TROISIÈME PARTIE - LE SOUCI DE PRÉVENIR DE NOUVELLES CONTAMINATIONS
« Au-delà des années 2030, ce qui surviendra dépend entièrement de ce que nous réalisons actuellement. Je répète (...) que toutes les estimations dont nous disposons ne concernent que les vingt à trente prochaines années. La qualité de la prévention que nous devrons mettre en oeuvre est donc particulièrement importante à partir de maintenant ». C'est ce qu'a déclaré le professeur Marcel Goldberg, conseiller scientifique à l'InVS, devant la mission.
Après six mois d'auditions et de déplacements, la mission considère également que le dossier de l'amiante est loin d'être clos .
Présent dans les bâtiments et dans plus de 3.000 produits et équipements divers mis sur le marché avant 1997, l'amiante est encore présent en France. La mission considère qu'il faut maintenir une vigilance constante, notamment sur les chantiers de désamiantage, et accorder une extrême attention à la situation des personnes ayant été exposées à l'amiante, dont le nombre va connaître une courbe ascendante dans les années à venir.
Au-delà de la gestion de l'amiante résiduel et des conséquences de l'exposition des salariés avant 1997, la mission estime qu'il convient de tirer les leçons de cette catastrophe sanitaire, pour qu'elle ne se reproduise pas sur un autre terrain.
Les « crises » successives de santé publique qu'a connues la France dans les années 1990 ont mis en relief l'importance des politiques de prévention et les carences du système de santé français, centré sur l'offre de soins.
Suite, notamment, au rapport remis en 2003 par l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), intitulé « Santé, pour une politique de prévention durable », les connaissances, les savoir-faire et les outils de la prévention mis en place entre 1998 et 2001 ont été renforcés. La mission estime qu'il faut aujourd'hui aller plus loin, et notamment redoubler de vigilance sur les produits chimiques, dont l'utilisation croissante en milieu professionnel est susceptible de mettre en danger la santé des salariés et de l'ensemble de la population
I. UN RISQUE AMIANTE ENCORE PRÉSENT
Un an avant l'interdiction définitive de l'usage de l'amiante en 1997 71 ( * ) , la France utilisait encore environ 35.000 tonnes d'amiante, majoritairement sous forme d'amiante-ciment destiné à la construction.
A titre de comparaison, entre 1973 et 1975, période pendant laquelle la consommation d'amiante en France était à son plus haut niveau, on utilisait environ 150.000 tonnes par an.
Avant 1997, la France continuait par conséquent à utiliser l'amiante dans le secteur du bâtiment, notamment sous forme de calorifugeage des parois, de dalles de sols et d'amiante-ciment, le flocage des structures métalliques ayant été progressivement interdit à partir de 1977.
D'après les résultats d'une étude réalisée conjointement en 1998 par le bureau d'étude SGTE, Spie-Batignolles, Lafarge, la société INERTAM et la société SOCOTEC, 4,7 % des bâtiments seraient concernés au niveau national par l'amiante, soit entre 4 et 6 millions de m 2 floqués et 500.000 m 2 calorifugés.
M. Philippe Dubuc, chargé d'une mission régionale d'appui juridique et technique aux services de l'inspection du travail en matière de prévention du risque amiante, a indiqué à la mission que ce chiffre était sous-estimé. Selon lui, il ne repose que sur les recensements existants, qui sont très insuffisants : « chiffrer entre 2 et 5 % le pourcentage de bâtiments amiantés apparaît en contradiction totale avec la réalité, dès lors que l'inspection du travail est en capacité de vérifier l'existence et la fiabilité du repérage ». Si l'ensemble du parc immobilier construit avant l'interdiction de l'amiante était convenablement diagnostiqué, il semble donc que le nombre des bâtiments amiantés en serait augmenté.
A. L'AMIANTE DIT « RÉSIDUEL », MAIS OMNIPRÉSENT
L'amiante résiduel soulève la question du risque induit par l'exposition « passive » à l'amiante, qui concerne potentiellement toute la population qui fréquente les bâtiments amiantés.
