IV. L'EXHAUSTIVITÉ SANS L'ÉPARPILLEMENT
4.1. Les lacunes
Il peut paraître surprenant qu'après la création des agences de sécurité sanitaire mises en oeuvre depuis plus de six ans, des lacunes ou des « zones blanches » puissent encore exister. Le paradoxe apparent s'explique par des facteurs très divers.
4.1.1. Les produits chimiques
On trouve tout d'abord des produits dont l'analyse n'a été ni organisée ni même prévue dans une perspective de risque général.
* C'est le cas des substances et produits chimiques dont le nombre, enregistré au niveau européen s'élève à près de 100.000. Ces produits interviennent naturellement dans les risques sanitaires d'origine professionnelle. Toutefois, leur analyse ne devrait pas se limiter à cette seule perspective. Des événements surviennent fréquemment pour rappeler que le milieu de vie quotidienne est aussi confronté à ces risques ; d'ailleurs la distinction entre les deux sphères est de plus en plus dépourvue de consistance. La même substance peut être utilisée en usine, à la maison par un bricoleur ou par des personnels chargés de l'entretien ou du nettoyage etc ... Le recours incontrôlé à l'amiante a indiqué il y a déjà longtemps que beaucoup de risques ne se segmentent pas.
La manière dont l'Union européenne tente d'appréhender le problème en illustre d'ailleurs la difficulté. Celle-ci a opéré une distinction entre substances anciennes et substances nouvelles, ces dernières étant systématiquement notifiées auprès d'une autorité nationale en France, le ministère de l'écologie et l'INRS). Depuis 1981, 5000 substances nouvelles ont ainsi été notifiées et examinées.
Pour les secondes, que la Commission évalue à 30.000, leur évolution devrait se faire progressivement dans le cadre d'un règlement communautaire Reach 46 ( * ) . Son adoption est prévue pour le courant de l'année 2006. Sa mise en oeuvre nécessitera au moins une huitaine d'années. La perception de ces difficultés est d'ailleurs grande en Europe, ainsi que cela a pu être constaté sur le terrain.
* Des équipements, dispositifs, matériels utilisés dans la vie quotidienne dans des situations très diverses peuvent comporter des risques dont l'appréciation reste mal définie. La compétence générale de la DGCCRF (ministère chargé de la consommation) existe et, depuis décembre 2002, l'AFSEE peut être saisie sur nombre de ces questions ; cette dernière a d'ailleurs été saisie sur les téléphones portables à deux reprises (cf. supra). Sur le danger des cabines de bronzage, la DGCCRF est amenée à vérifier la mise en oeuvre de la réglementation existante, mais le cadre même dans lequel le problème est posé ne correspond pas aux exigences de rigueur et de sécurité : ici c'est le principe même de l'analyse, des critères et l'ensemble de la procédure ou plutôt de l'absence de procédure qui sont en cause.
4.1.2. Les produits phytosanitaires
Les produits phytosanitaires constituent une catégorie couverte par des procédures existantes, complexes et très parcellisées, mais qui sont restées en dehors du périmètre que la loi de 1998 a déterminé pour l'AFSSA. La procédure d'évaluation du risque reste dans le domaine de la DGAL du ministère de l'agriculture qui a également en charge le secteur économique. Ici la crise n'est pas due aux textes, mais à leur non respect (cf. supra sur l'AFSSA).
4.1.3. La sécurité sanitaire au travail
La sécurité sanitaire en milieu de travail apparaît aussi comme une zone où les risques peuvent être insuffisamment, voire mal cernés et donc mal traités. La direction des relations du travail du ministère du travail est en charge du suivi de ce domaine et peut s'appuyer principalement sur l'InVS et l'INRS. Mais elle le fait dans des conditions qui sont critiquées par le rapport d'évaluation des quatre inspections (op. cit. page 29) :
« L'Institut de veille sanitaire en matière de veille et de surveillance, au travers de son département « santé au travail », mais également de son département « santé-environnement ». Le département « santé au travail » de l'InVS est le plus petit département de l'InVS (16 personnes, soit 5 % environ des effectifs totaux). La Direction des relations du travail n'exerce qu'une magistrature d'influence vis-à-vis des activités de ce département, puisqu'elle n'a pas la co-tutelle de l'Institut et ne contribue à son financement que de façon marginale (à hauteur de 120K€ par an environ, pour le programme de surveillance du mésothéliome). Elle estime en particulier que l'activité de l'institut reste trop axée sur des études épidémiologiques à visée universitaire, déterminées de façon autonome et pas assez sur les outils structurants de surveillance de la santé de la population, dans une perspective de veille et d'alerte ».
