2. Comment concilier aléa sportif et objectifs commerciaux ?
Dans les développements qui précèdent, on a envisagé, à partir d'un cadrage théorique, dans quelle mesure la préservation de l'aléa sportif doit, et peut, être prise en compte comme objectif dans un système marqué par la montée en puissance des objectifs commerciaux des clubs. Les problèmes posés par l'aléa sportif doivent être abordés sous un autre angle , celui d'une contrainte qui s'impose aux clubs et à laquelle ceux-ci tentent de s'adapter .
a) Une logique de « domestication » de l'aléa sportif...
Cette contrainte inhérente au modèle du sport européen, caractérisé par l'éventualité de promotions-relégations, et d'une forte relation entre performances sportives et recettes, n'existe pas avec la même intensité dans le cadre des ligues fermées dans lesquelles évoluent la majorité des clubs sportifs professionnels nord-américains. L'appartenance à la ligue n'y dépend pas de la performance sportive. En outre, si celle-ci peut comporter des incidences commerciales à travers la notoriété qu'elle permet d'acquérir, ces incidences sont indirectes, tandis qu'en Europe, il existe une relation très étroite entre recettes financières et résultats sportifs.
Cette dernière caractéristique conduit à estimer que l'existence d'un aléa sportif représente une donnée économique majeure pour le football professionnel en Europe comme élément de structuration des stratégies individuelles des clubs, mais aussi par les risques financiers qu'elle comporte .
Dans le football européen, les gains sont largement déterminés par les performances sportives. Cette relation est à la fois directe puisque les classements relatifs dans les compétitions nationales et européennes influent sur le niveau des recettes , avec une intensité inégale selon le caractère plus ou moins discriminant des systèmes de financement, et indirecte à travers l'effet des performances sportives sur les positions de négociation des différents acteurs sur les marchés sur lesquels ils interviennent.
Ainsi, l'organisation financière du football européen , appréhendée à partir de l'échelle des rémunérations qu'elle comporte, conduit idéalement les acteurs à adopter une stratégie de maximisation des performances sportives. Celle-ci est en effet assimilable à une stratégie de maximisation des recettes .
Concrètement, une telle stratégie consiste à investir dans le capital humain , c'est-à-dire à réunir un collectif de joueurs les plus talentueux possible. La « domestication » de l'aléa sportif invite ainsi à une différenciation des moyens , qui apparaît, de prime abord, prise au niveau individuel des différents intervenants, conforme à la rationalité sportive et économique.
b) ... à faible rationalité
Mais, il faut ici s'interroger sur les effets sur les acteurs concernés eux-mêmes de la contrainte de maximisation des résultats sportifs , autrement dit, de différenciation des niveaux de capital humain.
On a expliqué les raisons pour lesquelles les stratégies de différenciation des clubs sont, en théorie, individuellement rationnelles. Cependant, il faut compléter cette approche théorique et individuelle par la considération des conditions de rationalité, concrète et collective, des tentatives de différenciation.
(1) Une stratégie à la rationalité individuelle très aléatoire
Sous le premier angle , la validation des stratégies individuelles de différenciation est le succès de l'entreprise . On estimera que celui-ci est acquis dès lors que le club atteint un niveau de différenciation lui permettant d'en obtenir les gains financiers attendus . Présentée autrement, cette condition de rationalité suppose d' exclure les concurrents .
Cette condition d'exclusion pose d'emblée les limites de la démarche , appréhendée ici individuellement.
D'un point de vue formel , on peut estimer qu' un tel objectif ne peut être atteint dès lors que tous le poursuivent ; en outre , il peut n'être pas souhaitable si , une fois atteint, il se traduit par une réduction des gains individuels après dévalorisation d'une compétition désormais trop peu équilibrée.
On pourrait être tenté de critiquer ces objections au nom de leur trop grand formalisme. Une telle posture critique ne peut s'appuyer que sur deux objections :
- la capacité des adversaires à résister à des stratégies d'exclusion dépend des contraintes financières qu'ils subissent ; or, celles-ci sont variables ; et, enfin, les stratégies de différenciation sont à même de renforcer la dispersion de la contrainte budgétaire ; ainsi, la faisabilité de stratégies d'exclusion est établie ;
- la probabilité des phénomènes d'ultra-domination est faible , ainsi que celle d'une dévalorisation massive, et, donc, de réduction des gains individuels associés aux stratégies de différenciation.
Ces arguments appellent une remarque fondamentale . Ils sont contradictoires . A supposer qu'il soit concrètement possible d'exclure les concurrents, la perspective d'une dévalorisation des compétitions devient pratiquement envisageable ; si l'éventualité de phénomènes d'ultra-domination appartient au monde de la fiction, alors les stratégies d'exclusion sont, elles aussi, peu réalistes.
