B. DES DOMMAGES SOCIAUX RECONNUS

1. Le risque de désocialisation

S'il a concerné pendant longtemps essentiellement les usagers de drogues dures (à travers l'image de l'héroïnomane marginalisé, fréquentant un microcosme constitué de personnes et de lieux fortement stigmatisés), le risque de désocialisation s'étend de façon inquiétante aux usagers de drogues dites douces, notamment de cannabis et d'ecstasy, et met en cause une population de plus en plus jeune.

La diminution de la sociabilité du consommateur de drogue provient à la fois des effets physiques et psychiques liés à la consommation du produit. Physiologiquement tout d'abord, les substances psychoactives endommagent le cortex, les communications entre les synapses se faisant moins vite et moins facilement (excepté en ce qui concerne les stimulants, du moins à court terme) : le sujet raisonne plus difficilement, voit sa mémoire s'altérer et finit par se trouver prisonnier d'un état de conscience modifié lui faisant percevoir la réalité extérieure à travers une sorte de halo et l'empêchant de s'intéresser et de se concentrer de façon prolongée sur un sujet déterminé.

D'un point de vue psychique d'autre part, dès lors que s'installe un phénomène de dépendance, l'usager de drogue consacre une partie sans cesse croissante de son temps à trouver les moyens de se procurer une nouvelle « dose » de la substance à laquelle il est « accroc », sous peine d'éprouver une sensation de « manque ». Pour les cas les plus graves, le sujet finit par vivre perpétuellement dans l'anxiété de ne pouvoir renouveler son produit et consacre à sa recherche (ainsi qu'à la recherche des moyens permettant de le financer) l'essentiel de ses activités, se coupant ainsi de son environnement extérieur.

a) Les drogues « dures », sources traditionnelles de désocialisation

Le risque de désocialisation est d'autant plus fort que la toxicité et le degré de dépendance au produit considéré est important. A cet égard, l'héroïne reste la drogue illicite la plus « désocialisante » 48 ( * ) . Très rapidement en effet, la vie de l'héroïnomane se concentre autour de la drogue pour finalement s'y réduire totalement. Le rendement scolaire, universitaire ou professionnel est fortement réduit ou devient nul (absentéisme, détachement, inattention...). Le champ des intérêts, subordonné à la seule acquisition et consommation de drogue, s'étiole. Le toxicomane se replie sur lui-même, manifeste une totale indifférence à l'égard des autres, notamment de la famille, néglige sa tenue vestimentaire, ne prend plus soin de son hygiène et finit par ne plus supporter que la compagnie d'autres héroïnomanes.

Bien que de nombreux cocaïnomanes puissent mener une vie sociale et professionnelle apparemment normale, la consommation de cocaïne excessivement répétée, à des doses importantes ou par des personnes particulièrement vulnérables provoque fréquemment des troubles graves du comportement induisant à terme un risque important de désocialisation. Souffrant d'insomnies, d'anxiété et d'un sentiment général de malaise lorsqu'il n'est plus sous l'emprise du produit, le sujet devient irritable, en proie à des psychoses ou à des réactions paranoïaques. Concentrant son quotidien sur l'obtention de sa « dose », il devient méfiant à l'égard de son entourage et perd famille, amis et emploi.

b) Les drogues de synthèse et le cannabis, facteurs nouveaux de désocialisation

- Si les effets psychophysiologiques de l'ecstasy et des autres drogues de synthèse sont encore mal connus, il semble toutefois que nombre de ceux déjà isolés puissent avoir des conséquences désocialisantes sur les sujets concernés. L'état anxieux, dépressif et confusionnel fréquemment ressenti le lendemain d'une consommation ponctuelle peut en effet s'amplifier et perdurer pendant plusieurs semaines, selon le degré de vulnérabilité du consommateur.

Associé à une dépendance psychique, à une asthénie avec des troubles du sommeil (de la somnolence légère à l'insomnie aiguë), à des troubles de l'humeur (état dépressif, irritabilité), à des troubles sensoriels (engourdissements, sensation de froid), à des troubles cognitifs (diminution de l'attention, de la mémoire) et à la survenance possible de complications psychiatriques (parmi lesquelles des phobies secondaires avec de fréquentes conduites agoraphobiques), cet état de mal-être physique et mental peut très facilement provoquer un éloignement du sujet de ses relations familiales, sociales ou professionnelles.