« L'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), structure associative aux moyens importants (700 personnes, 80 M€ de budget), mais placée sous l'égide de la caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) et gérée par un conseil d'administration paritaire associant des représentants des employeurs et des syndicats de salariés (son financement provenant presque exclusivement du fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles). Même si les relations de cet organisme sont dans l'ensemble bonnes et suivies avec la direction des relations du travail, cette dernière ne disposant ni des moyens d'intervention d'une autorité de tutelle ni de levier de financement significatif, n'est pas vraiment en mesure d'influencer fortement les priorités et les programmes de travail de l'INRS, dès lors que les actions à mener sortent du champ de compétence normal de l'assurance maladie et relèvent d'une responsabilité d'Etat ».
* L'urgence qu'il y a à résoudre cette question de la sécurité sanitaire en milieu professionnel n'est pas nouvelle, mais elle est devenue d'autant plus forte qu'elle a été récemment soulignée par les décisions rendues le 3 mars 2004 par le Conseil d'Etat statuant en cassation sur la responsabilité de l'Etat dans l'affaire de l'amiante.
La Cour administrative d'appel, puis le Conseil d'Etat, estiment que les autorités publiques n'avaient pas entrepris suffisamment tôt de « recherche afin d'évaluer les risques pesant sur les travailleurs exposés aux poussières d'amiante » et pas davantage « pris de mesures aptes à limiter ou éliminer les dangers ». La responsabilité de l'Etat a été ainsi clairement identifiée. La nécessité de disposer d'une structure d'analyse, d'évaluation des risques dans ce domaine s'impose donc, au besoin en changeant explicitement des instances existantes et en mettant à leur disposition les moyens juridiques et matériels correspondants.
4.2. Les tentations
Face au foisonnement de difficultés de mise en oeuvre, de lacunes et de chevauchement de compétences, plusieurs tentations apparaissent. Elles peuvent correspondre à la résurgence d'idées anciennes ou aux enseignements hâtifs de crises récentes.
4.2.1. La tentation unificatrice
* Une première tentation est celle de la création d'une agence de sécurité sanitaire unique. Cette hypothèse avait été sérieusement envisagée en 1997-1998, notamment par M. Bernard Kouchner alors ministre de la Santé (cf. supra 1 ème partie). L'expérience a plutôt validé une organisation différente et il ne paraît pas actuellement envisageable de revenir sur ce choix. Une FDA à la française est moins que jamais séduisante, même si l'existence de plusieurs agences met particulièrement en lumière les difficultés de l'interministérialité. Ce dernier argument est utilisé à l'appui d'une seconde voie.
* Cette deuxième tentation vise à unifier l'autorité ministérielle. Il s'agit là du schéma avancé par l'ancien directeur de la DGS, le Pr. Lucien Abenhaïm dans son livre « Canicules » plus précisément dans son chapitre 10 (« la sécurité sanitaire inachevée »).
Certains aspects de ce schéma ont déjà été abordés dans le présent rapport (cf. 1 ère partie). La proposition centrale consiste en la création d'un « ministère de l'Environnement et de la sécurité sanitaire » qu'il évoque ensuite par l'expression « grand ministère des risques ». Il précise ainsi cette proposition (p. 248 et 249)
« Il faudrait notamment, pour éviter tout conflit de compétences, regrouper l'environnement, l'alimentation, la consommation et les produits, sans oublier les questions de la santé au travail. Un ministère regroupant l'ensemble des composantes de la sécurité sanitaire serait donc considérablement plus efficace. Il devrait reposer sur des agences indépendantes chargées de l'évaluation et de la gestion des risques. Pour parvenir à ce résultat, il faudrait tout d'abord que l'Agriculture se départisse de la sécurité alimentaire, les Finances de la consommation et la Santé de la gestion des risques des milieux, ainsi en fait que de toute la sécurité sanitaire des produits. Tous ces secteurs seraient ensuite regroupés au sein de notre grand ministère - rejoints par la sûreté nucléaire et la radioprotection - et répartis entre les agences ».
