Audition de M. François HÉRAN,
directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED)
(21 décembre 2005)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi M. François Héran, directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED).

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Héran prête serment.

M. Alain Gournac, président .- Je vous propose de vous exprimer pendant le temps qui vous est nécessaire, après quoi nous demanderons à M. le rapporteur et aux commissaires ici présents de vous poser des questions.

M. François Héran .- Je commencerai par une précision sémantique : il est parfois utile de distinguer entre « illégal », « irrégulier », « clandestin » ou « sans papiers », mais, dans le cadre de cette déposition, je vais employer indifféremment tous ces termes.

Comme vous le savez, le premier réflexe du statisticien ou du démographe, quand on l'interroge sur l'immigration illégale, est de rappeler que, par définition, elle échappe à l'observation statistique. De fait, ni l'INED, ni l'INSEE, ni l'Observatoire des statistiques de l'immigration et de l'intégration ne se risquent à proposer une estimation dans leurs rapports annuels de conjoncture. Cette prudence se comprend, mais il serait plus juste de dire que l'immigration clandestine se soustrait à l'observation immédiate. De façon différée et partielle, elle finit par ressurgir dans les dispositifs d'observation ordinaires, tels que l'état civil et les recensements (j'y reviendrai).

Les difficultés rencontrées sont donc énormes, mais elles ne doivent pas nous réduire au silence. On peut fixer aux hypothèses des planchers et des plafonds, on peut raisonner a contrario ou par l'absurde, on peut aller voir ce qui se fait à l'étranger et s'en inspirer. Je suis le premier à convenir que les statisticiens et les démographes devraient s'intéresser davantage à la question.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je précise à quels titres je peux m'exprimer sur ce sujet particulièrement difficile.

Premièrement, l'Institut national d'études démographiques est le seul organisme qui exploite régulièrement le fichier des titres de séjour géré par le ministère de l'intérieur, fichier connu sous le sigle d'AGDREF. Nous n'avons pas seulement tiré de cette source un bilan chiffré de l'opération de régularisation lancée en 1997 mais nous analysons aussi, chaque année, l'évolution des premières délivrances de permis de séjour d'au moins un an, sans nous interdire, comme nous avons déjà commencé à le faire, d'examiner la chronologie des premiers contacts que les immigrés pouvaient avoir avec les autorités avant leur première demande de séjour.

En d'autres termes, la frontière très flottante entre séjour régulier et séjour irrégulier nous intéresse vivement.

Deuxièmement, la principale étude de référence sur les méthodes d'estimation chiffrée de l'immigration clandestine est un rapport rédigé en 1998 pour Eurostat par Georges Tapinos, aujourd'hui décédé, qui dirigeait une unité de recherche dans notre établissement.

Troisièmement, l'activité internationale de l'INED nous met en contact régulier avec nos collègues des offices statistiques nationaux, en particulier le bureau du Census américain, ce qui nous permet de comparer les méthodes et les résultats en matière d'estimation des migrations clandestines.

Enfin, j'ai produit en janvier 2004 non pas un « rapport » sur l'immigration mais une synthèse pédagogique de quatre pages dans notre bulletin d'information Population et sociétés et c'est cette modeste contribution que le ministre d'État, ministre de l'intérieur a prise à partie lors de sa déposition devant vous le 29 novembre dernier. Je m'en expliquerai en essayant de lever le malentendu qui alimente ce propos, une confusion classique entre flux d'entrée et solde des flux.

Ma déposition partira des travaux de Georges Tapinos sur les méthodes d'estimation des migrations clandestines. J'aborderai les cas étrangers puis ceux de la France. Je montrerai ensuite en quoi l'approche démographique de la question se distingue techniquement de celle du ministère de l'intérieur. J'évoquerai les difficultés que soulèvent deux indicateurs souvent proposés pour estimer l'ampleur des migrations clandestines : l'aide médicale d'Etat (AME) et les demandes d'asile rejetées. Je terminerai sur l'obligation qu'ont les démographes de respecter des contraintes de cohérence comptable, contraintes qui empêchent de retenir certaines hypothèses maximalistes sur l'évolution de la migration clandestine.

Je commence donc par les méthodes d'estimation des migrations clandestines qui existent actuellement dans le monde.

Georges Tapinos et Daniel Delaunay ont coordonné en 1998 un rapport d'Eurostat sur la mesure de la migration clandestine en Europe. Ce rapport réunit neuf études de cas : Belgique, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal, République tchèque, Royaume-Uni et Suisse. En 2004, ce rapport a fait l'objet d'une relecture critique par une équipe universitaire britannique qui a travaillé pour le ministère de l'intérieur britannique et qui a prolongé le rapport Delaunay-Tapinos en ajoutant une vingtaine d'expériences supplémentaires, dont plusieurs aux États-Unis. Les méthodes ainsi passées en revue sont très diverses. J'évoquerai les principales avant de revenir à leur application en France.

Une première série de méthodes se fondent sur des enquêtes auprès des employeurs, dans les branches les plus concernées a priori par le travail illégal : elles sont identifiées et ce sont toujours les mêmes. Ces enquêtes se heurtent à diverses difficultés : l'échantillonnage des petites entreprises, de loin les plus nombreuses à recourir au travail illégal, les fortes réticences à répondre et la difficulté d'extrapoler les résultats à l'ensemble des métiers et des régions. Des chercheurs suisses, par exemple, ont tenté de contourner les difficultés en interrogeant les employeurs sur l'emploi d'immigrés clandestins dans leur secteur d'activité en général et non pas dans leur propre entreprise, mais il s'avère que les appréciations recueillies sont trop variables et difficilement exploitables.

Une autre famille de méthodes compare des sources statistiques d'origines diverses : généralement le recensement et des registres municipaux de population. Certains pays ont tenté de comparer les recensements avec d'autres registres, par exemple dans le domaine de l'éducation et de la protection sociale. La comparaison repose sur le principe que les migrants illégaux ou leurs proches peuvent avoir des activités plus ou moins légales ou que l'illégalité représente seulement une étape de leur parcours ; ils ont donc des chances d'apparaître à terme dans tel ou tel fichier.

Une autre comparaison consiste à apparier les recensements avec des fichiers d'étrangers qui enregistrent non seulement les permis de séjour mais les premiers contacts avec les autorités de police.

Toutes ces opérations s'avèrent très lourdes et reposent sur des hypothèses multiples, parfois circulaires. Elles appréhendent mieux les familles que les célibataires, par exemple.