- Quant au cannabis , dont il a longtemps, et jusqu'à récemment, été dit qu'il n'occasionnait pas de dommages sociaux, ses effets « désocialisants » semblent être aujourd'hui reconnus, particulièrement chez les jeunes.

Le rapport 2001 de l'INSERM sur les effets du cannabis 49 ( * ) fait référence à des études ayant montré comment le cannabis provoque une altération de la perception temporelle, des troubles de la mémoire à court terme et une incapacité à accomplir des tâches multiples simultanées, ainsi que des troubles du langage et de la coordination motrice en cas de consommation plus importante. Le rapport conclut sur ce point que « ces troubles de la mémoire et des facultés d'apprentissage peuvent également retentir sur le travail scolaire et l'adaptation sociale », ajoutant qu'« il s'agit là de l'altération la plus problématique, car la plus fréquemment rencontrée, liée à la prise répétée de cannabis ».

Par ailleurs, tout en indiquant que différentes études, expérimentales ou menées chez des élèves, des étudiants ou des travailleurs, sont parvenues à des résultats contradictoires concernant l'impact de la consommation de cannabis sur la performance et la réussite scolaire ou professionnelle, le rapport fait état d'observations cliniques ayant décrit un état de « démotivation des consommateurs réguliers » et des « syndromes amotivationnels sévères (...) chez de grands consommateurs » (déficit de l'activité professionnelle ou scolaire, mais également pauvreté idéatoire et indifférence affective).

Dans une thèse présentée en 2002 sur les dangers du haschisch 50 ( * ) , l'auteur décrit ce « syndrome amotivationnel » identifié par deux scientifiques dès 1968 et observé par deux autres en 1973 comme associant les signes suivants : apragmatisme, apathie, perte de la capacité de projection dans l'avenir, perte de l'élan vital, désintérêt, émoussement des affects, manque d'ambition, diminution de l'efficience intellectuelle, intolérance aux frustrations, troubles mnésiques et troubles de la concentration.

L'auteur de la thèse mentionne par ailleurs l'étude menée voici quelques années par un chercheur suédois sur 400 usagers de cannabis qui a permis de décrire le profil type du grand consommateur. Selon l'étude, ce dernier a des difficultés à trouver ses mots, présente une capacité limitée à apprécier un livre, un film ou une pièce de théâtre, ressent de la tristesse ou du vide dans son quotidien, ne supporte pas la critique, pense que ses problèmes viennent des autres, ne supporte pas la moindre frustration, est incapable de mener un dialogue, a des problèmes d'attention et de concentration, ne peut planifier sa journée ...

Toujours en ce sens, les docteurs Léon Hovnanian et Renaud Trouvé font état, dans une fiche réalisée pour le CNID, d'un « ralentissement de l'intérêt intellectuel », d'une « certaine indifférence » et d'un « éloignement de la vie sociale » en cas de consommation régulière de cannabis. Largement documenté, ce risque de désocialisation touche particulièrement les jeunes, surreprésentés parmi la population consommatrice de cannabis.

Utilisé de façon répétitive ou intensive, le professeur Roger Nordmann a dit ainsi du cannabis devant la commission qu'« il modifie la qualité de vie, il démotive, il déconnecte et il peut désocialiser », ajoutant que cela se manifeste d'abord chez un jeune adolescent par « un désintéressement vis-à-vis de son entourage, en particulier vis-à-vis de ses parents ». A terme, le jeune risque « d'être totalement désocialisé et de ne plus avoir du tout la possibilité de s'insérer dans la vie ».

De même, le docteur Léon Hovnanian a indiqué que le cannabis favorisait la « fuite en avant » chez le jeune : progressivement, la dépendance s'installe et le cannabis « diminue les facultés intellectuelles et les facultés de mémoire, ce qui entraîne l'échec scolaire, une désocialisation et une perte d'intérêt à tout ».