M. Abenhaïm supprime le principe de séparation entre les fonctions de gestion et d'évaluation du risque (quelle que soit la dénomination exacte que l'on retienne pour cette dernière fonction qui peut en effet varier) et, propose la création d'un « grand ministère » qui regrouperait de nombreux domaines. Celui-ci perdrait en fait l'essentiel de ses compétences au profit « d'agences indépendantes » et non « autonomes ». « L'indépendance » de ces agences ne serait pas un vain mot puisque l'auteur de ce schéma propose une méthode de désignation de leurs dirigeants hors du champ ministériel :
« Voilà pourquoi je pense que les directions des agences devraient être sélectionnées par leurs conseils d'administration et non par des ministères, après des appels à candidature publics et en s'appuyant sur des comités également indépendants ou siègeraient notamment des scientifiques. Leur position et leur autorité en seraient renforcées ».
Cette perspective appelle naturellement quelques questions. Comment les membres des conseils d'administration seraient-ils désignés ? S'il s'agit de représentants des ministères, il ne s'agit que d'un habillage différent qui peut difficilement être une marque de progrès et un gage d'efficacité. S'il ne s'agit pas de cela, quelle serait alors la légitimité des membres de ces conseils ? Peut-on vraiment envisager de confier l'exercice de responsabilités d'autorités publiques à des « comités indépendants » ? , indépendants de qui ? Des domaines politiques dont la légitimité démocratique est établie, mais peut-être pas d'écoles scientifiques, de chapelles de divers ordres, d'associations en tout genre, d'intérêts économiques et sociaux ouverts ou dissimulés ...
Derrière un débat en apparence technique se profile une question sur la conception de l'Etat, sur ses responsabilités inaliénables, et sur une certaine approche la République. Au-delà d'une mode qui abandonne volontiers les prérogatives naturelles de l'Etat, on ne perçoit pas dans cette approche une réponse à la recherche d'efficacité en matière sanitaire.
4.2.2. La tentation de parcellisation
La persistance et l'apparition de difficultés, à l'occasion de « crises sanitaires » notamment, sont à l'origine de réponses institutionnelles qui se sont traduites par la création de nouvelles instances souvent formalisées en agences. On pourrait caricaturer ce qui deviendrait en quelque sorte un réflexe : un problème, une agence : agence de biomédecine, agence de santé des végétaux, de la santé au travail. Cette dérive correspond non seulement à une mode, mais encore à une sorte de renoncement réel ou apparent. Dans d'autres cas encore, il s'agirait d'autonomiser une fonction, inutilement voire dangereusement, pour satisfaire un « effet d'affiche » . Dans d'autres situations encore, une « nouvelle agence » peut constituer un moyen tactique de diversion dans les combats de l'interministériel.
L'AFSSAPS constitue d'ailleurs une bonne illustration de la capacité à regrouper au sein d'une entité logique des compétences dont certaines auraient pu faire l'objet d'une agence séparément.
Pour toutes ces raisons, la multiplication des agences est à éviter, d'autant que des regroupements opérationnels, peuvent être envisagés sous d'autres conditions.
4.3. Les solutions envisageables
Les structures et les périmètres de compétences des trois principales entités créées par la loi de 1998, l'InVS, l'AFSSA et l'AFSSAPS, constituent des repères validés par l'expérience. La majorité des observateurs s'accorde à les trouver adaptés aux objectifs initiaux et, pour l'essentiel, aux besoins constatés aujourd'hui. On a vu que certaines corrections restent à faire avec l'exercice effectif des compétences de l'AFSSE.
4.3.1. L'AFSSE et ses domaines
La loi du 9 mai 2001 avec la création de l'AFSSE visait à résoudre ces problèmes qui avaient déjà été identifiés. Elle n'a pas, d'évidence, pu constituer une solution, ni même la piste d'une solution.
Tout d'abord, la mise en place de l'AFSSE s'est réalisée dans des conditions qui ne lui donnaient pas tous les atouts au départ :
? installation officielle en septembre 2002, les financements minimum n'étant acquis que trois mois plus tard ;
? corrélativement des moyens humains très limités (une trentaine de personnes à ce jour)
? et une installation matérielle dans un provisoire qui semble appelé à durer.
En fait, l'Agence est en état de fonctionner depuis à peine deux ans. Ces considérations ne sauraient évidemment être retenues à son débit, d'autant qu'elle s'est immédiatement mise au travail en constituant ses comités d'experts spécialisés et en traitant les premières saisines. En outre, et cela a été une lourde tâche, l'AFSSE a été en charge de l'élaboration du PNSE (Plan national santé environnement) achevé au début de l'année 2004 et qui constitue désormais une base de réflexion et d'action.
