OU UN PILOTAGE POLITIQUE ?

Plus globalement, les choix faits pour rapprocher les citoyens de l'administration, pour réformer l'Etat et pour favoriser les économies budgétaires devraient être politiques, alors que trop souvent les décisions sont prises par une administration mal identifiée.

L'ILLUSION TECHNOLOGIQUE OU LA DIMENSION OCCULTÉE

Ainsi, M. Antoine Brugidou, responsable du secteur public d'Accenture, s'est étonné, au cours d'une audition, de ce que, en France à la différence des pays anglo saxons, la dimension politique de l'information soit occultée. M. Pierre Audoin (Pierre Audoin consulting) a indiqué que les gouvernements successifs -toutes tendances confondues - avaient été victimes d'une « illusion technologique » qui tend à faire croire que la mise en place d'outils technologiques, et notamment des nouvelles technologies pouvait tenir lieu de politique d'informatisation et se substituer aux responsabilités des élus. Ceux-ci doivent d'abord évidemment décider des missions de l'administration et de l'ensemble des moyens d'organisation, de méthode, de gestion des ressources humaines. Les technologies anciennes ou nouvelles ne sont que des « outils » d'accompagnement et de facilitation des tâches administratives. L'informatique n'est que l'un des moyens de remplir des objectifs de caractère politique. Elle doit donc être soumise à des choix politiques.

Ceci suppose l'émergence d'un nouveau regard sur l'informatisation de l'Etat, qui ne doit plus être considérée comme une obscure question technique laissée à quelques spécialistes de rang plus ou moins modeste. L'informatisation conditionne la conduite d'une politique, en lui donnant les moyens modernes de la réussite ou de l'échec. Elle peut permettre, par la réforme de l'Etat, un renforcement d'une politique d'économies budgétaires.

Proposition n° 24

Développer une autre communication sur les nouvelles technologies pour en finir avec une vision technique démobilisatrice

Une telle orientation ne peut réussir que si elle favorise l'accès de toutes les couches de la population à ces nouvelles technologies. A cet égard, l'information des citoyens sur les téléprocédures doit être ouverte à tous, et en particulier à ceux pour qui celles-ci pourraient apparaître trop complexes.

Proposition n° 25

Minorer le risque de « fracture numérique », en particulier par une information adéquate sur les nouvelles technologies

UN PILOTAGE POLITIQUE QUI RESTE À INSTAURER

Certes, le pilotage politique n'est pas toujours absent de la conduite de l'informatisation de l'Etat.

Ainsi, plusieurs réponses ministérielles témoignent de ce que les décisions prises par une autorité politique peuvent déboucher en France sur des applications informatiques, en raison de leur caractère juridiquement obligatoire.

Ainsi, le ministère de l'agriculture relève-t-il, au sujet du poids relatif de la construction européenne dans l'ensemble des missions des ministères, que « c'est en effet ce facteur qui joue en premier lieu dans la prise de décision de tel ou tel projet », citant à titre d'exemples ceux concernant la gestion des aides créées par le Conseil des ministres de l'Union européenne dans le cadre de la politique agricole commune ou la base de données nationale de l'identification bovine.

Le ministère de la réforme de l'Etat souligne que le plan d'action communautaire « e Europe 2005 » fait partie des éléments pris en compte lors de l'élaboration du plan français ADELE (administration électronique) lancé en février 2004, la France souhaitant ainsi contribuer à l'émergence d'une administration électronique européenne ainsi qu'à la convergence, à la compatibilité et à l'interopérabilité des systèmes d'information des pays membres.

A titre d'illustration de ce que les orientations politiques peuvent résulter de la définition de priorités politiques européennes ou nationales, on peut citer certaines applications, comme le fichier automatisé des empreintes digitales et celui des empreintes génétiques ou le système d'information Schengen (SIS), mettant en commun au sein de l'espace Schengen les données relatives aux personnes recherchées et à des véhicules et objets par les services concernés des Etats membres. La politique de sécurité publique voulue par les gouvernements suppose en effet l'abaissement des frontières au sein de l'Union européenne.

Cependant, d'autres réponses ministérielles traduisent, au contraire, un manque de pilotage politique . Ainsi, à propos de la préparation du budget informatique, le ministère de l'emploi indique que « le premier travail consiste à recenser les besoins des bureaux de la sous direction des systèmes d'information ». C'est au terme d'une longue et complexe procédure administrative que les arbitrages politiques sont donnés, sur la base des projets administratifs élaborés dans ces « bureaux ». Cette procédure manque donc de pilotage politique.

