V. QUELQUES EXEMPLES DE CRISES RÉCENTES
Les accidents ou les incidents graves enregistrés à une large échelle à partir de médicaments sont sans doute aussi anciens que les médicaments eux-mêmes. La pharmacovigilance a précisément permis qu'ils soient mieux et plus vite repérés. Il convient donc de rappeler d'abord cette évidence souvent oubliée pour éviter que se répandent des idées fausses de type : « il y a de plus en plus d'accidents avec les médicaments » ou « les médicaments sont de plus en plus dangereux ». Le bismuth, médicament retiré depuis près de trente ans après avoir été utilisé par des millions de personnes pendant près d'un siècle en est un bon exemple. Sa dangerosité, constatée lors de son retrait dans la forme galénique sous laquelle il était alors vendu, demeure indiscutable, illustrant le caractère permanent de cette question.
Trois cas récents dont l'un se développe actuellement sous nos yeux (le Vioxx) peuvent servir d'éléments de référence pour apprécier le fonctionnement de l'AFSSAPS et les mécanismes de sécurité sanitaire au niveau national, européen et mondial.
1. Le retrait de la cérivastatine
La cérivastatine est une molécule parmi l'ensemble des statines ; celles-ci visent à réduire l'hypercholestérolémie dans le sang et constituent un des progrès médicaux les plus substantiels des quinze dernières années. Les produits de cette classe thérapeutique ont été et sont considérés comme très bien tolérés, le cas de la cérivastatine étant mis à part depuis la révélation d'accidents qui ont entraîné son brusque retrait le 8 août 2001.
La cérivastatine a été mise en cause en raison d'atteintes musculaires (rhabdomyolyse) qui peuvent revêtir un caractère sévère, voire fatal. Cette molécule était produite par les laboratoires Bayer en France sous les noms des spécialités Staltor et Cholstat.
Dans le cadre de la procédure de reconnaissance mutuelle au niveau de l'Union européenne, le Royaume-Uni était l'Etat-membre de référence et l'AMM européenne délivrée en 1997 portait sur des dosages de 0,1 et 0,3 mg ; un dosage de 0,4 mg avait été autorisé en 2001. Il est important de noter qu'un dosage de 0,8 mg avait été autorisé en août 2000, puis retiré le 1 er août 2001, quelques jours avant le retrait mondial.
Plusieurs éléments d'alerte avaient précédemment été enregistrés depuis décembre 1999 en focalisant progressivement les deux facteurs de risque dans l'utilisation de cette molécule : le dosage supérieur à 0,4 mg d'une part, l'association avec le gemfibrozil (hypo-cholestérolémiant de la classe des fibrates, commercialisé en France sous le nom de Lipur) ; la FDA américaine avait décidé de contre-indiquer cette association en décembre 1999 ; la contre-indication a été insérée à la demande de l'Agence britannique du médicament.
En avril 2001, les autorités européennes compétentes signalent à l'Agence britannique des cas de rhabdomyolyse (67 % d'association cérivastatine -gemfibrosil) dont 3 décès.
Le 8 août 2001, Bayer annonce unilatéralement le retrait mondial des spécialités à base de cérivastatine à l'exception du Japon où précisément le gemfibrozil n'était pas commercialisé, donc sans risques d'association. Ce retrait sera toutefois étendu au Japon, la commercialisation de ce dernier devenant prévisible.
Les différentes agences du médicament annoncèrent alors le retrait et le Secrétaire d'Etat à la Santé du gouvernement allemand critiqua vivement l'attitude de Bayer en la qualifiant « d'inacceptable » car l'Agence allemande du médicament n'avait reçu le rapport de pharmacovigilance fait par le laboratoire et daté du 15 juin 2001 que le 8 août et n'avait pas été informée du retrait de la cérivastatine en même temps que l'Agence britannique. D'une façon générale, Bayer s'est vu reprocher des faiblesses face à ses obligations d'information, transmettant tardivement et incomplètement, d'une manière dispersée, des éléments qu'il était seul à détenir dans leur globalité.