Le docteur Edwige Antier, psychiatre, a confirmé ce constat devant la commission en indiquant que la consommation de cannabis par un jeune « en pleine période d'apprentissage de sélection dans ses cursus (...) provoque chez lui un syndrome amotivationnel qui lui retire sa motivation ». L'adolescent se trouve ainsi « marginalisé à l'âge clef où les choix se font pour lui », éprouvant des difficultés à obtenir son baccalauréat et à intégrer des études supérieures, lorsqu'il y parvient, et à « retrouver ensuite son chemin alors que la société ou la famille ne (le) soutient plus de la même façon ».

Evoquant à cet égard la thèse précitée de l'un de ses élèves, portant sur les effets du cannabis, le docteur Jean-Luc Saladin a mentionné devant la commission les « deux cents patients référencés dans son cabinet qui sont en échec psychosocial majeur du fait de leur rencontre avec le cannabis ». Citant Baudelaire (« le haschisch rend la société inutile à l'homme comme l'homme inutile à la société »), il a expliqué que l'individu ne possédant plus de fonctions exécutives « n'est plus un zoon politicon, un animal fait pour vivre en société », qu'il « est prisonnier du présent » et que « les autres n'ont pas d'existence réelle » pour lui.

Enfin, interrogé sur les liens entre l'utilisation de drogues et la marginalisation, M. Jean-Pierre Carbuccia-Berland, Directeur de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice, a indiqué à la commission que le cannabis, lorsqu'il s'ajoute à des précarités sociales, scolaires ou familiales préexistant, constitue « très clairement un facteur qui contribue à maintenir la personne dans la désocialisation ».

2. Le lien entre usage de drogues et délinquance

En 1993, M. Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, avait provoqué une polémique en affirmant que les drogues étaient à l'origine de 50 % de la délinquance. De même, M. Pierre Mutz, directeur général de la gendarmerie nationale, a indiqué lors de son audition par la commission d'enquête que « l'usage de produits stupéfiants est la cause d'une délinquance active et souvent violente qui pèse directement sur l'insécurité ressentie par nos compatriotes ». La lutte contre « le développement du trafic de drogues qui génère en amont comme en aval de multiples formes de délinquance » est donc érigée au rang de priorité par la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure 51 ( * ) .

Mais si les enquêtes révèlent indéniablement une prévalence de la délinquance supérieure chez les usagers de drogues, la relation entre l'usage de substances psychotropes et la délinquance n'est pas univoque et il est difficile de distinguer la cause de l'effet.

a) Une corrélation indéniable

Ainsi que l'a souligné M. Hugues Lagrange, sociologue au CNRS, lors de son audition par la commission d'enquête, la recherche française en sciences sociales a longtemps été réticente pour admettre le lien entre drogues et délinquance, alors même qu'il était depuis longtemps considéré comme un fait incontournable outre-Atlantique.

Dans les pays anglo-saxons, on constate 52 ( * ) que la proportion de consommateurs de drogue chez les jeunes incarcérés aux Etats-Unis est plus de deux fois supérieure à celle des adolescents du même âge dans la population totale 53 ( * ) . De même, 80 % des détenus ont fait usage de drogues illicites avant leur incarcération, essentiellement du cannabis et de la cocaïne, 60 % en consommaient régulièrement et près de 30 % avaient commis leurs délits sous l'influence de ces drogues ; 20 % admettaient avoir agi ainsi pour s'en procurer 54 ( * ) .

M. Hugues Lagrange a également indiqué qu'en 1998, 11 % des 16-20 ans arrêtés au Royaume-Uni pour un délit en dehors de la drogue avaient été testés positifs aux opiacés, alors que seuls 1,5 % des 16-20 ans étaient des expérimentateurs d'opiacés et 0,3% des consommateurs réguliers. Il a souligné la différence considérable quant aux propensions à la consommation de drogues dures (de 1 à 30) chez les jeunes délinquants et les autres. Il a également fait état d'une étude britannique 55 ( * ) établissant que le risque de délinquance violente était de 3,9 pour les utilisateurs de marijuana, 2,5 pour les éthyliques chroniques et 1,9 pour les schizophrènes.

En France, les études sont rares et très circonscrites. Elles se fondent sur l'analyse des mis en cause dans des procès-verbaux transmis à la justice 56 ( * ) , c'est-à-dire des personnes bi-impliquées, dans des infractions à la législation sur les stupéfiants, mais aussi dans d'autres catégories d'infractions.