J'en viens à une méthode proche, très prisée aux États-Unis et en Grande-Bretagne, qui est ce qu'on appelle la « méthode résiduelle ». Elle a été appliquée en 2001 par le Bureau of Census américain avec une très grosse équipe : une vingtaine de personnes ont travaillé sur ce sujet. Cette méthode consiste à rapprocher des sources décalées dans le temps. Le principe peut surprendre, mais les démographes américains considèrent que, dix ans après un recensement, le recensement suivant capte forcément l'essentiel de l'immigration irrégulière, ou, du moins, permet de définir une estimation-plancher. Le tout est de savoir isoler les différentes catégories de migrants. Comment faire ?

On analyse les variations de stock de l'ensemble de la population immigrée ( foreign born ) entre les deux recensements, en l'occurrence 1990 et 2000, après quoi on tente de chiffrer les composantes de ces variations chez les migrants légaux : on cherche à voir combien sont entrés à titre permanent au cours de la période, combien à titre temporaire, combien sont repartis à l'étranger et combien sont décédés. On soustrait ensuite toutes ces composantes de l'immigration légale de l'ensemble de la population étrangère recensée en début de période. Le résidu se compose alors forcément de migrants illégaux, puisqu'ils ne sont ni légaux, ni décédés, ni repartis.

Il faut noter qu'au sein de ce résidu, les démographes américains mettent à part ce qu'ils appellent les migrants « quasi légaux », à savoir les demandeurs d'asile dont le sort reste indécis et les migrants en cours de régularisation ou d'« ajustement de statut », qui peuvent entrer avec un autre motif.

Il reste dans cet alambic un ultime résidu : les migrants pleinement « illégaux ». C'est ainsi que les statisticiens du Census ont trouvé en 2000 un stock (si vous me passez l'usage de cette expression assez crue en démographie) d'environ 8,2 millions de migrants illégaux, complété par 1,7 million de « quasi-légaux », soit respectivement 20 % et 5 % de l'ensemble de la population immigrée totale, qui est estimée à environ 33 millions.

Pour mener à bien ce travail en un temps record (il a été publié en 2001, un an après le recensement), le Census confie l'analyse de chaque composante de la population immigrée à une équipe de chercheurs différente et c'est seulement in fine que les résultats sont raboutés. Il faut remarquer que l'estimation des taux de sortie des migrants légaux se réalise elle-même par différence de façon résiduelle en comparant la structure par sexe et âge des populations concernées aux deux recensements. Là aussi, il entre un peu de circularité dans ces divers calculs.

Par ailleurs, le résultat obtenu (plus de 8 millions de migrants illégaux) est considéré comme un plancher. On trouve aussi actuellement aux Etats-Unis des estimations supérieures plus proches de 12 millions que de 8, mais elles émanent plutôt des lobbies hispaniques qui cherchent à faire nombre.

Enfin, Delaunay et Tapinos, de même que Pinkerton et ses collègues (c'est l'équipe britannique que j'ai évoquée), voient dans les régularisations la dernière méthode digne d'être citée pour estimer l'importance et la nature de l'immigration clandestine, en particulier pour connaître la répartition par nationalité, par qualification et par secteur d'activité.

L'Europe du sud a pratiqué ces régularisations à répétition. Je vous donne les chiffres, qui sont impressionnants : l'Espagne s'est découvert 44 000 clandestins en 1985, 135 000 en 1991, 21 000 en 1996, 127 000 en 2000, 314 000 en 2001 et 700 000 en 2005 ; l'Italie a fait sortir du bois 119 000 clandestins en 1987-1988, 235 000 en 1990, 259 000 en 1996, 308 000 en 1998 et près de 900 000 en 2005 ; en Grèce, la régularisation de 1997-1998 a suscité 400 000 candidats, chiffre énorme pour un pays de 11 millions d'habitants, qui s'explique avant tout par l'afflux des Albanais. Certes, ces chiffres sont minorés par les irréguliers qui renoncent à se porter candidat et qui sont écartés d'emblée parce qu'ils ne remplissent pas les critères, mais ils sont aussi majorés par des doubles comptes au sein d'une même opération de régularisation, voire d'une opération à l'autre.

Tous ces biais importent peu au regard du caractère massif de ces régularisations : les effectifs de clandestins ainsi mis au jour dans toute l'Europe du sud sont sans commune mesure avec le résultat des deux régularisations françaises de 1981-1982 et 1997-1998, dont aucune n'a dépassé 140 000 candidatures.

Pour être complet, j'évoque à peine, pour finir, la méthode dite Delphi. Elle consiste à réunir des administrateurs proches du terrain, des experts, des membres d'ONG, etc., et à obtenir d'eux une sorte de consensus sur une estimation chiffrée. La méthode n'a rien de statistique. Appliquée à l'immigration clandestine, elle ne prémunit en rien contre les préjugés ni contre la tendance évidemment assez naturelle des professionnels à grossir ce qu'ils ont sous les yeux. Tapinos et Delaunay sont très sceptiques à son égard.

Qu'en est-il de l'application de ces méthodes d'estimation au cas français ?

Très rares ont été les tentatives d'application en France. Pour quelles raisons ?

La première est l'absence de registres de population. La confrontation du recensement avec des registres municipaux de population est inapplicable puisque la France, pas plus que le Royaume-Uni ou les États-Unis, ne possède de tels registres.

La deuxième est la disponibilité encore récente d'AGDREF. On pourrait imaginer de comparer systématiquement le fichier AGDREF (c'est-à-dire les permis de séjour délivrés par le ministère de l'intérieur) aux fichiers du recensement et aux fichiers de la protection sociale ou de l'éducation nationale. L'appariement des données pourrait se faire sur des identifiants individuels avant de se prolonger par une exploitation anonyme. Cela n'a pas été fait jusqu'à présent car le ministère de l'intérieur n'a informatisé et centralisé le fichier AGDREF que très récemment : la première transmission aux chercheurs, ceux de l'INED en l'occurrence, remonte à 1999, grâce à l'intervention de Patrick Weil, alors responsable du groupe statistique du Haut conseil à l'intégration, qui a précédé l'Observatoire des statistiques de l'immigration et de l'intégration. La priorité a été logiquement accordée à l'exploitation des premiers permis de séjour, mais l'une des premières exploitations a portée sur la régularisation de 1997-1998.

Troisièmement, dans le recueil de Delaunay et Tapinos, on cite une étude de cas française qui est une autre opération encore : l'exploitation de l'Échantillon démographique permanent (EDP) qui a été conduite en 1995 à l'INSEE dans la division des études démographiques dont j'avais la charge à l'époque (il s'agit de l'étude Rouault et Thave de 1995).

