2. Les conditions posées à l'ouverture des négociations
Les conclusions du Conseil européen du 17 décembre 2004 ont été âprement négociées entre les États membres et la Turquie ; le Premier ministre turc a par exemple envisagé à plusieurs reprises de quitter Bruxelles avant la fin de la réunion. Au final, les conclusions du Conseil posent deux conditions à l'ouverture des négociations le 3 octobre 2005 : la mise en vigueur de six textes législatifs spécifiques mentionnés par la Commission européenne et relatifs à l'application des critères politiques de Copenhague et la signature par la Turquie du protocole relatif à l'adaptation de l'accord d'Ankara, qui tient compte de l'adhésion à l'Union européenne de dix nouveaux États membres le 1 er mai 2004.
Dans sa recommandation, la Commission européenne citait en effet six lois qui n'étaient pas encore entrées en vigueur ou qui n'étaient pas encore adoptées, mais qui lui paraissaient importantes dans le cadre des réformes politiques de grande ampleur entreprises par la Turquie : la loi sur les associations, le nouveau code pénal, la loi sur les cours d'appel intermédiaires, le code de procédure pénale, la législation portant création de la police judiciaire et la loi sur l'exécution des peines. Ces six textes législatifs ont été adoptés ou sont entrés en vigueur au 1 er juin 2005.
La période précédant l'ouverture des négociations a été principalement marquée par la cristallisation autour de la question chypriote .
L'union douanière entre la Turquie et l'Union européenne, entrée en vigueur le 31 décembre 1995, doit en effet être élargie aux dix nouveaux États qui ont rejoint l'Union européenne le 1 er mai 2004. Or, la Turquie, seule au sein de la communauté internationale, ne reconnaît pas la République de Chypre. Cette question a d'ailleurs été au centre des négociations lors du Conseil européen du 17 décembre 2004 ; la rédaction du paragraphe 19 des conclusions de ce Conseil est suffisamment confuse pour montrer le difficile compromis auquel les Chefs d'État et de gouvernement étaient parvenus :
19. Le Conseil européen a salué la décision de la Turquie de signer le protocole relatif à l'adaptation de l'accord d'Ankara, qui tient compte de l'adhésion des dix nouveaux États membres.
En conséquence, il s'est félicité de
la déclaration de la Turquie selon laquelle « le gouvernement
turc confirme qu'il est prêt à signer le protocole relatif
à l'adaptation de l'accord d'Ankara avant l'ouverture effective des
négociations d'adhésion et après que les adaptations qui
sont nécessaires eu égard à la composition actuelle de
l'Union européenne auront fait l'objet d'un accord et auront
été finalisées ».
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Dès le début de l'année 2005, les autorités turques ont indiqué que la question de la reconnaissance de la République de Chypre ne pouvait être réglée par la simple adaptation de l'accord d'Ankara. Ainsi, lorsque notre délégation a reçu le 8 mars 2005, au Palais du Luxembourg, des représentants de la commission de l'harmonisation avec l'Union européenne de la Grande Assemblée nationale de Turquie, le Président de cette commission, Yasar Yakis, nous a indiqué : « nous allons ajouter une réserve indiquant que cet acte d'extension de l'accord d'Ankara ne peut en aucun cas être compris comme une quelconque reconnaissance officielle d'un autre gouvernement que celui de la République turque de Chypre du Nord ».
Pour autant, M. Yakis concluait son propos, en disant : « Plus généralement, sur cette question chypriote, nous sommes conscients de l'absurdité de la situation, car Chypre siège autour de la table des négociations et aura, à de multiples occasions, la possibilité de faire jouer son droit de veto. D'un autre côté, l'Union européenne doit aussi se rendre compte qu'elle a importé en son sein les problèmes d'un État candidat et que la seule manière de résoudre cette question est de repartir sur les bases du plan Annan ».
La Turquie a signé le 29 juillet dernier le protocole étendant l'accord d'association aux dix nouveaux États membres, en joignant cependant une déclaration, par laquelle, tout en se déclarant attachée à un règlement politique de la question chypriote, elle estime que « la signature, la ratification et la mise en oeuvre de ce protocole ne conduisent à aucune forme de reconnaissance de la République de Chypre » et que « la Turquie continuera de considérer que les autorités chypriotes grecques n'exercent autorité, contrôle et juridiction que sur le territoire au sud de la Buffer zone » (également appelée ligne verte) .
À la suite de cette déclaration, dont la France a considéré qu'elle pouvait vider de sa portée politique et pratique l'adhésion turque au protocole, l'Union européenne a elle-même adopté le 21 septembre 2005 une déclaration, dans laquelle elle regrette le geste « unilatéral » de la Turquie, qui « doit appliquer sans réserve le protocole à l'ensemble des États membres ». L'Union européenne « escompte une mise en oeuvre complète et non-discriminatoire du protocole, ainsi que la suppression de tous les obstacles à la libre circulation des marchandises, y compris la levée des restrictions imposées aux moyens de transport ».
Enfin, l'Union rappelle qu'elle ne reconnaît comme sujet de droit international que la République de Chypre, État membre de l'Union européenne depuis le 1 er mai 2004, et que « la reconnaissance de tous les États membres est une composante nécessaire du processus d'adhésion ».
Lors de notre mission, nous avons naturellement évoqué à de nombreuses reprises la question chypriote. Il ressort de ces échanges que les autorités turques, spécialement le Gouvernement, considèrent avoir fait un effort important sur la voie d'un règlement, en apportant un soutien appuyé au plan Annan lors du référendum du 24 avril 2004 . Or, le plan a été approuvé par les Chypriotes turcs et rejeté par les Chypriotes grecs. Le vote positif des Chypriotes turcs est d'autant plus notable que l'ancien leader de cette communauté, Rauf Denktash, très lié à l'armée et au système kémaliste turcs, a fait campagne pour le non. Le Premier ministre turc nous a clairement indiqué sa disponibilité à discuter à nouveau de ce sujet, sur la base du plan Annan ; il a posé une « ligne rouge » très nette : le Nord ne doit pas être considéré comme une minorité, mais comme un partenaire à égalité avec le Sud.
En ce qui concerne plus directement l'extension de l'accord d'union douanière, le ministre turc des affaires étrangères, Abdullah Gül, a fait un pas extrêmement important, puisqu'il nous a rappelé que la Turquie s'était engagée à respecter l'Union douanière et que, en conséquence, si un conflit existe sur la définition des éléments de l'accord, la Turquie respecterait la décision de la Cour de justice des Communautés européennes si celle-ci était saisie. La Turquie considère en effet que le transport de marchandises, et donc l'ouverture des ports à des navires chypriotes, relève de la libre circulation des services et ne rentrerait pas de ce fait dans le champ d'application de l'union douanière, qui exclut les produits agricoles et les services. Cette attitude devra naturellement être confrontée aux réalités de l'application de l'union douanière , dont la complète mise en oeuvre - l'Union européenne l'a répété le 3 octobre 2005 - est une obligation pour la Turquie .