Ce très faible recul ne facilite donc pas l'évaluation de l'application de la loi de 2001. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas été procédé ici d'une manière systématique. En revanche, l'appréciation des difficultés qui se révèlent dans l'ensemble des domaines relevant de la compétence de l'AFSSE montre que des solutions doivent être trouvées sans attendre le résultat d'une telle évaluation. Plus important encore, il apparaît clairement que le positionnement de l'AFSSE par la loi, dès le départ, n'a pas été le bon. Les intentions qui ont présidé à sa création procédaient de philosophies parfois différentes et cette création s'est donc engagée dans une certaine ambiguïté.
Pour prendre un seul exemple, des difficultés du positionnement de principe de l'AFSSE, la loi (art. L. 1335-3-1 du code de la santé publique) disposait qu'un décret en Conseil d'Etat devait « fixer la liste des établissements publics de l'Etat qui apportent leur concours permanent à l'agence », et que « dans un délai d'un an au plus tard après la publication de la loi, chacun de ces établissements négocie avec l'agence la mise à disposition de celle-ci de ses compétences et de ses moyens d'action ». Ce même décret devait « fixer également les modalités selon lesquelles l'agence coordonne et organise les missions d'évaluation conduites par les autres organismes intervenant dans son champ de compétence ».
Or cette mise en oeuvre n'a pas eu lieu ; certes, le décret du 1 er mars 2002 (art. R.795-2 du CSP) a bien déterminé 15 établissements publics supposés mettre à disposition de l'AFSSE compétences et moyens ; deux conventions ont été à ce jour passées avec l'INERIS et l'INSERM.
Le rapport d'évaluation des quatre inspections a ainsi développé le constat des difficultés de principe que pose l'interface AFSSE/InVS(page 82) et qui s'impose à tous les observateurs :
« Les rôles respectifs de l'AFSSE et de l'InVS, dont le département « santé-environnement » préexistant à la création de l'AFSSE développe une activité importante, aussi bien en matière d'identification ou de caractérisation de facteurs ou de situations à risques, qu'en matière d'évaluation de l'impact sanitaire des pollutions chroniques ou accidentelles ne sont toujours pas clarifiés. Les débats entre les deux organismes sont toujours à l'heure actuellement d'une grande vivacité. L'AFSSE a proposé une répartition des attributions, selon une « polarisation » qui ferait de l'InVS une « porte d'entrée » naturelle lorsque le point d'entrée est d'emblée sanitaire (suspicion ou allégation d'un cluster, signaux épidémiologiques issus de la surveillance par exemple), et de l'AFSSE l'opérateur de « première ligne » lorsqu'une question environnementale constitue le « point d'appel » (qualité du milieu, rejets industriels par exemple). L'InVS considère une telle démarcation à la fois « peu réaliste » et juridiquement difficile à tenir pour l'Institut. Peu réaliste, dans la mesure où, d'une part, « tout dossier où une population est exposée nécessite une réflexion sur les dangers des facteurs environnementaux, une évaluation des expositions, un recueil de données sur les effets sanitaires, voire la mise en place d'un système de surveillance », et où, d'autre part, l'InVS auquel la loi confie notamment la mission de :a) ;rassembler, analyser et actualiser les connaissances sur les risques sanitaires, leur cause et leur évolution ; b) détecter de manière prospective les facteurs de risque susceptibles de modifier ou d'altérer la santé de la population ou de certaines de ses composantes, de manière soudaine et diffuse ». En d'autres termes, l'InVS considère qu'en matière de santé environnementale, il n'est généralement pas possible de séparer surveillance, alerte et évaluation du risque (hormis l'évaluation a priori des substances et des produits), les fonctions de surveillance, de détection et d'alerte devant être fondées sur des hypothèses quant aux facteurs de risque et supposant la capacité d'analyser le risque pour valider la pertinence d'un signal d'alerte ».
Des schémas de développement de l'AFSSE visant à lui permettre d'atteindre les objectifs fixés ont été envisagés, notamment par sa directrice générale ; ils comprendraient par exemple l'intégration de moyens actuellement situés à l'INERIS, au BRGM et à l'InVS, voire d'autres établissements pour permettre une expertise en interne, au-delà des validations d'expertises réalisées dans d'autres structures. Ce genre de proposition rendrait encore plus complexe et pour tout dire inextricable des domaines qui ne le sont déjà que trop.