L'EDP est un échantillon de la population au 1/100 (il comprend 700 000 personnes) pour lequel l'INSEE a le droit de conserver les bulletins de recensement successifs pour les mêmes personnes, ainsi que leurs bulletins d'état civil et ceux de leurs proches. L'analyse longitudinale du fichier, qui remonte à 1968 et qui est donc très ancien, permet de suivre l'apparition ou la disparition d'un individu donné au gré des recensements et des événements qui sont recueillis dans l'état civil, cette information étant complétée par les déclarations sur la date d'entrée en France et la résidence au précédent recensement.

En théorie, cette comparaison et ce suivi dans le temps permet de déceler des décalages entre l'entrée effective en France et l'apparition plus ou moins tardive des migrants dans les recensements, mais la source EDP est d'interprétation délicate car la date d'entrée en France n'est pas toujours renseignée et l'absence d'un individu lors d'un recensement peut être interprétée de façon différente : une omission accidentelle, un comportement d'esquive ou un séjour provisoire ou définitif à l'étranger.

Des hypothèses hautes et basses permettent néanmoins d'encadrer des estimations raisonnables et on entrevoit par cette source -les auteurs sont assez prudents- qu'un quart environ des flux migratoires qui devraient apparaître à un recensement donné n'apparaissent qu'aux recensements suivants, sachant que des intervalles de sept à neuf ans entre chaque recensement sont la règle.

Menée il y a dix ans, cette étude n'a pas été refaite, mais l'INSEE a continué d'entretenir l'EDP et a rendu son maniement plus facile ; il projette notamment d'augmenter sensiblement la taille de l'échantillon. Le diagnostic plutôt réservé de Tapinos et Delaunay sur l'intérêt de ce fichier pour estimer la migration clandestine pourrait être révisé aujourd'hui dans un sens plus optimiste.

Il faut cependant bien mesurer la portée de l'EDP, qui contribue à dévoiler rétrospectivement le surcroît d'immigration non déclarée qui s'est installée durablement en France et qui le fait grâce aux apparitions différées dans les recensements et l'état civil. Autrement dit, ses révélations portent davantage sur les décennies écoulées que sur la situation présente.

Du point de vue méthodologique, l'exploitation de l'EDP reste proche de la « méthode résiduelle » du Census, puisqu'elle consiste à confronter les recensements successifs et à les rapprocher d'une autre source : celle de l'état civil. L'avantage, c'est que la confrontation peut se faire à l'échelle individuelle et non de façon agrégée ; le problème, c'est qu'on a affaire seulement à un échantillon.

On pourrait encore imaginer de se rapprocher davantage de la méthode américaine en incluant le fichier AGDREF dans la confrontation des données. On pourrait aussi concevoir que la « méthode résiduelle » soit directement appliquée au recensement français, ne fût-ce qu'à titre expérimental. Il faut savoir cependant que ces appariements multi-sources sont extrêmement lourds et coûteux (il n'y a que seize personnes, aux Etats-Unis, pour faire ce genre d'opération). On ne peut donc pas les envisager sans mener une sérieuse étude préalable sur les moyens.

Le ministère de l'intérieur, pour sa part, tente d'apprécier l'évolution de la migration clandestine à partir d'indicateurs tels que le nombre d'infractions à la législation sur le droit de séjour, le nombre de réadmissions et de reconduites à la frontière, etc. Il est évidemment difficile de savoir quelle contribution ces indicateurs d'activité et de performance des services de l'État apportent à l'estimation chiffrée de la migration clandestine. Tout le monde est conscient de cette difficulté, à commencer par le ministère de l'intérieur lui-même, bien sûr.

Pour ma part, j'insisterai sur un point essentiel : l'approche administrative des flux migratoires est loin de couvrir les mêmes populations que l'approche démographique en raison d'une divergence sur la durée de séjour concernée. En effet, une partie importante de la migration clandestine n'a aucune vocation à entrer dans la comptabilité démographique car le démographe cherche avant tout à savoir dans quelle mesure l'immigration contribue au peuplement du pays et comment cet apport extérieur s'ajoute ou se combine à la dynamique des naissances et des décès. Or cette comptabilité démographique s'inscrit dans un cadre annuel. Selon la définition retenue par le Haut-conseil à l'intégration en 1991 et reprise par l'ensemble de la statistique publique, à commencer par l'INSEE, est immigrée toute personne née étrangère à l'étranger et venue s'installer en France depuis au moins un an. Cela vaut aussi bien pour l'immigré en situation irrégulière.

Ce délai d'un an cher aux statisticiens n'est pas une invention de l'INED destinée, comme je l'ai lu quelque part, à minimiser l'importance de l'immigration au nom de je ne sais quelle idéologie bien-pensante : c'est une recommandation internationale de l'ONU que suivent normalement tous les démographes de la planète.

De ce fait, l'immigration irrégulière au sens du démographe ne comprend ni l'immigration clandestine de transit, ni le prolongement irrégulier du séjour après l'expiration d'un visa de touriste de trois mois tant que ce séjour n'a pas atteint une année pleine. Pour prendre un exemple concret, les Irakiens, les Kurdes ou les Soudanais appréhendés dans le Calaisis par les brigades de l'OCRIEST au moment où ils tentent de gagner l'Angleterre peuvent être en infraction vis-à-vis de la législation des étrangers, mais il n'y a aucune raison pour que la comptabilité démographique les intègre dans le solde migratoire annuel de la France s'ils sont entrés sur le territoire depuis seulement quelques semaines ou quelques mois. En l'occurrence, peu importe qu'ils l'aient fait de façon clandestine ou non, avec ou sans passeur.

C'est là une cause majeure de divergence et rarement signalée entre la vision opérationnelle du ministère de l'intérieur et l'approche comptable du démographe : le premier doit prendre toutes les mesures nécessaires pour contrôler la régularité des entrées et des séjours, y compris sous le seuil d'un an ; le second doit estimer année après année la contribution de l'immigration à l'accroissement de la population. Cette diversité de points de vue est dans la nature des choses et elle est étrangère à toute idéologie, mais elle a des incidences sur les chiffres, car l'un des aspects essentiels de la migration, encore mal connu, c'est qu'il y a un très important turnover ou une plus grande rotation des candidats potentiels à la migration dans les douze premiers mois, qui est une période de transition complexe entre la migration régulière et la migration irrégulière, mais aussi entre les arrivées et les départs.