La plupart des interlocuteurs de la mission, scientifiques ou professionnels du secteur, ont reconnu que l'évaluation de ce risque était difficile, en raison des incertitudes concernant l'effet des faibles doses sur la santé.
Le professeur Marcel Goldberg a ainsi souligné qu'à l'heure actuelle « une des grandes questions qui pose de réels problèmes (...) concerne (...) la contamination survenant à la suite de la simple fréquentation de bâtiments pour y travailler » ajoutant que « s'il s'avérait qu'il existait un risque potentiel lié à cette éventualité, les conséquences en seraient très graves. Les données en seraient modifiées, notamment en termes de populations ayant été ou étant exposées ».
Les représentants de l'association de défense des victimes de l'amiante (ANDEVA) ont indiqué enregistrer à l'heure actuelle un nombre croissant de cas de contamination passive d'individus n'ayant jamais été en contact direct avec l'amiante, citant notamment « des salariés ayant travaillé dans les tours de la Défense, à l'époque de leur informatisation, [qui] développent aujourd'hui de graves maladies ».
Lors de son audition, M. François Malye a estimé qu'on pouvait chiffrer entre 15 et 20 % le nombre de victimes qui n'avaient jamais été en contact avec l'amiante au cours de leur vie professionnelle.
Au regard de ces chiffres, il apparaît que, comme le soulignait Maître Michel Ledoux, avocat de l'ANDEVA, devant la mission, l'accent doit être mis sur la prévention.
S'il convient de protéger particulièrement les personnes susceptibles d'être mises en contact avec l'amiante -les ouvriers des chantiers de désamiantage, les salariés de « second oeuvre » dans le bâtiment et les personnels d'entretien- le repérage et l'éradication des risques induits par l'amiante apparaissent comme des mesures de santé publique pour l'ensemble de la population.
1. Les diverses utilisations de l'amiante dans la construction
Dans le bâtiment, l'amiante a été utilisé pour l'ensemble de ses propriétés : résistance au feu, capacités d'isolation, résistance aux agressions chimiques et résistance mécanique élevée à la traction, notamment.
On peut ainsi distinguer trois types d'utilisation :
- les matériaux en amiante-ciment : dalles de revêtement de sols, cloisons..., dans lesquels les fibres d'amiante sont amalgamées en renfort dans d'autres substances ;
- le calorifugeage des chaudières, tuyaux et autres installations thermiques, destiné à isoler les sources de chaleur ;
- le flocage, visant à accroître la résistance au feu des structures métalliques ou améliorer l'isolation phonique ou acoustique.
Tous les produits et dispositifs susceptibles de contenir de l'amiante ne présentent pas les mêmes niveaux de danger. On les divise généralement en deux catégories, selon qu'ils contiennent de l'amiante lié ou non lié.
La première catégorie de produits, contenant de l'amiante lié, est considérée comme nettement moins dangereuse que la seconde, parce que les fibres d'amiante y sont présentes sous forme compacte et par conséquent difficilement libérées dans l'atmosphère.
La seconde catégorie fait l'objet d'une attention renforcée : l'amiante n'étant pas lié ou faiblement lié au matériau, elle s'effrite au fur et à mesure de la dégradation naturelle du produit, libérant les fibres dans l'atmosphère.
a) Le flocage : une protection contre l'incendie massivement utilisée
Le procédé dit de « flocage », massivement utilisé dans la construction à partir des années 60, consiste à projeter des fibres d'amiante, additionnées d'un liant, directement sur la structure métallique à protéger, afin d'assurer une protection incendie, d'isolation thermique ou acoustique.
M. Jean-Marie Schléret, président de l'Observatoire national de la sécurité des établissements scolaires et d'enseignement supérieur, a ainsi rappelé que, dans les années 60/70, pour faire face à la poussée démographique, un grand nombre de bâtiments - établissements scolaires et universitaires, équipements sportifs, préaux... - ont été construits en utilisant des structures métalliques, qui ont nécessité un flocage à base d'amiante pour leur protection contre l'incendie. Le campus de Jussieu, qui a été construit au cours des années 60, constitue sans doute le plus grand ensemble floqué à l'amiante de la décennie.