On peut déjà conclure de ces contradictions que les limites formelles à la rationalité de stratégies de différenciations individuelles pour les acteurs eux-mêmes sont solidement étayées en principe. Mais cette conclusion est encore renforcée si l' on explore les conséquences individuelles de la conduite de telles stratégies par un groupe de concurrents.
Dans une telle hypothèse , les conditions de la « course aux armements », précédemment mentionnée dans le présent rapport, sont réunies. Elle déclenche un cycle de surenchères d'investissements .
Dans un tel contexte, plusieurs phénomènes se produisent :
• si les contraintes budgétaires ressenties sont inégales, tous les clubs ne participent pas de la même manière à la course mais tous sont touchés par la hausse des coûts des investissements en capital humain ;
• le niveau relatif de différenciation atteint par le(s) club(s) seul(s) en course à la fin du processus dépend de sa (leur) position relative en termes de contrainte financière ; on soulignera ici que s'il(s) ne dispose(nt) pas d'un avantage comparatif conséquent, sa (leur) capacité de différenciation est alors faible ;
• dans tous les cas , l'alourdissement des coûts réduit les gains nets de chacun (dans le meilleur des cas), ou accroît leurs pertes nettes (dans le pire des cas) ;
• ce dernier phénomène est fonction de l'échelle des rémunérations et de l'état de la concurrence : plus la structure des rémunérations attachées aux résultats sportifs est inégalitaire et plus le nombre de concurrents effectifs (par opposition aux concurrents théoriques mais distancés en pratique par leurs adversaires dans la course aux armements) est grand , plus l'aléa sportif demeure, et plus les contre-performances sont coûteuses en termes de résultats économiques .
Ces enchaînements conduisent à apporter plus que des nuances à la rationalité individuelle de stratégies de maximisation des performances sportives , et donc des recettes, dès lors qu'elles ne sont pas accompagnées d'éléments de contexte garantissant contre leurs effets pervers : la réduction des profits et la maximisation des pertes.
A supposer que ces conditions ne puissent pas être réunies, question débattue ci-après, il faut, dès ce stade, en tirer une conséquence essentielle en soulignant l'incohérence des systèmes de forte hiérarchisation des rémunérations des clubs en fonction de leurs performances sportives avec l'objectif d'équilibre économique du football .
(2) Somme de stratégies individuelles contre rationalité collective
Des éléments de contexte doivent rendre possible le succès des démarches de différenciation . Ceci suppose de réunir des conditions particulières , qui se révèlent quasiment impossibles à organiser . De plus, elles apparaissent, globalement , contraires à l'esprit du modèle européen du football . Dans ces conditions, il semble préférable d'opter pour un modèle de limitation collective des stratégies de différenciation individuelles .
Les conditions de viabilité des stratégies individuelles de différenciation sont strictes et quasiment impossibles à réunir .
Deux conditions essentielles de viabilité de telles stratégies résident, l'une, dans le rationnement des clubs la mettant effectivement en oeuvre , l'autre, dans l'assurance d'un « juste retour ».
La première condition amène à souligner la nécessité de limiter le nombre des participants à la course aux armements à due concurrence du nombre des lots disponibles . La seconde condition conduit à mettre en évidence la nécessité de proportionner les gains des vainqueurs aux coûts engagés par eux .
Ces deux conditions sont nécessaires pour éviter des déséquilibres économiques structurels . Si le nombre des participants est excessif et si les gains des vainqueurs ne sont pas proportionnels aux coûts, alors aux pertes inévitables subies par certains s'ajoutera l'effet des rendements décroissants pour les « gagnants ». Dans un tel contexte, la course à la maximisation des recettes induit un processus de détérioration des résultats financiers.
Or, ces deux conditions paraissent quasiment impossibles à réunir. Dans une activité sportive ouverte telle qu'elle l'est en Europe, à l'inverse de la situation des ligues fermées américaines, et marquée par l'exercice de la liberté économique, on ne peut rationner les ambitions par application de quotas . On le peut d'autant moins que la seconde condition de viabilité énoncée conduit à offrir une garantie de proportionnalité des gains avec les coûts . Etant observé qu'une telle garantie ne peut tout simplement pas être offerte, ne serait-ce que parce qu'il faudrait réduire à néant l'incertitude sportive, et ce, de façon chronique, entreprise concrètement impossible, il faut encore souligner combien, comme toute assurance de rente , elle déclencherait les appétits de l'ensemble des agents économiques , réduisant à rien les efforts nécessaires de rationnement. En bref, les deux conditions sont contradictoires .