Dans certains cas, comme le comptage des étudiants étrangers, cette divergence sur la durée de séjour de référence peut aboutir à majorer et non à minorer le nombre d'immigrés. Les chercheurs de l'INED invoquent le critère international d'une durée de séjour d'au moins un an pour inclure les étudiants dans les nouvelles entrées de l'année s'ils reçoivent un permis de séjour d'un an alors que le ministère de l'intérieur, traditionnellement, ne le fait pas. Du coup, nos estimations annuelles du nombre d'entrées à partir du fichier des titres de séjour sont plus élevées que les siennes (vous voyez que le directeur de l'INED ne cherche pas à minimiser systématiquement l'immigration) parce qu'elles comprennent environ 60 000 étudiants autorisés à séjourner au moins un an. Bien entendu, nous publions aussi bien le nombre d'entrées avec les étudiants que sans eux, de manière à ce que la comparaison des deux approches reste possible.

Une autre source de divergence entre le ministère de l'intérieur et l'INED est ponctuelle et repose sur un malentendu qu'il importe de dissiper. Il s'agit de la confusion entre flux et solde. Dans la déclaration qu'il a faite devant votre commission le 29 novembre, le ministre d'État s'est étonné que l'INED, sur la base de la dernière régularisation, ait pu, en janvier 2004, « évaluer le flux d'immigration illégale à 13 000 par an », évaluation « notoirement sous-estimée », et qu'il ait pu juger plus réalistes les estimations d'« immigrants illégaux supplémentaires » se situant « entre 80 000 et 100 000 », en précisant enfin que le nombre de « migrants clandestins déjà présents en France » devait, selon les données de l'AME (aide médicale d'État), se situer entre 200 000 et 400 000.

Cette déclaration repose sur plusieurs méprises.

Tout d'abord, la migration illégale nette, que j'évoquais dans mon petit article de janvier 2004, valait pour la décennie 1989-1998, c'est-à-dire pour l'ensemble des dix années sur lesquelles se sont étalées les entrées des étrangers ayant bénéficié de la régularisation des années 1997-1999. Le bilan de cette régularisation, je le rappelle, a été dressé en 2000 par un chercheur de l'INED à partir du fichier AGDREF du ministère de l'intérieur. Il aboutissait à un nombre final de 135 000 immigrés illégaux déclarés, avec une ancienneté de séjour moyenne de six années, dont environ les deux tiers ont été régularisés.

Ensuite, je n'ai jamais écrit que « le flux d'immigration illégale » était de 13 000 par an en 2004. Je parlais du solde migratoire de l'immigration irrégulière ou, si l'on préfère, de son flux net, c'est-à-dire du nombre annuel d'irréguliers restés en France une fois défalquées les sorties, et je précisais que cet apport venait majorer d'environ 25 % le solde migratoire calculé par l'INSEE. La confusion entre flux d'entrée et solde, ou entre flux bruts et flux nets est récurrente. On la trouve régulièrement dans la presse et, malgré tous nos efforts, elle n'a pas été dissipée par le dernier rapport public de la Cour des comptes sur l'accueil des migrants (2004).

Dans une première phase, la Cour a produit un rapport d'instruction très fouillé sur les statistiques de l'immigration, qui distinguait clairement les stocks, les flux d'entrée et les soldes, mais il n'est resté de ce long document que quelques pages de synthèse dans le rapport final, qui ont réintroduit la confusion en parlant indifféremment de « flux annuels » pour des chiffres qui, selon les sources, renvoyaient tantôt à des flux d'entrée, tantôt à des soldes : du coup, la presse les a listés dans le même tableau et le directeur de l'INED est devenu pour quelques médias l'homme qui, sans raison apparente autre que l'incompétence ou le parti pris, minimisait à plaisir les flux migratoires. J'insiste donc puisqu'il le faut : un solde net est forcément moins volumineux qu'un flux d'entrée, lequel a toutes chances d'être plus faible qu'un stock accumulé sur plus d'une décennie.

Ma remarque suivante porte sur les deux chiffres jugés réalistes par le ministre d'État, à savoir, d'un côté, 80 000 à 100 000 migrants illégaux « supplémentaires » par an et, de l'autre, une population de 200 000 à 400 000 immigrés illégaux présents sur notre sol à l'instant t . Le problème, c'est que ces chiffres -un solde annuel autour de 90 000 et un stock permanent autour de 300 000- ne sont pas compatibles entre eux.

Toutes les régularisations menées en France et en Europe montrent que la durée de séjour des migrants illégaux s'étale au moins sur les dix dernières années pour un pays d'immigration relativement ancienne. Admettons que les 90 000 migrants illégaux supplémentaires évoqués par le ministre d'État correspondent à un solde et non pas simplement au nombre annuel d'entrées ; ce flux net d'illégaux aurait dû déposer au fil du temps un « stock » voisin de 800 000 individus (huit à dix fois 90 000) et non pas de 300 000, à moins d'imaginer des taux de sortie très élevés dans l'intervalle, que le ministère aurait jugés peu réalistes.

Si, inversement, l'on considère que le chiffre réaliste à retenir dans la déclaration du ministre n'est pas le solde annuel de 90 000 mais le stock de 300 000 immigrés illégaux accumulés sur le territoire, alors le solde annuel correspondant doit représenter entre 1/8 et 1/10 de cette quantité, c'est-à-dire descendre très au dessous du flux net de 90 000 personnes annoncé par le ministre, quelque part entre 30 et 40 000. Pourquoi pas, en effet ? Mais, dans ce cas, un tel chiffre devient parfaitement compatible avec ma propre estimation.

Je suggérais donc de doubler le solde migratoire calculé par l'INSEE (je reviendrai sur ce point), ce qui fait que mon estimation du flux net de migrations illégales pouvait atteindre pour la fin des années 1990 le niveau de 30 000. On peut statistiquement avoir un solde annuel de 30 000 illégaux pour un stock de 250 000 illégaux accumulés en dix ans, et ce sans contradiction.

Au total, on mesure combien il faut être prudent avant de dénoncer la cacophonie des chiffres sur l'immigration ou le prétendu aveuglement des statisticiens. Mis à part quelques divergences bien identifiées sur le comptage de nombre des étudiants ou l'inclusion des mineurs, les écarts entre les diverses sources restent somme toute minimes pour peu que l'on évite de confondre stocks, flux bruts et flux nets.

