b) Les regroupements régionaux, obstacle ou étape vers la mondialisation ?
Le
régionalisme s'est affirmé, depuis une dizaine d'années,
comme une tendance forte de l'organisation internationale, avec, bien
sûr, le renforcement de l'Union européenne, mais aussi
l'émergence de l'Alena en Amérique du Nord, ou la relance de
l'ASEAN en Asie. La création de zones de libre-échange a
été au coeur des projets défendus par ces rassemblements
régionaux. C'est en Europe que l'intégration économique
est la plus poussée, avec l'achèvement du Marché unique,
complété par une union douanière, et l'avènement de
l'euro. Le régionalisme est ainsi, le plus souvent, un facteur
d'approfondissement de l'intégration économique.
En ce sens, il participe de la même logique que le mouvement de
mondialisation. L'insertion dans une zone de libre-échange peut jouer le
rôle d'étape préparatoire avant une participation pleine et
entière au marché mondial. L'existence de solidarités, ou
d'affinités culturelles, au niveau régional, peut permettre
d'aller plus loin sur la voie de la libéralisation des échanges
que cela ne peut être obtenu au niveau multilatéral. Les bonnes
pratiques observées au niveau régional peuvent inspirer la
constitution d'autres zones de libre-échange, ou encourager leur
généralisation au niveau multilatéral.
Toutefois, le régionalisme peut, dans certains cas, être un
obstacle
aux progrès du multilatéralisme
s'il
conduit à la fragmentation de l'espace mondial en blocs rivaux
relativement fermés. Il peut aussi laisser à l'écart
certains Etats isolés. Seul un cadre multilatéral paraît,
en outre, propice à la conclusion d'accords commerciaux
équilibrés, respectueux de tous les intérêts en
présence : lorsqu'une grande puissance commerciale, comme les
États-Unis ou l'Union européenne, négocie, de
manière bilatérale, avec un pays en développement, le
déséquilibre des forces en présence rend difficile
l'obtention de concessions de la part des pays développés.
Pour que la régionalisation ne s'oppose pas à la mondialisation,
mais en soit le complément, plusieurs conditions doivent donc être
respectées. L'article XXIV du GATT (et l'article V du GATS,
General
Agreement on
Trade of Services
) encadre les unions douanières
en prévoyant que celles-ci doivent lever les obstacles au commerce pour
« l'essentiel des échanges », être mises en
place dans un « délai raisonnable », et ne pas
instaurer de barrières « plus
élevées » à l'égard des pays tiers. Un
mémorandum négocié lors de l'Uruguay Round a
précisé la notion de « délai
raisonnable » (dix ans maximum, sauf exception), les conditions de
recours à l'organe de règlement des différends de l'OMC,
et le calcul des compensations applicables en cas d'un relèvement d'un
droit de douane à l'égard des tiers. Les accords de
libre-échange conclus entre pays en développement ne sont
toutefois pas soumis à ces contraintes (la levée des
barrières aux échanges entre pays de l'ASEAN n'a, par exemple,
été que partielle).
Jusqu'à présent, la multiplication des accords de commerce
régionaux (l'OMC en dénombre plus de 200, qui ne sont pas tous de
très grande portée) n'a pas empêché
l'approfondissement des négociations multilatérales. On ne peut
cependant occulter une certaine tendance, dans les années 1990, à
la montée des contentieux entre puissances commerciales (notamment entre
l'Union européenne et les États-Unis : affaires de la
banane, du boeuf aux hormones, des OGM, de l'acier, etc.). Les
difficultés actuelles des négociations multilatérales
peuvent en outre faire craindre un repli des Etats sur leurs zones
économiques régionales.
Ce risque plaide pour un renforcement des règles visant à assurer
la compatibilité des accords régionaux avec le système
multilatéral. La Banque mondiale propose ainsi de préciser la
part des échanges devant être nécessairement couverte par
ces accords (elle suggère 95 % dans un délai de dix ans
après l'entrée en vigueur de l'accord), d'exiger la suppression
des procédures anti-dumping entre membres d'un accord régional,
et d'appliquer les règles de droit commun aux pays en
développement (par souci de réalisme, on pourrait envisager, sur
ce dernier point, de distinguer, parmi les pays en développement, les
pays émergents, qui ont atteint un certain niveau de
développement, et les autres). L'idée générale est
de s'assurer que les accords régionaux vont réellement beaucoup
plus loin sur la voie de la libéralisation que ce que prévoient
les règles de l'OMC, et ne puissent donc être perçus comme
un substitut à celles-ci.
Au-delà de cette question de la compatibilité entre accords
régionaux et système multilatéral, il faut souligner les
potentialités de l'espace régional comme lieu de
régulation des processus économiques et financiers. Du fait de
l'internationalisation des économies, l'espace national n'est plus
toujours adapté à la mise en oeuvre de politiques de
régulation. En revanche, des marges de manoeuvre plus importantes
peuvent exister à l'intérieur d'ensembles économiques
régionaux, telle l'Union européenne. Une coordination des
politiques budgétaires et fiscales donnerait aux Etats des
capacités d'actions supérieures à celles dont ils
disposent aujourd'hui. Mais elle supposerait, en contrepartie, un partage de la
souveraineté, souvent difficile à faire accepter. Lorsque la trop
grande divergence des intérêts en présence rend impossible
une action multilatérale, des initiatives régionales peuvent
constituer un premier élément de réponse aux excès
de la mondialisation. La conclusion d'accords régionaux pourrait ainsi
représenter une étape vers un multilatéralisme
généralisé. Ceci est particulièrement vrai pour les
pays du Sud, qui ont, plus que les autres, besoin de mutualiser leurs efforts,
et d'une étape intermédiaire avant de participer pleinement aux
échanges internationaux.
La mondialisation se définit couramment comme un processus
d'accroissement des flux entre les nations. Mais il y a une deuxième
dimension de la mondialisation qui ne doit pas être
négligée : la prise de conscience grandissante de
l'existence de biens publics mondiaux, dont la préservation ou la
production appellent une action coordonnée des Etats. La multiplication
des interdépendances entre les sociétés rend plus
évidents les solidarités et les enjeux à traiter. Les
problèmes globaux ignorent les frontières nationales, et rendent
plus nécessaire que jamais l'approfondissement de la gouvernance
mondiale.