les moyens de financement. Si l'on veut créer, il faut aussi s'en donner les moyens. Pour le moment, nous ne les avons pas.
Je sais bien que, dans certains pays, ce problème des déplacements, que je ne réfute absolument pas, est très sensible. D'autres pays ont, pour cultiver la mémoire et pour éviter que cela ne recommence, créé des centres. Ainsi, en Alsace, pas loin d'ici, a été inauguré l'année dernière un mémorial qui concerne ces personnes que nous appelons chez nous « les malgré-nous », c'est-à-dire tous ces jeunes Alsaciens, Mosellans et même Luxembourgeois qui ont été enrôlés dans la Wehrmacht. Ce centre de la mémoire n'a pas été créé par le Conseil de l'Europe, mais pris en charge par les pays d'implantation. Là encore soyons responsables !
Pour toutes ces raisons, je le regrette, je ne peux approuver ce rapport tout en reconnaissant - et surtout ne me faites pas dire ce que je n'ai jamais pensé - que les populations déplacées n'ont pas eu à en souffrir ! »
M. Yves Pozzo di Borgo, sénateur :
« Monsieur le Président, mes chers collègues, ce rapport nous propose, à peu près inchangée, la création d'un centre à la mémoire des victimes des déplacements forcés. Notre délégation avait déjà exposé toutes les raisons qui motivaient notre réprobation lors du premier examen de la Recommandation. Au surplus, il y avait coïncidence avec le soixantième anniversaire de la commémoration de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau.
De nouveau, le projet relatif à ce centre prévoit qu'il ne s'intéresserait pas aux persécutions qui conduisirent à l'extermination de six millions et demi de personnes, vieillards, femmes et enfants compris, au motif de leur appartenance ethnique. Le projet de résolution évacue les victimes de la Shoah d'une simple phrase : le centre ne traitera pas de «la déportation des juifs durant la Seconde guerre mondiale» puisque «de nombreuses initiatives et divers centres» traitent de cette question.
Dès lors, comment le public, notamment le public jeune, habitué à une communication de plus en plus précise, claire et courte, percevrait-il un centre du Conseil de l'Europe à la mémoire des victimes des déplacements de populations au XXe siècle, excluant par principe la déportation et l'extermination ?
Plutôt que la création d'un centre dont la mission politique demeure indéfinie et qui obérera notre budget si insuffisant, pourquoi ne pas envisager d'autres solutions ? N'oubliez pas qu'il s'agit d'un devoir de mémoire s'adressant essentiellement à la jeune génération. Alors, notre Assemblée ne devrait-elle pas reprendre ses travaux sur la définition d'un socle commun des manuels d'histoire des 46 États membres, afin d'éviter des manipulations des différents événements constitutifs de chacune de nos histoires nationales ? On le voit bien à travers les multiples interventions de ce jour.
Ces travaux avaient été engagés avant la chute du mur de Berlin. Ne seraient-ils pas à reprendre, maintenant que le continent entier a retrouvé son unité, mais que subsistent les germes de vieux antagonismes régionaux ?
Pourquoi ne pas passer des conventions avec les centres de recherche européens, comme le CNRS français, où l'esprit des chercheurs, absents des débats politiques ou des intérêts régionaux, pourra nous aider à mieux développer ce devoir de mémoire. »
À l'issue du débat, l'Assemblée a adopté à une très courte majorité, une Résolution (n° 1522) mais a rejeté le projet de Recommandation présenté .