D'une manière générale, la plupart des bâtiments scolaires construits à cette époque sont concernés : M. Jean-Marie Schléret a regretté à cet égard qu'on ait assisté à certaines dérives, « à une époque où l'État construisait un collège par jour et utilisait, dans ce cadre, des constructions métalliques. »
Les professionnels du secteur entendus par la mission ont reconnu que les flocages réalisés au début des années 70 l'avaient été sans précaution particulière.
Les représentants de l'université Paris VII Denis Diderot, de l'Institut de physique du Globe de Paris et de l'établissement public du campus de Jussieu (EPCJ Jussieu) ont confirmé aux membres de la mission, lors du déplacement sur le site, qu'aucune protection spécifique n'avait entouré les opérations de flocage réalisées notamment dans les barres du Gril d'Albert et dans la tour centrale, ni en faveur des personnels qui ont effectué les travaux, ni en ce qui concerne la protection de l'environnement.
Par ailleurs, les flocages sont situés le plus souvent dans les plafonds et les faux plafonds et sont soumis à des interventions fréquentes, par exemple, à l'occasion de travaux de câblage.
Enseignant-chercheur à Jussieu dans les années 70, le professeur Pézerat a rapporté qu' « un jour, un de nos collègues est venu expliquer que la poussière que nous retrouvions sur nos paillasses trouvait son origine dans l'amiante qui se trouvait dans le flocage qui avait été fait au-dessus des faux plafonds ».
Il a ajouté que les chercheurs n'ont pas été les seuls concernés, citant l'exemple d'une cafétéria fréquentée par les étudiants, installée dans la tour centrale qui avait été floquée à l'amiante bleu : « Nous pouvions voir l'amiante tomber dans les cafés sous forme de poussières » .
D'autres constructions (centrales électriques, centres postaux, installations ferroviaires ou établissements pénitentiaires) ont également été massivement traitées par flocage.
Tout naturellement, les pouvoirs publics ont d'abord été sensibilisés aux risques résultant de l'utilisation massive de ce procédé : le flocage à l'amiante des locaux d'habitation a été interdit par arrêté du 29 juin 1977 .
Cette interdiction a été étendue à tous les bâtiments dès lors que la concentration de l'amiante dans les produits utilisés était supérieure à 1 % par le décret n° 78-394 du 20 mars 1978. Enfin, la projection d'amiante par flocage et les activités incorporant des matériaux isolants ou insonorisants de densité <1g/cm3 ont été interdites par le décret du 6 juillet 1992.
En 1989, le CPA lui-même, pourtant défenseur de l'usage contrôlé de l'amiante, s'est également inquiété de la détérioration des flocages existant ; dans une lettre adressée le 6 février 1989 au Premier ministre, Marcel Valtat, secrétaire du CPA, écrit : « En fonction de l'usage qui en est fait, des opérations d'entretien effectuées ou de la vétusté des locaux, il arrive que l'état de ces (...) (flocages) laisse fortement à désirer et nécessite un diagnostic sérieux avant toute intervention... Il ne paraît pas possible au CPA que les pouvoirs publics diffèrent davantage l'examen de cette question (alors même que) l'implication des enfants dans bon nombre de situations de ce type tend à lui conférer un potentiel émotionnel peu compatible avec le genre de décisions qu'il convient de prendre de sang froid » .
* 71 Le décret en date du 24 décembre 1996 fixe l'interdiction totale de l'importation et de la mise sur le marché français de tout produit contenant de l'amiante à compter du 1 er janvier 1997, assortie de quelques dérogations jusqu'à la fin de l'année 2001 pour les cas où il n'a pas été possible de trouver des substituts présentant moins de risques pour la santé.