L'échec d'un projet peut avoir pour origine une insuffisante prise en considération de son incidence politique. Ainsi, M. Jacques Sauret, directeur de l'Agence pour le développement de l'administration électronique (ADAE) considère l'échec d'Accord 2 comme symptomatique d'un mode de décision dans l'administration prenant mal en compte son caractère essentiellement politique et privilégiant son aspect technique . Selon M. Jacques Sauret, qui a fait état de larges réticences de la direction de la comptabilité publique au projet, il aurait été préférable de reporter d'un an le déploiement d'Accord 2, pour laisser le temps nécessaire à un travail de concertation entre les autorités politiques concernées (gouvernement et parlement).

Dès lors qu'un projet informatique est conçu comme un moyen d'accompagnement d'une réforme importante pour l'Etat, en l'occurrence sa comptabilité, on ne peut pas comprendre que des services administratifs aient pu gêner sa mise en oeuvre. Cette question est d'abord politique et concerne les élus. Quant aux modalités d'application, elles sont certes techniques, mais elles doivent cependant être déployées sous un contrôle politique attentif.

Le respect d'une date peut-il être considéré comme prioritaire par rapport au contenu du projet ? En l'occurrence, la décision sur l'éventuel report de date d'aboutissement du projet n'aurait éventuellement pu être prise que par une autorité politique, puisque celui-ci est lié à la date de mise en application complète de la loi organique n° 2001-692 du 1 er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF).

Il convient donc de « promouvoir » la décision politique, en affirmant sa prééminence.

Proposition n° 26

Subordonner la stratégie informatique à des orientations politiques clairement définies

Cette promotion du politique doit, pour être effective, se traduire dans la structure du gouvernement. Le rang hiérarchique du ministre responsable de la politique d'informatisation de l'Etat est essentiel à son « poids » dans les arbitrages.

Proposition n° 27

Conférer le rang de ministre au membre du gouvernement chargé de la réforme de l'Etat et lui adjoindre un ministre délégué pour les nouvelles technologies

LES RÉTICENCES ADMINISTRATIVES

La décision, fut-elle prise par une autorité politique dotée d'un « poids » suffisant, doit ensuite être mise en oeuvre fidèlement et avec une réactivité suffisante. Cette mise en oeuvre n'est-elle pas, trop souvent, ralentie, voire tenue en échec par la « machine administrative » ?

Le ministère de la justice observe, dans sa réponse au questionnaire précité, que, pour un projet impliquant une dépense annuelle supérieure à trois millions d'euros, il faut au minimum :

-  entre 12 et 18 mois pour élaborer des spécifications générales

- 1 an de procédure administrative pour la consultation « marchés publics »

- 1 an minimum pour la réalisation par une société externe

- 6 mois de travail sur site pilote

- la généralisation peut durer entre 1 et 3 années, selon le nombre de sites, les infrastructures à mettre à niveau, la population à former, les reprises de données à organiser.

Le ministère de l'intérieur indique, dans sa réponse au questionnaire précité, que ses délais, qui ont pu jusqu'à 1999-2000 être supérieurs à 4 années, peuvent être actuellement évalués à 3 années.

Pour sa part, le ministère de l'agriculture précise qu'un projet lié à une volonté politique , comme le système de gestion de la politique agricole commune « ne peut souffrir aucun retard », malgré les fréquentes évolutions de la réglementation. « Dans ce domaine, il n'y a donc aucun retard enregistré, mais la forte contrainte mise sur le prestataire se traduit nécessairement par une élévation des coûts de réalisation ». Le ministère relève que, dans les autres domaines, les délais de réalisation « sont souvent jugés trop longs par les services qui attendent les applications ». Ces longs délais peuvent déboucher sur un développement non coordonné d'applications locales, dans l'attente du déploiement de l'application nationale. Ce ministère, comme d'autres, souligne la part importante prise par le développement des procédures administratives de mise en concurrence (application du code des marchés publics).

La direction de l'aviation civile, au ministère de l'équipement, déplore, elle aussi, des délais « souvent difficilement compatibles avec les échéances imposées à ou par les maîtrises d'ouvrage, lorsque, par exemple, les besoins nouveaux correspondent à des évolutions de réglementation ».

Cette direction précise que le facteur de délai le plus important reste l'insuffisance de chefs de projet face aux impératifs croissants demandés ou créés par la modernisation de l'administration et, notamment, en raison de l'interdépendance grandissante des applications, de l'interconnexion, ce qui soulève d'ailleurs aussi un problème de sécurité.

L'application de la législation sur les fichiers , en particulier les procédures d'autorisation auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), sont aussi assez largement citées par les ministères. Le ministère de l'économie, des finances et de l'industrie dénonce une tendance naturelle de la CNIL à « l'élargissement de ses compétences » et estime que son interprétation des textes la conduit à « intervenir dans le fonctionnement des services ». Il dénonce une « inflation » de la taille des dossiers et considère que l'allongement des procédures n'est pas sans lien avec le retard de traitement des demandes d'avis par la CNIL, ce qui se répercute ensuite sur les délais d'aboutissement des projets.