En 1991, sur 1.000 délinquants étudiés dans le XVIII e arrondissement de Paris, 266 étaient mis en cause pour usage de drogue et pour d'autres faits. Parmi les usagers de drogues, 68 % étaient impliqués pour faits de délinquance ou de trafic-vente (85 % pour les usagers d'héroïne). 31 % des personnes impliquées dans des affaires de délinquance étaient des usagers de drogues, dont 13 % des héroïnomanes 57 ( * ) .

Cette enquête, menée dans le XVIII e arrondissement, marquée par l'importance du nombre de toxicomanes mis en cause par la police, semble indiquer que le chiffre de 13 % de délinquants héroïnomanes représente un plafond. Réitérée en 1997 dans un endroit différent du nord de Paris, elle a conclu à 4 % d'usagers de drogues dures parmi les personnes mises en cause. Cette diminution pourrait être due à la politique de réduction des risques menée entre-temps. Le docteur Lucien Abenhaïm, directeur général de la santé, a ainsi estimé lors de son audition qu'elle avait apporté des gains considérables en termes de prévention de la délinquance.

Si les usagers de drogues dites dures ne constituent donc pas l'essentiel des délinquants, leur prévalence dans la délinquance est néanmoins nettement supérieure.

S'agissant de la délinquance des jeunes 58 ( * ) , l'étude de M. Sébastian Roché montrait que 83 % des usagers réguliers de cannabis avaient commis un petit délit, contre 73 % des consommateurs occasionnels et 48 % des non-expérimentateurs de drogue. 26 % des usagers fréquents de cannabis avaient perpétré un acte grave de délinquance, contre 14 % des consommateurs occasionnels et 9 % des autres jeunes de l'enquête.

De plus, les usagers de drogues sont plus actifs dans la délinquance que la moyenne des délinquants . Au cours des deux années précédentes, les usagers fréquents de cannabis avaient commis en moyenne 11,6 délits peu graves et 1,3 acte plus sérieux, les prévalences étant de 7,2 et 0,4 délits chez les consommateurs occasionnels de drogues et 3,8 et 0,3 s'agissant des autres adolescents. Un jeune sur cinq consommant fréquemment du cannabis avait fait du trafic durant cette période, 93 % des revendeurs étant des utilisateurs réguliers.

Enfin, M. Jean-Pierre Carbuccia-Berland, directeur de la protection judiciaire de la jeunesse, a indiqué lors de son audition par la commission que l'enquête réalisée en 1998 auprès des jeunes de 14 à 21 ans pris en charge par ses services révélait que 60 % avaient déjà expérimenté une drogue. Il convient de rappeler que ces jeunes sont soit des mineurs délinquants, soit des mineurs en danger.

Le lien entre drogue et délinquance, ressenti empiriquement, est donc clairement établi par la recherche.

b) Les incertitudes quant à la nature de ce lien

Rien n'indique en l'état actuel des recherches que la consommation de drogues soit de nature à « provoquer » à elle seule l'acte délinquant ni, à l'inverse, que la délinquance conduise nécessairement à un usage répété de produits stupéfiants. Plusieurs thèses ont été avancées.

(1) La délinquance comme moyen de financer une consommation de drogue

Les tenants du modèle « économico-compulsif » postulent que le besoin du consommateur de se procurer des drogues dispendieuses le conduira à recourir à des activités criminelles pour financer sa pratique.

Cette hypothèse paraît particulièrement intéressante s'agissant de consommateurs réguliers de drogues dites dures, comme l'héroïne ou la cocaïne, pour lesquels de nombreuses études ont mis en évidence la forte implication criminelle : 72 % de participants à un programme de substitution à la méthadone admettaient qu'une de leurs principales sources de revenus consistait à vendre des drogues, à commettre des vols (également par effraction ou avec violence) ou à se prostituer 59 ( * ) . Les revenus engendrés par l'implication criminelle d'un héroïnomane étaient estimés en 1991 à près de 20.300 euros par an 60 ( * ) . Mme Marie-Danielle Barré soulignait que l'hypothèse de la délinquance comme source de revenus nécessaire pour l'usager, et donc comme conséquence de l'usage, concernait principalement les usagers de drogues dures qui, dans l'enquête du CESDIP, ne représentaient que 13 % des personnes mises en cause pour « petite et moyenne délinquance ».