Je n'aurai pas le temps d'évoquer le fait qu'une offre de régularisation ne séduit pas nécessairement la totalité des migrants clandestins. La question qui a souvent été posée est de savoir si les 150 000 candidats de 1997-1998, avant qu'on apure les doubles comptes, ne représentaient peut-être qu'un clandestin sur deux, mais c'est un procédé que l'on trouve souvent dans ce genre de situations : on s'imagine qu'il suffit de doubler le connu pour trouver l'inconnu. Le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques de l'époque, M. Jean-Marie Delarue, avait fait une observation tout à fait digne d'intérêt qu'il a publiée : il a en effet attiré l'attention de chacun sur la progression des demandes de régularisation au fil des mois, qui a suivi une courbe en forte croissance, alors qu'une faible demande aurait plutôt entraîné une courbe qui serait retombée avant l'échéance. Cela signifie que les étrangers, très soutenus par les associations, qui jouent un rôle décisif dans le succès de ces opérations, ont compris qu'ils n'avaient rien à perdre à déposer une demande. Le directeur de la DLPAJ, tout en renonçant prudemment à fixer le curseur -c'est logique-, en concluait que la demande effective de régularisation de 1997-1998 avait largement dépassé la moitié des demandes potentielles.

D'ailleurs, sauf à prêter aux intéressés un comportement irrationnel, je ne vois pas tellement pourquoi 150 000 hommes et femmes soumis aux dures conditions de la clandestinité laisseraient échapper une telle occasion de se mettre en règle.

On nous dit maintenant que l'AME permettrait d'approcher le nombre d'immigrants clandestins. J'ai de sérieux doutes à ce sujet.

Dans un article inédit proposé il y a près de deux ans à un quotidien du matin, j'avais évoqué les difficultés soulevées par l'usage statistique de cette source au vu des deux rapports d'évaluation de l'IGAS sur la CMU et l'AME qui ont conduit le Parlement à réformer ces dispositifs. Tout d'abord, il n'y avait aucune assurance sur l'unité de compte : qu'est-ce qui garantissait, faute d'identifiant individuel national, que les 165 000 prestations de soins au titre de l'AME en 2003 correspondaient à autant de personnes physiques ? Quelle était l'ampleur des doubles comptes (c'est l'obsession du statisticien) ?

Le retard considérable des domiciliations individuelles, confiées en principe aux centres communaux d'action sociale mais souvent déléguées à des associations agréées elles-mêmes débordées, n'avait-il pas incité les médecins à « mettre à l'AME » des patients en situation d'urgence qui ne satisfaisaient pas les conditions requises ? Certains témoignages laissaient entendre que des personnes de nationalité française, mais sans domicile ou sans papier, comme par exemple des gens du voyage, pouvaient bénéficier de l'AME. Il régnait donc un flou considérable sur le champ réellement couvert par cette source. S'ajoute à cela le fait que, du point de vue du démographe, les étrangers concernés avaient une durée de séjour d'au moins trois mois, mais souvent inférieure à l'année. Ils n'avaient donc pas tous vocation à entrer dans la comptabilité démographique annuelle, limitée, je le rappelle, aux seuls séjours d'au moins un an.

Depuis ce premier examen, les réformes successives de l'AME, complétées par les deux décrets de l'été dernier, ont levé une partie des incertitudes sur les doubles comptes, les identités individuelles, la nationalité des patients et les durées de séjour, mais la difficulté s'est maintenant inversée : le renforcement notable des conditions d'accès à l'AME a dû altérer la représentativité de cette source administrative en réduisant le nombre des étrangers en situation illégale qui peuvent y avoir recours. Du point de vue de la statistique de l'immigration clandestine, l'AME, qui avait commencé par embrasser trop large, embrasse désormais trop étroit. Or l'on ne peut mesurer des évolutions que si l'on dispose d'un outil de mesure stable, fût-il approximatif et imparfait. L'AME, on le voit bien, n'a pas vocation à constituer un tel outil. C'est un dispositif d'assistance toujours sujet à réforme et non pas un instrument de mesure. Elle ne saurait constituer, pour l'immigration irrégulière, l'équivalent de ce qu'est devenu le fichier AGDREF pour l'immigration régulière.

Je dois maintenant dire un mot sur les déboutés du droit d'asile, particulièrement nombreux en France ces cinq dernières années : un cumul d'environ 250 000, si l'on défalque les réfugiés reconnus et si on postule de façon arbitraire un recouvrement de 30 % entre asile territorial et asile conventionnel. On se heurte à plusieurs difficultés quand on veut chiffrer l'évolution de l'immigration irrégulière à partir de cette catégorie.

La première est, encore une fois, la question des doubles comptes, toujours cruciale pour le statisticien. L'ouverture d'un double guichet à la suite de la loi Réséda a engendré une grande incertitude sur l'ampleur du recouvrement entre l'asile conventionnel, géré par l'OFPRA, et l'asile territorial, géré par le ministère de l'intérieur. Dans quelle mesure pouvait-on additionner en 2003 les 52 000 demandes d'asile conventionnel et les 32 000 demandes d'asile territorial, puis les multiplier par un taux de rejet moyen de 80 ou 85 %, pour en conclure que l'asile engendrait cette année-là 70 000 clandestins supplémentaires ?

La suppression du double guichet à compter de 2004 s'est accompagnée d'une baisse notable des demandes sans que l'on puisse savoir, pour l'instant, quelle est dans cette baisse la part du changement de règle et la part d'une évolution réelle des comportements. À titre d'exemple, il suffit de faire l'hypothèse qu'un tiers des demandes d'asile territorial venaient dupliquer les demandes d'asile conventionnel pour que la somme corrigée des deux procédures ramène le pic des demandes observées en 2003 au même ordre de grandeur que le pic de 1989.

Du coup, le statisticien se trouve devant une courbe des demandes d'asile en forme de montagnes russes : un démarrage à moins de 20 000 avant 1980, une pointe à 61 000 en 1989, une chute à 17 000 en 1996, une remontée vers 70 000 en 2001 et une nouvelle baisse qui s'amorce aujourd'hui. Les causes de ces retournements sont multiples et s'entremêlent, qu'elles soient géopolitiques ou administratives ou qu'elles soient liées aux déstockages : on sert de beaucoup plus près les récits des candidats, sans compter les interventions législatives, évidemment.