Le retrait mondial était justifié par un nombre important de rhabdomyolyses fatales, notamment aux USA. Le laboratoire Bayer annonçait 59 cas de rhabdomyolyses fatales en août 2001, puis 99 cas en octobre 2001. La survenue d'un tel effet indésirable fatal était évidemment incompatible avec le bénéfice potentiel d'un médicament hypocholestérolémiant (6 millions de patients dans le monde).
Il est à noter que sur les 59 cas de rhabdomyolyses graves rapportés en août 2001, la posologie était souvent élevée : 21 cas à 0,8 mg, 1 cas à 0,6 mg. L'association gemfibrozil était retrouvée dans 12 cas.
En France, la cérivastatine était prescrite à environ 500.000 patients et représentait 12 % du marché des statines. Un seul décès, d'ailleurs très mal documenté par le laboratoire Bayer et dont l'imputabilité était incertaine, était connu.
En pratique, il apparaissait à cette époque que les dangers de l'utilisation de la cérivastatine étaient plus importants aux USA et dans d'autres pays européens qu'en France.
Les raisons en sont les suivantes :
- les posologies unitaires du marché français étaient à 0,1 - 0,3 et 0,4 mg. Depuis 2000 aux USA et 2001 au Royaume-Uni, une dose unitaire était proposée à 0,8 mg. Cette dose n'a pas eu d'AMM en France. Les recommandations françaises comportaient une prescription initiale à 0,1 mg par jour et, le cas échéant, une montée progressive en fonction de la cholestérolémie avec une dose maximale de 0,4 mg.
- l'association avec le gemfibrozil : les RMO françaises, depuis de nombreuses années, précisaient qu'il n'y avait pas lieu d'associer statine et fibrate du fait du risque d'addition des effets indésirables. Dans le cas particulier de la cérivastatine, l'association avec le gemfibrozil était contre-indiquée du fait du risque d'effets indésirables graves. Tel n'était pas le cas aux USA et dans certains autres pays.
Il est à noter d'ailleurs qu'une étude réalisée spécialement pendant l'été 2001 par la CNAMTS sur 360.000 ordonnances de cérivastatine a montré que la posologie maximale de 0,4 mg n'était dépassée que dans 1,61 % des cas et qu'il n'y a eu qu'un pourcentage négligeable d'association au gemfibrozil (0,0035 %).
La gestion du dossier de la cérivastatine par l'AFSSAPS appelle des appréciations positives, voire très favorables, plutôt que des critiques qui ne pourraient qu'être marginales dans un paysage mondial où d'autres ont manifestement eu du mal à prendre en temps utile la mesure du problème.
Les experts associés à la mission des quatre inspections générales pour l'évaluation de la loi du 1 er juillet 1998 ont choisi le cas du retrait de la cérivastatine parmi les neuf exemples sur la « sécurité sanitaire en action ». La conclusion (page 100) qu'ils en tirent, citée intégralement ci-après, illustre la nécessité d'actions pour améliorer la pharmacovigilance, en soulignant que celle-ci doit être coordonée au niveau européen et mondial. Les limites de l'exercice sont d'ailleurs évoquées à la fin de ce texte et obligent, en effet, à une certaine modestie si l'on veut rester dans le domaine des propositions réalisables :
« Conclusion :
Le cas du retrait de la cérivastatine illustre l'importance de la diversité des expertises et de la responsabilisation des industriels.
On peut poser deux sortes de jugements d'ensemble sur cette affaire, si l'on part du postulat (que nous ferons) que le retrait de la cérivastatine était scientifiquement justifié et non prématuré pour la sécurité sanitaire étant donné la disponibilité sur le marché de molécules d'efficacité identique et de risque moindre.
Le premier jugement porte sur l'intérêt et l'efficacité de l'expertise interne au laboratoire pharmaceutique qui a su, contre son intérêt immédiat apparent, prendre une décision qui s'est avérée, même si l'on peut contester la mise en oeuvre et le plan de communication l'accompagnant, rapide, nécessaire, efficace et définitive. Doit-on laisser les industriels décider seuls sur ces questions ?