Néanmoins, un tel phénomène peut également toucher de jeunes consommateurs réguliers de cannabis, dont le seul argent de poche ne suffit pas à financer une consommation régulière. Comme l'indiquait lors de son audition M. Michel Bouchet, chef de la mission de lutte anti-drogue au ministère de l'intérieur, il est probable que l'importance de la consommation de cannabis et d'autres produits dans les classes de l'enseignement secondaire n'est pas étrangère à l'insécurité régnant dans certains établissements . Il a ainsi estimé que le coût d'une forte consommation de cannabis -jusqu'à 400 euros par mois- pouvait expliquer dans une certaine mesure le développement du racket. De même, Mme Catherine Domingo, substitut du procureur de Bayonne, a indiqué à la commission d'enquête que la consommation de stupéfiants pouvait générer, de la part des jeunes, des vols ou des cambriolages, notamment chez leurs parents.

Néanmoins, les indicateurs statistiques de la Chancellerie ne permettent pas de corréler la consommation de stupéfiants avec des délits bien identifiés tels que vols ou violences.

(2) La drogue, source de désinhibition et donc de violence

Les propriétés psychopharmacologiques des drogues, par leur action sur certains centres spécifiques du système nerveux central, conduiraient à l'adoption de comportements violents : certains crimes ou délits seraient ainsi directement liés au fait que les victimes ou les auteurs de ces infractions étaient alors sous l'emprise de drogues ou de certains médicaments psychoactifs 61 ( * ) .

Les consommateurs, notamment adolescents, seraient plus enclins à risquer des agissements délictueux du fait d'un abaissement du seuil d'inhibition consécutif à l'usage de stupéfiants . Un pharmacien toxicologue a ainsi souligné lors de son audition qu'en qualité d'expert judiciaire, il avait observé la présence de THC dans le sang de victimes ou de délinquants dans de nombreuses affaires criminelles. Il semblerait qu'une consommation élevée de cannabis rende la personne incapable d'analyser une situation dangereuse et la conduise à des provocations. De même, M. Pierre Cardo, député-maire de Chanteloup-les-Vignes, a souligné devant la commission d'enquête que l'usage de drogues pouvait rendre des jeunes totalement imprévisibles et incontrôlables : « En traversant la rue, ils vont brutalement avoir l'idée qu'ils pourraient faire un braquage et passer à l'acte instantanément . »

Cette relation entre intoxication et violence, ressentie empiriquement, n'a toutefois pas fait l'objet d'études sérieuses jusqu'à présent 62 ( * ) .

(3) Le lien avec le grand banditisme

Selon M. Xavier Raufer, criminologue entendu par la commission d'enquête, la dépénalisation (légale ou de fait) de drogues est susceptible d'exacerber la concurrence entre trafiquants , les exclus se tournant alors accessoirement vers le vol à main armée et le braquage, comme l'indiquerait la récente explosion des vols à main armée en France (plus de 50 % en un an). Il a d'ailleurs rappelé que la dépénalisation des drogues en 1982 en Espagne avait été suivie d'une explosion des vols à main armée . Il a en outre estimé que les jeunes liés au grand banditisme avaient également recours aux trafics de machines à sous et au racket, les braquages étant des sources de revenus irrégulières.

Cette analyse est partagée par M. Pierre Cardo, député-maire de Chanteloup-les-Vignes. Il a ainsi indiqué lors de son audition que les récentes opérations menées par les groupements d'intervention régionaux avaient certes provoqué une baisse de la délinquance « expressive » (provocations et agressions), les jeunes étant plus méfiants, mais que l'on assistait parallèlement à une augmentation de la délinquance d'appropriation (cambriolages et vols). Les besoins d'argent perdurant alors même que le trafic de drogue ne permet plus de les satisfaire, se développent des filières organisées de vols de voitures ou de matériel informatique.