Le ministère de l'agriculture affirme « qu'il est difficile de trouver aujourd'hui à la CNIL l'assistance nécessaire », pour répondre aux exigences de la loi. Ce ministère dénonce la lourdeur des procédures à suivre et, en particulier, la complexité des formulaires. Plusieurs ministères expriment cependant l'espoir que les modifications apportées par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004 actualisant celle du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés apporte certaines simplifications, tout en attendant de recevoir les informations utiles en temps voulu.

Ce point mériterait sans aucun doute d'être approfondi par des investigations auprès de la CNIL.

Les délais de mise en oeuvre ne sont pas exclusivement dus à la législation sur les fichiers ou au code des marchés publics. Ainsi, M. Laurent Sorbier, conseiller technique pour la société de l'information au cabinet du Premier ministre, reprenant une image évoquée ci-dessus et figurant dans le rapport de M. Thierry Carcenac 31 ( * ) , souhaite parvenir à « casser l'administration en silo », c'est à dire la logique verticale, pour passer à une « administration en réseau » , qui privilégierait une logique horizontale, plus propice à la réactivité. A cet égard, M. Laurent Sorbier a regretté que la nouvelle architecture de la LOLF n'ait pas identifié l'effort de la Nation pour la diffusion des technologies de l'information et de la communication dans l'administration.

Pour sa part, M. Claude Sapin, délégué aux systèmes d'information du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, a évoqué au cours d'une audition les incontestables résistances corporatistes au sein du ministère, qui sont de nature à gêner de manière non négligeable le processus d'informatisation.

Pour expliquer l'inertie administrative, M. Pierre de La Coste traite, dans son rapport précité sur l'Hyper-République, du poids des procédures internes, notamment l'ampleur excessive de certains projets . Selon lui, l'expérience plaide pour qu'une opération un tant soit peu ambitieuse soit fractionnée en petits modules simples, chacun pouvant faire appel à des compétences différentes. Toutefois, le fractionnement d'un projet en modules différents peut se heurter à la législation et à la jurisprudence sur les marchés publics (question du fractionnement des marchés).

M. Pierre de La Coste déplore aussi l'émiettement des personnels et des moyens , indiquant qu'il ne lui a pas été possible, dans le cadre de son rapport, d'obtenir un compte global des personnels travaillant pour la mise en oeuvre de l'administration électronique, et de savoir si leur nombre était suffisant ou non. Il note ainsi que l'émiettement conduit à l'émergence de « cellules Internet » ou de bureaux des nouvelles technologies qui n'atteignent pas une masse critique suffisante pour regrouper l'éventail et la disponibilité de compétences nécessaires pour mener à bien les projets.

Dans son Livre blanc sur l'administration électronique, publié en janvier 2004, le MEDEF a analysé les « réticences culturelles dans l'administration », qui sont d'abord, selon lui, des « résistances au changement ». Un changement de culture au sein des administrations serait nécessaire pour que l'administration électronique soit un catalyseur de la réforme de l'Etat dans un souci de performance et de réduction des dépenses publiques .

Pour le MEDEF, le développement de l'administration électronique suppose une acceptation de la circulation de l'information, de la transparence et de la culture de responsabilité. Ceci signifie a contrario que la crainte de la transparence pourrait constituer un frein.

On perçoit, à travers ces observations, que l'informatisation de l'Etat peut constituer un outil précieux pour sa réforme.

Le MEDEF souligne que la crainte de voir le nombre d'agents de l'Etat diminuer à la suite d'un renforcement de la productivité constitue un obstacle important au processus d'informatisation de l'Etat.

M. Jean-Noël Tronc, ancien conseiller technique pour la société de l'information dans le cabinet de M. Lionel Jospin, alors Premier ministre, confirmant ce dernier point, a fait, lui aussi, état de réticences administratives face au développement de certains projets, comme celui de Sésame Vitale. Il a aussi précisé que le projet de télédéclaration de l'impôt sur le revenu avait été reporté en raison de critiques, notamment internes, émises sur le risque d'inégalité d'accès à Internet. Par ailleurs, il a évoqué la formation des administrateurs civils, dans laquelle l'approche des nouvelles technologies était insuffisante .

Précisément, le secrétariat d'Etat à la réforme de l'Etat a expliqué les résistances administratives par une insuffisance de préparation du personnel à l'introduction des nouvelles technologies, ce qui pose la question de la nécessaire association de celui-ci aux évolutions.

* 31 « Pour une administration électronique citoyenne - Contribution au débat » Rapport au Premier ministre (avril 2001).

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