Le second jugement, sans doute plus sévère, concerne la pharmacovigilance et la pharmaco-épidémiologie au niveau international. Ces structures n'ont pas su prendre une décision avant celle de l'industriel, alors qu'elles étaient en possession de (presque) tous les éléments du dossier. Les structures de recueil de la pharmacovigilance ont eu de petites défaillances de part et d'autres et un certain flottement a entouré l'annonce du retrait, notamment sur le nombre exact de décès rapportés dans le monde, mais on peut dire que globalement elles ont bien rempli leur première mission de recueil et d'échange d'informations. Si les personnes en charge de la pharmacovigilance n'ont pas mesuré l'urgence de la gestion du risque, il se pose alors la question de l'accessibilité des bases de données à un plus grand nombre de partenaires, voire à tous les citoyens, comme cela est réalisé aux USA, dans le cadre du « Freedom of Information Act ». Le pays rapporteur de l'AMM d'un produit (le Royaume-Uni dans le cas de la cérivastatine) était désigné comme le pays responsable de la coordination de la vigilance de ce produit une fois commercialisé ; il n'a pas eu la même évaluation que le laboratoire sur l'urgence du risque. Il apparaît clairement qu'il ne disposait pas de l'estimation comparative du risque avec les produits de la classe. Dans la situation particulière de ce produit qui présentait davantage d'effets indésirables graves que les alternatives d'efficacité équivalente, il n'existait pas de procédure pré-établie permettant de balayer systématiquement et rapidement (éventuellement de façon automatisée) les données rapportées afin de détecter un éventuel signal au niveau de la classe. Il n'existait pas non plus de procédure permettant de décider à partir de quand il fallait retirer le produit. Aucune méthode n'a été mise en oeuvre pour permettre de se prononcer sur le caractère tolérable ou non du risque, ni sur le degré d'urgence de la décision qu'il convenait éventuellement de prendre. Il est probable que l'investissement recherche soit largement insuffisant dans ce domaine d'analyse et d'interprétation du signal.
En annonçant par voie de presse le 8 août 2001 le retrait mondial de la cérivastatine, le laboratoire Bayer provoquait la surprise, mais aussi l'inquiétude. Les patients exposés et les prescripteurs, mais aussi les autorités de santé n'avaient pas pu être informés avant le reste du public - pour des raisons qui semblent liées aux lois du marché boursier - ce qui pose évidemment un réel (et peut-être inédit) problème de communication et d'information sur le risque sanitaire dans le domaine du médicament (et bientôt sans doute des dispositifs médicaux). L'industrie du médicament souffre d'un déficit d'image auprès du public, et sait peu tirer profit de son métier et de sa contribution à l'amélioration de l'état de santé de la population. Ce type de crise ne fait qu'aggraver cette image, semblant donner raison à tous les stéréotypes convenus et durablement négatifs : la bourse passe avant la vie, le profit avant la sécurité sanitaire, le secret avant la transparence, la dissimulation avant l'exhaustivité et la clarté des informations transmises, etc ... Or, sans la décision des laboratoires Bayer le 8 août au matin, il n'est pas exclu que la cérivastatine aurait pu rester encore plusieurs semaines, mois ou années sur le marché, exposant de ce fait un nombre encore plus grand de patients au risque de rhabdomyolyse d'évolution parfois fatale. Il manque clairement un arbre décisionnel permettant d'aider la prise de décision lorsqu'un niveau de risque est atteint (niveau absolu, niveau relatif aux autres médicaments de la classe, fraction attribuable du risque). Mais qui est capable de réaliser un tel arbre ? A-t-on jamais fixé un seuil tolérable de risque pour les médicaments dans l'absolu (comme dans le domaine environnemental, où des seuils de 10 -5 ou 10 -10 ont été proposés selon les contextes) ? Enfin, on peut suggérer que le Conseil Scientifique de l'AFSSAPS se saisisse de ce type de dossiers pour en faire plus systématiquement l'analyse du retour d'expérience, ce qui permettrait de tirer les enseignements et les leçons du passé et d'améliorer le système à l'avenir ».