(4) Drogue et délinquance : deux effets d'une même cause, le rôle des pairs

Si consommation de drogues illicites et criminalité sont souvent susceptibles d'être observées chez un même individu, la dynamique entre ces deux comportements reste encore mal comprise. L'existence d'une relation statistique entre drogue et criminalité ne signifie pas nécessairement que la consommation de produits psychoactifs précède les délits dans le temps 63 ( * ) . Ainsi, le docteur Francis Curtet, psychiatre ayant exercé pendant 10 ans en prison, a indiqué lors de son audition qu'un quart des toxicomanes détenus étaient délinquants avant de devenir toxicomanes.

On doit distinguer, d'une part, un usage de drogues illicites festif ou récréatif, voire de performance, qui est le fait de jeunes venant de tous les milieux, y compris les plus favorisés, et qui est, dans la plupart des cas, financé par des moyens licites et, d'autre part, un usage problématique de drogues illicites qui est le fait de jeunes issus de familles ayant des difficultés, et eux-mêmes en difficulté scolaire ou en difficulté d'insertion professionnelle.

Il apparaît que délinquance et prise de substances psychoactives sont le plus souvent reliées à un même système de covariables sociologiques, psychologiques et démographiques.

Ainsi que l'a précisé M. Hugues Lagrange, sociologue au CNRS, devant la commission d'enquête, l'analyse des enquêtes de l'OFDT et de l'INSERM montre que si les usages problématiques -c'est-à-dire les usages répétés ou les usages de drogues dites dures- sont effectivement fortement corrélés avec l'anxiété, ils sont aussi le fait de jeunes sortant beaucoup. Ces consommations traduisent plutôt la recherche de reconnaissance, de gratifications et d'estime de soi qui ne leur sont pas accessibles à travers l'école ou une insertion professionnelle. Cette sociabilité extra-scolaire caractérise aussi les jeunes engagés dans la délinquance en dehors de l'usage des drogues 64 ( * ) . L'usage de drogues se conçoit fondamentalement comme une expérience entre pairs, en particulier en cas de déficience ou d'absence de contrôle parental.

Certains jeunes sont aux prises avec une sorte de syndrome général de déviance. Les consommations de cannabis, d'autres drogues, d'alcool, la délinquance et la violence sont bien souvent corrélées entre elles . La consommation se révèle assurément être un facteur aggravant mais ces phénomènes sont avant tout liés à une socialisation et à un mode de vie déviants , et à l'intégration du jeune à des groupes de pairs antisociaux 65 ( * ) .

Le recours aux substances psychoactives est souvent décrit comme un type de comportement délinquant ou un symptôme, et non spécifiquement une cause de délinquance. Les modèles confirment l'incidence de l'entourage familial direct et de l'environnement urbain sur l'exposition ou la protection de la jeunesse face à l'occurrence des infractions de petite et moyenne délinquances, contribuant par là à nuancer l'appréciation de l'effet aggravant de la consommation de cannabis.

(5) Délinquance et drogue : des influences réciproques

Certains auteurs ont élaboré des modèles « intégratifs ». M. Serge Brochu (1995) parle ainsi de « trajectoires déviantes » et insiste sur la réciprocité des influences (drogues sur crimes et inversement). La relation entre drogues et criminalité serait dynamique et non statique, l'explication apportée pour un individu à un moment donné n'étant pas nécessairement valable à une autre période.

3. Les dangers désormais reconnus du cannabis en termes de conduite automobile

Le propre des produits psychoactifs est de modifier le comportement des personnes, qu'il s'agisse d'un usage occasionnel ou régulier.

La dangerosité de drogues telles que l'héroïne ou la cocaïne est acceptée par tous les spécialistes. En effet, les effets des morphiniques, incompatibles avec la conduite automobile, consistent en une diminution importante, voire majeure, de l'attention, des réflexes, de la conscience du danger et des obstacles. Les effets de la cocaïne et des amphétamines sur l'aptitude à conduire un véhicule sont très voisins et liés à la stimulation du système nerveux central. L'hyperactivité motrice et l'euphorie sont constantes, conduisant à des comportements irrationnels et notamment à des prises de risques accrues. Les amphétamines entraînent une plus grande sensibilité aux éblouissements dus au soleil ou à l'éclairage des voitures, ainsi qu'une acuité visuelle diminuée.