Devant de telles fluctuations, les responsables politiques tentent d'enrayer les dérives en réagissant au plus vite, mais le démographe, lui, qui est habitué, dans les phénomènes démographiques, à des courbes beaucoup plus tales, est contraint de temporiser : il ne peut pas céder, ce que les journalistes ont parfois du mal à comprendre, aux sirènes des commentateurs qui le somment d'interpréter comme un mouvement de fond le dernier coup d'accordéon de la conjoncture géopolitique et administrative et il serait imprudent pour lui de figer durablement cette montée récente dans des projections à moyen ou à long terme.

Dans ces conditions, peut-on se fonder sur le nombre de déboutés pour en déduire un surcroît de migrants irréguliers ? La liaison n'est pas simple. Il faut faire une hypothèse raisonnable sur la part des déboutés qui restent en France, la part de ceux qui obtiennent une régularisation indirecte via un changement de statut (par exemple par les connections avec les autres membres de la famille, en devenant parents d'enfants français, mais j'imagine que M. Brachet vous en a parlé) et la part de ceux qui quittent la France.

Faute de sources directes, nous n'avons pas de solution-miracle à proposer, mais nous pouvons au moins écarter deux hypothèses extrêmes. La première consiste à imaginer que tous les déboutés repartent, hypothèse irréaliste, bien sûr, même si certains ont dû logiquement être attirés par les régularisations réitérées de nos voisins du Sud ou par la politique d'accueil des réfugiés dans les pays scandinaves ou au Canada. Il ne faut pas comparer le nombre de demandes d'asile de la France avec celui des autres pays uniquement en chiffres absolus ; il faut voir ce que cela représente par rapport à la population. A cet égard, on se rend compte que des pays comme la Suède, la Norvège ou le Canada accueillent proportionnellement plus de réfugiés que la France.

Cependant, l'hypothèse opposée est tout aussi irréaliste, qui voudrait que tous les déboutés s'obstinent à rester en France. La politique européenne de l'immigration part plutôt de l'idée inverse, qui est celle d'une forte mobilité des demandeurs d'asile et des migrants en général, toujours prompts à basculer d'un pays à l'autre alors qu'on aimerait les fixer au premier pays d'entrée.

Dans ces conditions, que conclure au sujet des déboutés du droit d'asile ? Tous mobiles ou tous immobiles ? Ils se situent certainement quelque part entre ces deux extrêmes, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient nécessairement à mi-chemin.

Finalement, peut-on, en matière d'immigration illégale, extrapoler du reste de l'Europe à la France ? On entend dire parfois que l'exemple espagnol ou italien apporte la preuve vivante qu'il existe en Europe un immense réservoir d'irréguliers et l'on sous-entend que la France ne saurait y échapper. Un autre raisonnement consiste à dire que si les États-Unis estiment à plus de 8 millions le nombre de leurs immigrés clandestins, le continent européen doit en avoir grosso modo le même nombre, essentiellement répartis en Europe occidentale, la France en ayant sa quote-part, soit 15 à 20 %. En somme, il n'y aurait pas de différence notable entre la France et ses voisins du sud dans le degré d'exposition au risque de la migration illégale.

Cette affirmation n'est pas tenable. La pression migratoire que subit la France a progressé ces dernières années, c'est indéniable, mais elle reste très inférieure à celle que connaissent la plupart de nos voisins, les écarts sont tels qu'ils dépassent de très loin les marges d'erreur liées aux problèmes de mesure.

Je vous communique en plusieurs exemplaires, à titre de complément à cette déposition, un document qui reprend ces soldes migratoires.

Les soldes migratoires de la France sont actuellement très importants, mais très inférieurs à ceux que nous avons connus sous la V e République. Nous les mesurons en nombre d'habitants nouveaux pour mille habitants présents. La dernière correction à laquelle l'INSEE a procédé passe de 50 000 à 100 000 en chiffre absolu et d'environ 1 à 2 %o. On peut majorer ce solde en le faisant passer à 3 %o, mais la plupart des pays européens sont entre 5 et 12 %o et l'Espagne a vraisemblablement dépassé ces chiffres avec les dernières régularisations massives, et si vous regardez le profil espagnol, vous constaterez qu'il est tout à fait saisissant et absolument sans commune mesure avec ce qui se passe en France.

Quelle est la caractéristique de la France par rapport à tous ces pays ? C'est le fait qu'en ce moment, nous n'avons pas des flux massifs -nous avons connu des flux beaucoup plus importants dans le passé- mais que, dans les années 50, 60 et début 70, nous avons eu des flux considérables qui n'ont pas eu leur équivalent dans les pays étrangers. Ils n'ont pas eu leur équivalent en Grande-Bretagne, ils ont eu un peu leur équivalent en Allemagne et seule la Suisse a connu quelque chose d'équivalent à ce que nous avons connu.

Par conséquent, notre problème spécifique n'est pas celui que posent les volumes massifs actuels, puisque nous sommes plutôt dans le bas du classement européen, mais le fait que nous avons une seconde et une troisième génération considérables. C'est la caractéristique de la France, même s'il faudrait évidemment le vérifier par des études appropriées. Les émeutes urbaines récentes le confirment : un certain nombre des jeunes de banlieues qui ont été interviewés avaient déjà des parents nés en France et ils étaient donc de la troisième génération.

Je vois deux éléments qui expliquent que nous n'ayons pas un flux d'immigration irrégulière aussi important que l'Espagne et l'Italie.

La première explication, c'est la « régularisation au fil de l'eau », comme on le dit maintenant, incorporée dans les dispositions de la loi Réséda qui avait intégré de façon permanente les motifs de régularisation invoqués dans l'opération de 1997-1998, en particuliers les motifs d'ordre familial qu'il serait disproportionné de récuser. Un tel dispositif, que l'actuel ministre d'État avait préservé en 2003 lors de son premier passage au ministère de l'intérieur, a sans doute permis d'éviter le retour au mécanisme des opérations périodiques et soudaines de régularisation, avec les effets d'appel d'air qui s'ensuivent. C'est du moins une hypothèse que nous essayons de tester à l'heure actuelle à la demande de la direction de la population et des migrations.

La deuxième explication, outre la régularisation « au fil de l'eau » qui nous a épargné des régularisations massives, c'est le fait que le marché du travail en France est nettement plus encadré en France qu'il ne l'est en Espagne, en Italie, en Grèce ou au Portugal et, pourrait-on ajouter, aux États-Unis, des pays où règne une grande tolérance générale à l'égard du secteur informel et de l'économie souterraine et où les employeurs jugent qu'ils peuvent contourner les règles fiscales et sociales. De façon générale, plus un marché du travail est ainsi dérégulé, plus il attire la migration irrégulière.