Les constats auxquels on parvient convergent vers le non-maintien de l'AFSSE. La mission d'évaluation des quatre inspections a d'ailleurs listé l'essentiel de ces constats dans des termes qui résument la question (ibidem page 85) :
« Mais la mission considère, au terme de son enquête, qu'aucun de ces arguments ne paraît à la mission de nature à remédier aux problèmes de fond que la création de l'AFSSE n'a pu régler :
- les difficultés à définir une ligne de partage de compétences cohérente avec l'InVS ;
- la complexification des circuits induite par le positionnement de l'AFSSE à la fois en tant qu'organisateur d'une expertise susceptible d'être rationalisée par d'autres voies (cf. recommandation suivante), et en tant que producteur d'expertise et de connaissances (la préparation du plan national santé environnement, qui a donné l'occasion à l'agence de tenir le secrétariat des travaux de la commission d'orientation, ne pouvant guère faire illusion) ;
- l'accentuation des problèmes de coopération et de coordination posés par la multiplication des interfaces entre organismes à champs de compétences frontaliers, interpénétrés ou concurrents ;
- la difficulté structurelle des autorités publiques à assurer efficacement leurs missions de supervision stratégique, de coordination et d'évaluation d'un dispositif à opérateurs multiples ;
- la dispersion des moyens : d'une part, la réunion au sein de l'AFSEE en vue de la doter d'une taille critique et d'une plus grande capacité d'expertise interne, des compétences en sécurité environnementale existant dans d'autres structures (InVS, INRS, INERIS ...) n'est guère envisageable pour des raisons à la fois techniques, tenant aux missions mêmes des organismes susceptibles d'être concernés, et juridiques (statut de l'INRS) ; d'autre part, il serait contre-productif, à supposer que ce soit financièrement possible, de dupliquer au sein de cette agence l'expertise par ailleurs disponible, en matière de produits, à l'INRS et à l'INERIS) ;
- la meilleure prise en compte nécessaire de la protection des écosystèmes qui n'est pas mieux garantie par l'existence d'une agence de sécurité sanitaire spécifique pour l'évaluation des risques d'origine environnementale, et qui mériterait une réflexion sur l'opportunité d'instituer un opérateur dont les missions porteraient sur la protection de l'environnement en général.
C'est pour cet ensemble de raisons que la mission estime que les difficultés de mise en place de l'AFSSE s'expliquent non par des facteurs d'ordre conjoncturel, mais bien par des défauts de conception structurels, et qu'elle considère que la tentation d'accorder à l'AFSSE un délai d'installation dans le dispositif supplémentaire ne constituerait pas une solution pertinente à long terme ».
Le pragmatisme qui a été préconisé précédemment (cf. supra) pour conforter sans les bouleverser des institutions et des mécanismes existants doit de la même manière inspirer les choix de la puissance publique, mais en faisant prévaloir une architecture institutionnelle viable, adaptée à des réalités évolutives.
4.3.2. Une architecture simplifiée
Dans le droit fil des analyses précédentes, il apparaît que le dispositif global des agences, instances et mécanismes n'a pas à être modifié dans son architecture.
* L'AFSSAPS, dans ses pouvoirs, ses compétences et son périmètre, ne connaîtrait pas de changement. Sur ce dernier point quelques légères retouches peuvent être cependant envisagées avec profit pour certains « produits frontières », notamment pour mettre fin à l'existence de certaines « zones blanches ».
Il ne paraît donc pas souhaitable de transférer à l'AFSSAPS l'Agence du médicament vétérinaire, pour des raisons déjà détaillées (cf. supra pages) et parce qu'un tel transfert paraît contraire à l'esprit de la nouvelle structuration.
* L'InVS ne serait pas profondément restructuré ; ses compétences confirmées et précisées par la loi de santé publique du 9 août 2004 seraient pérennisées ; toutefois, il connaîtrait des modifications destinées à garantir l'exercice effectif de certaines fonctions qui pourraient être acquises, conséquences de la disparition de l'AFSSE.
* L'AFSSA elle-même dont le périmètre, les compétences et pouvoirs ne seraient pas non plus modifiés dans la sphère des produits alimentaires (avec le médicament vétérinaire), se verrait confier la « sécurité sanitaire des milieux de vie ». Les compétences actuelles de l'AFSSE qui peuvent être couvertes par cette expression deviendraient ainsi un domaine identifié et spécifique de la nouvelle agence qui s'ajouterait à son domaine actuel.
Les raisons qui militent en faveur d'un tel regroupement sont fortes, mais les réserves qu'il peut susciter ne doivent pas être ignorées ou même minimisées.