Il faut enfin prendre en compte la diversité des cadres nationaux de régulation et l'existence d'enjeux financiers et sportifs internationaux, qui sont d'ailleurs croissants. A supposer que les régulateurs nationaux parviennent, par impossible, à réunir les conditions nécessaires à la rationalité des stratégies de différenciation dans le champ de leur compétence, cet accomplissement laisserait sans solution le problème de la différenciation au niveau international, sauf à ce qu'un régulateur international entreprenne de le régler à ce niveau.
Presque impossibles à réunir, les conditions sous revue apparaissent également indésirables , comme contraires aux principes essentiels de fonctionnement du modèle européen du football et aux règles de la concurrence.
La tâche du régulateur collectif apparaît ainsi particulièrement malaisée .
Tout se passe comme s'il existait une relation d'incompatibilité entre maintien de l'aléa sportif et maintien des équilibres économiques d'un secteur où il est nécessaire de conduire des stratégies de différenciation mais également presque impossible, et incohérent, d'en assurer le succès.
Il est pourtant nécessaire d'agir afin de trouver une issue à cette incompatibilité. De fait, deux solutions théoriques semblent s'offrir . Opposant deux modèles divergents, elles possèdent des propriétés différentes.
Dans un premier modèle , il s'agit de créer les conditions de succès des stratégies de différenciation en organisant un système de rétribution fortement discriminant 52 ( * ) . La segmentation des clubs est acceptée. On peut même prétendre qu' elle devient un objectif collectif . Le championnat national, unitaire en apparence, devient en pratique une compétition stratifiée, abritant en réalité plusieurs champs de confrontations, découpés en fonction des positions financières des équipes. Ce modèle rencontre cependant deux limites. Un certain désintérêt peut apparaître, soit que les résultats deviennent trop prévisibles, soit qu'une partie de la compétition oppose des équipes sans relief suffisant. Le risque est alors celui d'une dévalorisation de la compétition. Surtout, un tel modèle ne peut garantir l'existence de conditions théoriques nécessaires au succès des stratégies de différenciation.
Au mieux (ou, au pire, selon la préférence adoptée à l'égard de l'aléa et de l'égalité), il débouche sur des périodes de suprématie contestée 53 ( * ) qu'il faut distinguer par ses propriétés économiques d'un phénomène de domination prolongée. En effet, seule une telle situation permet d'exclure les concurrents et de rentabiliser les coûts consentis dans le cadre des stratégies d'exclusion.
Dans un tel modèle, la probabilité de récurrence des pertes reste importante. La viabilité du modèle dépend donc de la capacité des clubs à supporter les pertes. Paradoxalement, l'instabilité du modèle engendre un mécanisme équilibrant, dont l'efficacité n'est pas déterminable a priori. L'alternance des niveaux de performances sportives entre les concurrents effectifs dans chaque segment peut contribuer à amortir les pertes des acteurs. Toutefois, le rythme de cette alternance est aléatoire et, de ce fait, des situations d'accumulation de pertes peuvent survenir. Il est donc indispensable , dans un tel modèle, que des « investisseurs à fonds perdus » interviennent , à même de combler les déficits structurels.
Cette condition , qui conduit à attribuer à une intervention qui représente, en soi, la négation même d'une double logique, sportive et économique, un rôle essentiel dans la viabilité du modèle conduit à en récuser l'adoption .
Cette conclusion doit être comprise en gardant à l'esprit le phénomène de globalisation des marchés sur lesquels intervient le secteur qui confère aux choix nationaux des impacts sur les acteurs localisés en dehors de frontières correspondant à ces choix.
Le second modèle est un modèle de rationalisation des stratégies de différenciation . Il implique une modération de la hiérarchie des clubs . Celle-ci implique que l'échelle des rémunérations liées aux performances sportives ne soit pas excessive et qu'un encadrement des investissements des clubs intervienne. La limite majeure du modèle vient de ce que, dans un secteur ouvert, soumis à la concurrence internationale, appliqué dans un seul pays, il induit un handicap de compétitivité en soi , dès lors que le premier modèle est de mise à l'étranger.
Votre rapporteur estime que, compte tenu de ses propriétés supérieures en termes de préservation des équilibres sportifs et économiques, l'adoption de ce second modèle devrait être favorisée par une action résolue d'un régulateur international.
* 52 On a indiqué combien la voie est étroite pour réunir les éléments de contexte nécessaires à la validation de telles stratégies. Cela n'empêche pas de faire le constat d'une diversité des propriétés des différents systèmes nationaux au regard des phénomènes de différenciation.
* 53 On a exposé précédemment les motifs d'un tel résultat. Il n'est pas inutile d'insister à nouveau sur l'impossibilité pour un régulateur national d'agir sur l'étranger et, partant, d'assurer l'exclusion de concurrents effectifs sur les marchés internationaux qui, dans le football, occupent une place croissante en termes d'enjeux financiers.