Selon le bilan du ministère du travail espagnol, les derniers migrants régularisés en Espagne l'ont été dans des secteurs que l'on connaît bien en France pour être ceux qui concentrent le travail dissimulé : BTP, travail agricole, confection, hôtellerie et restauration, service domestique, mais ces secteurs tiennent en Europe du sud une place autrement plus importante qu'en France : l'économie n'en est pas du tout au même stade du cycle que chez nous.

Pour ne prendre qu'un exemple, le service domestique et les soins aux personnes âgées ont une place beaucoup plus importante en Espagne qu'en France faute d'écoles maternelles et de maisons de retraite en nombre suffisant. On trouve désormais en Espagne un nombre considérable d'Équatoriennes et de Marocaines pour remplir ce genre de fonctions alors que nous avons, nous, opté pour une autre solution qui a consisté à exempter de charges les familles qui emploient des aides à domicile, ce qui fait remonter les activités à la surface.

Je terminerai rapidement en disant qu'il ne suffit pas, pour être sûr d'encadrer l'immigration clandestine, de se dire qu'au fond, le solde migratoire que l'INSEE vient de doubler en passant de 50 000 à 100 000 au vu des résultats du recensement de 2004. Ce n'est pas possible car on se heurte alors à un problème redoutable : on dépasse les possibilités de cohérence comptable que la démographie doit respecter. Il faut que la pyramide des âges d'une certaine année puisse se retrouver vieillie d'un an l'année suivante, par exemple. L'INSEE procède à ce genre de vérification en s'assurant de la manière dont évolue la structure des groupes par âge.

Je terminerai par deux remarques.

En premier lieu, on ne peut pas sans cesse majorer de façon régulière de 100 000 personnes le solde migratoire sans que, pendant des années, cette accumulation ne se retrouve dans les recensements suivants, à moins d'imaginer qu'il y aurait une dérive totalement parallèle, une sorte de solde migratoire noir qui ne cesserait de gonfler, et que l'écart avec le recensement de l'INSEE s'élargirait. Or, en tant que vice-président de la Commission nationale d'évaluation du recensement, je pense que le recensement s'améliore en qualité. Tout d'abord, il est désormais fondé, ce qui n'était pas le cas auparavant, sur un enregistrement dans un fichier automatisé des logements tenu en permanence par des professionnels pendant toute l'année (on se contentait autrefois de faire le recensement des logements avant chaque recensement alors qu'il est maintenant permanent et censé s'améliorer). Ensuite, la collaboration entre les responsables municipaux et l'INSEE s'est considérablement renforcée. Enfin, et surtout, on y introduit des fiches de logement qui permettent d'estimer le nombre des personnes dans les ménages qui sont impossibles à joindre. On arrive ainsi à savoir où se localisent ces fiches.

Quand il aura atteint son régime de croisière, le recensement pourra contribuer à l'estimation annuelle du solde migratoire. Le très grand intérêt, pour nous, de l'annualisation du recensement, qui a d'ailleurs son équivalent aux Etats-Unis à travers la grande enquête nationale que font les Américains et qui est l'équivalent de nos vagues de recensement, c'est que nous pourrons calculer et estimer désormais le solde migratoire annuellement et étudier la dérive, à partir des méthodes américaines que j'ai décrites, année après année.

Ma seconde remarque s'appuie sur les pratiques de nos collègues américains. Comme eux, nous pouvons penser que chaque recensement finit par intégrer une partie des migrants en situation irrégulière, en raison notamment des dispositifs d'accueil indirect ou partiel de l'immigration irrégulière au niveau des parents ou des enfants, dispositifs que la Cour des comptes n'a pas hésité à qualifier de « quasi-statut » pour l'immigration irrégulière. Cette semi-reconnaissance s'accroît avec le temps en vertu des droits implicites que confère la « possession d'état » (une notion dont Patrick Weil a souligné l'importance dans la conduite réelle des politiques d'accueil) et elle accroît les chances qu'a l'immigration illégale d'être prise en compte à moyen terme dans les données démographiques.

Prenez l'état civil : il enregistre exhaustivement les naissances sur notre territoire en notant la nationalité des parents, y compris lorsque les parents sont en situation irrégulière. Les naissances de parents en situation irrégulière sont incluses dans l'état civil et, dès lors, on ne peut pas distinguer, à l'intérieur des parents de nationalité étrangère, lesquels sont en situation irrégulière ou non : il n'existe pas de naissance clandestine en France.

Ces enfants sont ensuite scolarisés, ils contribuent à faire évoluer la pyramide des âges et ils finissent par être recensés. À la question de savoir si le recensement de la population et les enquêtes auprès des ménages peuvent toucher les migrants en situation irrégulière et leurs familles, la réponse est donc oui, mais sans qu'on sache immédiatement dans quelle proportion ni à quelle échéance. Les hypothèses des statisticiens français sur ce point ne diffèrent pas de celles que formulent leurs collègues américains ou britanniques. Cette sorte de régularisation statistique de fait entretient donc un lien complexe avec la régularisation légale que nous ne faisons que soupçonner.

C'est pourquoi un système qui viendrait couper l'accès des enfants de migrants illégaux à la scolarisation, par exemple, aurait des conséquences négatives pour le suivi démographique de la population. Si la France érigeait un mur infranchissable et permanent entre les admis et les bannis de l'immigration, le chiffrage de l'immigration irrégulière par les démographes deviendrait pour le coup une mission impossible.

M. Alain Gournac, président .- Je vous remercie, monsieur le directeur. Vous avez été complet dans vos propos. M. le Rapporteur souhaite tout de suite vous poser une question.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le président, le propos de M. Héran est complet et il a répondu à la majorité des questions que je souhaitais lui poser. Il m'en reste cependant deux.

Premièrement, vous avez dit tout à l'heure, monsieur Héran, que les régularisations massives qui sont intervenues engendraient un appel d'air. Un certain nombre de personnes que nous avons interrogées nous ont dit le contraire. J'aimerais donc avoir des précisions sur ce point.

Deuxièmement, avez-vous des statistiques sur l'origine des immigrants et leur variation au cours du temps ? Cela fait partie des éléments que je voudrais connaître.

M. François Héran .- Qu'est-ce qui permet de parler d'un « appel d'air » ? Pour l'instant, l'élément le plus probant, c'est que la deuxième pointe des demandes d'asile, qui a culminé en 2001, a commencé juste après la régularisation de 1997-1998. On a donc le sentiment d'avoir une séquence chronologique assez forte entre cette régularisation et la remontée des demandes d'asile qui a culminé en 2001.