-- Parmi les arguments favorables, on relève d'abord l'expérience acquise par l'AFSSA et plus spécialement la DERNS dans l'analyse et l'évaluation des risques. On ne peut que renvoyer à la présentation faite précédemment des travaux de l'Agence dans son « coeur de métier » et qui, de l'avis général, sont une réussite. Les problématiques auxquelles les organismes d'évaluation du risque sont confrontés dans le domaine alimentaire et dans celui des milieux de vie présentent de réelles analogies.
Un secteur illustre particulièrement l'adéquation d'un tel regroupement : celui des produits phytosanitaires. Dans le cadre de la législation actuelle (loi du 1 er juillet 1998), ces produits rentrent indiscutablement dans le champ de compétences de l'AFSSA. Au moment où le maintien d'un ordonnancement contraire à la loi devient intenable avec les arrêts successifs du Conseil d'Etat sur le Régent et le Gaucho à l'encontre des décisions du ministère de l'agriculture, ce dernier sort un projet inconnu « d'Agence de santé des végétaux » . L'argumentation en faveur d'une telle idée est particulièrement légère : on y évoque le fait que la santé des plantes ne peut pas être vue sous le seul angle alimentaire, qu'elle fait question par elle-même et que l'environnement dans son ensemble est intéressé. Dès lors, on se tourne vers l'AFSSE. Mais on devrait également se tourner vers une agence de la sécurité au travail si celle-ci, d'après certaines annonces du ministre compétent, venait à être créée ; et d'ailleurs se pose, quelles que soient les structures, le problème des effets des produits phytosanitaires sur ceux qui les manipulent directement, et ceux qui ensuite, dans l'environnement général, sont à leur contact. Le caractère inextricable de la situation est ici particulièrement parlant. Au moins trois agences sanitaires seraient compétentes, sans parler d'autres instances spécifiques avec lesquelles elles seraient amenées à travailler.
Pour rester dans ce domaine, l'évolution du dossier Régent et Gaucho, a amené logiquement les trois directions ministérielles concernées (DGAL, DGS, DGCCRF) à saisir conjointement l'AFSSA et l'AFSSE de l'ensemble du dossier. Le mouvement se prouvant en marchant, on a là une preuve significative de l'intérêt du regroupement proposé entre ces deux agences.
-- La clarification que permettrait un tel regroupement est appréciable à la lumière des constats de la présente évaluation et aussi à la lumière de certains projets réellement hasardeux de création de nouvelles agences.
-- Les réserves qu'un tel regroupement peut susciter sont de trois ordres : hétérogénéité, taille excessive, complexité de certains processus d'évaluation.
L'hétérogénéité des situations, risques et produits n'est pas niable : la pollution due aux naufrages de pétroliers, les risques que font courir les cabines de bronzage ou ceux que peuvent recéler les produits phytosanitaires, sans parler de l'ESB ou du semicarbazide n'ont pas grand-chose en commun. Pour autant, les méthodologies adaptées aux différents secteurs peuvent procéder en fonds commun. En outre, il s'agit là d'une hétérogénéité que l'on rencontre déjà au sein de l'AFSSAPS.
? La taille excessive de la nouvelle agence peut constituer un argument d'opposition et en tout cas susciter des doutes ; si la parcellisation est à bannir, le gigantisme l'est également. Aussi plusieurs précautions apparaissent-elles souhaitables.
D'abord, l'identification des domaines au sein de la nouvelle agence peut et doit être claire et articulée d'une manière opérationnelle. A cet égard, l'AFSSAPS récemment restructurée constitue sinon un modèle, du moins une référence de méthodes et de pratiques.
En second lieu, cette nouvelle architecture ne se conçoit qu'en liaison avec la création parallèle du Groupement d'Intérêt Public (GIP) « substances et produits chimiques » proposé par le rapport d'évaluation des quatre inspections générales. Ce pôle d'expertise sur les produits permettait seul de faire face aux besoins identifiés par le programme européen Reach et à l'insuffisance inquiétante des moyens de la toxicologie. Cette proposition particulièrement nécessaire est présentée intégralement ci-après ; elle paraît, en outre, de nature à éviter le problème du gigantisme que la nouvelle agence pourrait, à défaut, poser :
« Réunir les compétences des différents acteurs en matière d'évaluation des substances chimiques
La structuration des capacités en matière d'expertise sur les substances chimiques est le deuxième volet du renforcement de la capacité de gestion du risque sanitaire en milieu professionnel et dans les autres milieux de vie. Comme il a été exposé plus haut (cf. 1.2.3.), les capacités françaises sont aujourd'hui déjà insuffisantes pour faire face à ses obligations européennes, et le seront encore plus si le projet de règlement REACH voit le jour, ce qui est un scénario probable.
La faiblesse du dispositif français, rappelons-le, tient à deux causes, s'alimentant l'une l'autre : la relative dispersion des moyens entre l'INRS et l'INERIS principalement, mais aussi entre les différentes agences de sécurité sanitaire et d'autres structures (commission d'étude de la toxicité par exemple) qui ont besoin pour leur mission propre de compétences en toxicologie ; la faiblesse de la discipline toxicologique en France, constatée tant en écotoxicologie et en toxicologie expérimentale qu'en toxicologie clinique (ce dont témoigne d'ailleurs la situation en termes de ressources humaines des centres anti-poison et centres de toxico-vigilance, mise en lumière par e rapport conjointement présenté par l'AFSSE et l'InVS en septembre 2003).
Un rapprochement des deux centres d'expertise principaux constitués par l'INRS et l'INERIS, s'il pourrait apparaître souhaitable dans l'absolu, se heurte à la difficulté de la différence de statut des deux instituts, due à la particularité de celui de l'INRS, association dépendante du régime des accidents du travail et maladies professionnelles. Il n'est guère envisageable de requérir les partenaires sociaux, gestionnaires de l'INRS, d'assumer une mission relevant de l'Etat. Il n'est guère concevable non plus, dans la conjoncture présente, de mobiliser des financements d'Etat importants en substitution à e que le régime AT/MP consacre aujourd'hui à la prévention des risques engendrés notamment par l'usage des produits chimiques.
De plus doit être prise en compte l'importance qu'il y a à maintenir les synergies développées à l'INERIS en matière de toxicologie et d'écotoxicologie, nécessaires à l'atteinte des « objectifs associés de sécurité sanitaire et de protection de l'environnement ».
La solution intermédiaire préconisée par la mission est donc celle d'un regroupement des moyens en analyse toxicologique aujourd'hui dispersés entre différents acteurs, via la création d'un groupement d'intérêt public, seule solution juridique permettant de préserver la place (et les financements) de chacune des institutions et de construire une capacité d'expertise à la fois renforcée et organisée dans le domaine des risques liés aux substances et produits chimiques. Un tel groupement, en outre, serait de nature à concilier deux objectifs : rassembler et coordonner les diverses ressources d'expertise mobilisables de manière à atteindre un effet de masse critique ; préserver et valoriser la spécialisation des experts dans leur domaine de compétence. Cette structure devrait par conséquent être ouverte largement à tous les organismes et structures de recherche impliqués dans ce domaine : INSERM, INRA, laboratoires universitaires (Pharmacie, Sciences ...), laboratoire d'écoles vétérinaires ... En effet, au-delà de l'intérêt à atteindre l'effet de masse critique nécessaire à une structuration et à une meilleure organisation de l'expertise en France, ainsi qu'à une action plus marquée à l'échelle internationale, ce regroupement devrait également permettre de développer des recherches destinées notamment à faire évoluer l'approche toxicologique traditionnelle - substance par substance, produit par produit - au profit d'une approche plus globale, prenant en compte l'analyse des effets cumulés ou des interactions en jeu, l'ensemble des voies d'exposition et les modes opératoires.
Il conviendrait que cette structuration nationale s'appuie également sur une rénovation du réseau des centres anti-poison et des centres de toxico-vigilance, qui suppose sans doute un renforcement de leurs moyens humains. Cette évolution est indispensable pour assurer le développement des capacités d'expertise en toxicologie clinique et renforcer les réseaux de vigilance 47 ( * ) . Ce réseau des centres anti-poison et centres de toxico-vigilance devrait s'inscrire à l'avenir dans le réseau des centres de référence et réseaux sentinelles coordonnés par l'InVS, avec les mêmes modes financiers de conventionnement pour leurs missions d'expertise et d'alerte. »
? La complexité des processus d'évaluation, notamment lorsque trois structures sont amenées à intervenir (InVS, nouvelle agence, pôle d'expertise extérieur) n'est pas niable, mais elle serait inférieure à la situation actuelle surtout et elle pourrait être rationalisée, voire diminuée par l'élaboration de procédures rigoureuses entre des organismes aux compétences clairement déterminées, qu'il s'agisse du pôle d'expertise ou de l'InVS. Au sujet de ce dernier, cette délimitation des missions est effectivement l'une des conditions de la réussite du regroupement AFSSA-AFSSE en une nouvelle agence.