Cela dit, quand on regarde la pointe précédente, qui a culminé en 1989, on n'observe pas ce genre de corrélation, mais c'est une chose qui mérite évidemment d'être étudiée plus à fond.

Quant à votre deuxième question, je n'ai effectivement pas parlé de ce vaste sujet que sont les origines. A cet égard, on dit souvent -il y a un mythe à ce sujet- que la statistique française est incapable de dire des choses sur les origines, ce qui est tout à fait faux. En effet, c'est depuis 1871 que, dans notre République, on pose la question suivante dans tous les recensements français : « Etes-vous français de naissance ? Etes-vous français par acquisition ou êtes-vous étranger ? » On fait donc des distinctions entre les Français selon qu'ils sont d'origine étrangère ou non dans le recensement. Si l'INSEE est capable de raconter l'histoire de l'immigration depuis un siècle, c'est bien parce que les données existent.

Par ailleurs, nous avons le détail des nationalités entre les Français et les étrangers devenus français depuis le recensement de 1962. Depuis lors, grâce aux recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999, cela fait un moment que nous avons le détail des nationalités antérieures pour les étrangers devenus français et, bien sûr, pour les étrangers qui sont restés étrangers.

J'ajoute que nous avons maintenant d'autres sources, en particulier pour une affaire que je connais bien parce que j'étais responsable de cette source quand je travaillais à l'INSEE : les enquêtes associées au recensement. En 1999, outre leurs bulletins individuels, 400 000 personnes -c'est un échantillon énorme- ont rempli un questionnaire supplémentaire dans lequel on leur demandait non seulement leur lieu de naissance mais aussi celui de chacun de leurs deux parents, la langue qu'ils avaient reçue dans leur enfance quand ils avaient 5 ans, la date d'entrée en France, la nationalité actuelle et la nationalité antérieure. Je ne vois pas ce qu'on peut souhaiter de plus.

On est donc tout à fait capable, avec de tels indicateurs, d'avoir finalement l'équivalent de ce que les Américains appellent de « l'ethnique ». Certes, ce n'est pas de l'auto-déclaration mais de la déduction à partir d'éléments d'état civil, mais c'est une méthode qu'emploient également les Hollandais et cela permet d'apprendre beaucoup de choses sur les composantes de l'immigration et sur leur évolution au cours du temps, parce que cette enquête sur la famille a un caractère rétrospectif qui permet de reconstituer l'histoire de l'immigration sur l'ensemble du XX e siècle.

M. Alain Gournac, président .- Je vois que le tableau que vous nous fournissez contient des données sur la métropole. Tout ce que vous nous avez dit concerne-t-il uniquement la métropole ou faites-vous évoluer votre propos si vous prenez en compte les DOM et les TOM ?

Je vais laisser Mme Boumediene-Thiery vous poser également sa question, ce qui vous permettra de répondre globalement.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je souhaite simplement avoir une petite précision. Vous nous avez donné des chiffres, après quoi est arrivée la question de l'appel d'air. J'aimerais donc que vous me confirmiez qu'en ce qui concerne ces chiffres, l'appel d'air n'est pas forcément une nouvelle immigration mais aussi une immigration qui était présente et qui n'avait pas demandé la régularisation pour de nombreuses raisons, notamment parce qu'elle ne correspondait pas aux critères et qu'elle restait donc « dans la clandestinité » (j'utilise des guillemets parce que ce ne sont pas vraiment des clandestins, comme vous l'avez dit, mais tout simplement des irréguliers).

Il semble donc que la nouvelle immigration que l'on a enregistrée ressortirait plus de nouvelles demandes de régularisation de personnes qui étaient déjà sur notre sol. Ces personnes font-elles bien partie de ce chiffre ?

M. François Héran .- Sur les DOM et les TOM, comme je tenais à faire des comparaisons dans le temps puisque vous avez pu constater que mes graphiques remontaient à cinquante ans, je suis cette pratique assez malencontreuse de l'Organisation des nations unies qui veut que toutes les possessions d'outre-mer sont toujours mises à part dans ses tableaux, ce qui choque beaucoup les ressortissants des départements en question.

Depuis 1994-1995 (j'étais alors responsable des études démographiques de l'INSEE), on a eu à coeur de réintégrer la comptabilité démographique des DOM dans l'ensemble du territoire et c'est un dossier dont je me suis occupé personnellement. Pour autant, quand on veut faire des comparaisons dans le temps, on doit garder cette continuité, sachant que, si on introduit les DOM-TOM, cela modifie le tableau, puisque vous savez qu'ils posent des problèmes très spécifiques.

Cela dit, nous nous y intéressons particulièrement : Claude Valentin-Marie est désormais conseiller à la direction de l'INED et l'Observatoire des migrations à la Réunion a essayé de capter tous les flux qui s'opéraient entre la Réunion, son environnement et la métropole. C'est donc une opération à laquelle nous sommes très attachés.

Quant à la question de Mme Boumediene-Thiery, elle est effectivement difficile. Je précise à cet égard que le fichier AGDREF est très compliqué puisqu'il ne s'agit pas d'un fichier mais de centaines de fichiers, autant qu'il y a de préfectures et de procédures, et que c'est nous qui raccrochons tout cela, qui retirons les doubles comptes et qui essayons de retrouver les mêmes personnes grâce à des identifiants d'une procédure à l'autre.

Nous constatons ainsi que beaucoup de personnes qui reçoivent un premier permis de séjour étaient là en réalité depuis plus de temps et sont passées par d'autres procédures, dont les demandes d'asile et plusieurs traitements par l'OFPRA.

Les délivrances des premiers permis sont des premières délivrances au sens non-juridique du terme et non pas des attestations chronologiques d'une présence. Il est très difficile d'étudier tout cela et nous essayons actuellement d'approfondir cette question.

Enfin, je reviens sur la notion d'appel d'air. Il faut effectivement se méfier de cette métaphore, de même que de l'idée du piège qui se referme, que plus on ferme les frontières, plus les gens ont peur de repartir et restent donc sur le territoire, l'effet pervers des fermetures étant d'empêcher les gens de repartir. Nous sommes donc un peu déchirés entre plusieurs métaphores un peu faciles que nous essayons d'explorer en ce moment et il m'est difficile de vous en dire plus.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le directeur, je vous remercie très sincèrement. Vous avez été très complet, vous nous avez donné beaucoup d'informations et ce contact a été particulièrement intéressant pour notre commission d'enquête.

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