La nouvelle précision apportée aux missions générales de l'InVS par la loi de santé publique du 9 août 2004 (cf. supra) indique clairement le champ très large de ses compétences de veille proprement dite : surveillance et investigation des facteurs de risque et des expositions, enquête sur des risques spécifiques locaux ou sectoriels, et déclenchement des alertes. La nouvelle agence, chargée strictement de l'évaluation aurait pour mission l'expertise et l'évaluation des risques a priori (substances et produits nouveaux, des produits de consommation, risques sanitaires d'installations, d'équipement, de procédés, d'agents physiques).
Une dernière difficulté peut se profiler avec le périmètre de la nouvelle agence : celle des tutelles, de leur nombre et de leur condition d'exercice. On a noté au sujet de l'AFSSA les difficultés d'exercice de la tutelle de l'Etat du fait de la multiplicité des ministères. On peut imaginer les situations complexes que l'existence d'au moins six tutelles pourrait entraîner. Cette difficulté ne devrait pas constituer un obstacle dirimant, mais devrait être soigneusement analysée et résolue avant l'élaboration de l'architecture institutionnelle retenue.
La réalisation de ce diagnostic préalable à la décision amènera aussi les administrations ministérielles à préciser les fonctions qui restent dans leurs domaines respectifs et d'éviter à l'avenir des interférences entre évaluateurs et gestionnaires des risques et, a fortiori, opérateurs.
RÉSUMÉ DE LA QUATRIÈME PARTIE
La réforme de 1998, pour profonde et novatrice qu'elle soit, n'a pas apporté toutes les simplifications que l'on pouvait espérer. Elle a maintenu des organismes dont les compétences se recoupent, mais surtout elle a été suivie par des modifications qui ont souvent encore compliqué la situation. Une clarification s'avère nécessaire, d'une part, pour l'ensemble du champ de la sécurité sanitaire dans les domaines relevant de la compétences des agences (AFSSA, AFSSAPS) et de l'InVS ; d'autre part, deux domaines actuellement mal couverts appellent une réorientation importante. Il s'agit de la santé au travail et des produits chimiques qui n'entrent pas dans le champ de l'AFSSA et de l'AFSSAPS, ainsi que de la sécurité sanitaire de l'environnement ou des milieux de vie. L'AFSSE et ses domaines Créee par la loi du 9 mai 2001, l'AFSSE n'a pas fait l'objet d'une évaluation à l'instar des agences de la loi de 1998. Sa mise en place s'est faite à la fin de l'année 2002 dans des conditions qui lui confèrent une faiblesse inévitable. C'est d'autant plus regrettable que l'ensemble des responsables de cette nouvelle agence ont fait face à la situation et aux nombreuses saisines avec détermination et efficacité (préparation du PNSE - Plan national santé environnement) en 2003-2004 par exemple. Mais le positionnement en effet inadapté de l'AFSSE, la conception erronée de son architecture, ainsi que l'urgence d'une réponse, exigent une première réforme. De très nombreuses et importantes questions sont en cause. Il est donc proposé de regrouper l'évaluation des risques afférents aux milieux de vie dont la santé au travail et les produits chimiques, au sein d'une Agence de Sécurité sanitaire des aliments et des milieux de vie , rapprochement fonctionnel de l'AFSSA et de l'AFSSE ; les règles de fonctionnement et les compétences actuelles de l'AFSSA dans le domaine alimentaire resteraient inchangées. Néanmoins les enjeux environnementaux et les attentes de la société commandent l'ouverture du chantier qui doit permettre de disposer d'une grande Agence de l'Environnement. Dotée de moyens significatifs résultant pour une part des regroupements de services et d'organismes actuels, et d'autre part, de la création de nouvelles unités, elle disposera d'une véritable capacité d'expertise, d'alerte et de préconisation autonomes. Par ailleurs, en complément de cette proposition essentielle, l'évaluation des substances et produits chimiques appelle la constitution d'un groupement d'intérêt public, proposé par les quatre inspections générales. Seule cette structure permettra de faire face à des besoins considérables et de prendre part efficacement aux travaux conduits dans le cadre européen (programme Reach). |
* 46 REACH : Registration, Evoluatoin, Authorization of Chemicals.
* 47 Banque nationale des cas et des demandes d'information toxicologiques des centres anti-poison, données toxicologiques du réseau national de vigilance des pathologies professionnelles des centres de pathologie professionnelle, réseau de toxico-vigilance agricole de la Mutualité sociale agricole