Les effets du cannabis sur la conduite automobile sont plus discutés , alors même qu'il s'agit de la substance illicite la plus consommée.

a) Les études relatives aux effets du cannabis sur la conduite automobile

Les études menées montrent toutes un risque aggravé après usage de cannabis. Elles souffrent pourtant de difficultés méthodologiques. De plus, deux points font toujours l'objet de discussions au sein de la communauté scientifique : la possibilité de fixer un seuil légal de dangerosité du cannabis et les effets du relargage.

(1) La convergence des études en faveur de la reconnaissance d'un risque lié au cannabis

Tous les experts scientifiques auditionnés par la commission d'enquête ont mis en avant certaines particularités du cannabis susceptibles d'avoir une influence sur la conduite . La mise en évidence des risques d'accident liés à un usage récent de stupéfiants repose sur différentes observations : les mécanismes d'action des principes actifs de ces substances et leurs effets sur le comportement des consommateurs, les données apportées par des études sur simulateur de conduite, les tests de conduite en situation réelle, ainsi que les résultats d'études épidémiologiques.

Les effets du cannabis lors d'un usage occasionnel sont principalement 66 ( * ) :

- des modifications de la perception du temps et des distances ;

- des perturbations de la mémoire à court terme ;

- des perturbations sensorielles : perception exacerbée de sons et surtout modifications de la vision ;

- des troubles alliant euphorie, anxiété, agressivité , dépersonnalisation avec disparition des inhibitions et indifférence vis-à-vis de l'environnement, conscience accrue de soi ;

- des hallucinations et délires exceptionnels mais possibles, notamment avec les nouveaux produits très concentrés en cannabinoïdes ;

- une diminution des performances intellectuelles (baisse de la productivité et de la concentration avec une pensée fragmentaire), motrices et cognitives.

Le docteur Patrick Mura, président de la Société française de toxicologie analytique, a indiqué lors de son audition devant la commission que le cannabis, en modifiant les capacités à estimer les distances, pouvait expliquer des chocs violents contre des obstacles fixes que les conducteurs jugeaient plus éloignés que dans la réalité. Des chocs frontaux avec des véhicules arrivant en face sont également possibles, le conducteur sous l'influence du cannabis s'étant tout d'un coup déporté sur la gauche, sans prendre conscience du danger.  De même, le cannabis a une influence sur le contrôle des virages, sur l'efficacité du freinage et sur la précision de la conduite, du fait d'une baisse de la vigilance.

Le cannabis altère la perception sélective (le fait que l'on ne fasse attention qu'aux événements importants lors de la conduite). Les troubles de l'acuité visuelle, qui entraînent une augmentation du temps de récupération après éblouissement, des problèmes de convergence, et de vision nocturne ou des couleurs peuvent amener les patients sous cannabis au volant à prendre des passants pour des taches lumineuses , ainsi que l'a d'ailleurs souligné devant la commission d'enquête un expert en pharmacie et toxicologie, en citant le cas d'un conducteur ayant confondu un piéton avec une poubelle.

Ceci peut expliquer des accidents jugés incompréhensibles, sans trace d'alcool.

Le professeur Roger Nordmann, membre de l'Académie nationale de médecine, a ainsi souligné devant la commission d'enquête les troubles de la coordination percepto-motrice et du traitement de l'information, à l'origine d'un allongement du temps de réaction. Il a donc estimé que le cannabis provoquait une altération de l'accomplissement des tâches complexes, parmi lesquelles figure la conduite automobile.

De plus, on observe exceptionnellement chez certains sujets particulièrement sensibles des hallucinations, des épisodes délirants ou des crises de panique, qui peuvent évidemment se révéler désastreuses si le sujet conduit.

Le professeur Renaud Trouvé, pharmacologue, a indiqué lors de son audition par la commission d'enquête que des expérimentations avaient clairement démontré une atteinte de la vigilance et un ralentissement des réflexes, ainsi qu'une incoordination spatio-temporelle grave . Il a cité une expérience répétée trois fois, la dernière fois il y a dix ans, par le professeur Leirer 67 ( * ) , visant à évaluer l'influence d'une consommation de cannabis sur le comportement de pilotes d'avion sur simulateurs . On a alors pu constater, en matière d'atterrissage aux instruments, que les trajectoires de descente et d'atterrissage étaient mal gérées. En outre, alors que les pilotes non intoxiqués attendaient patiemment que les corrections fassent leur effet, ceux qui avaient fumé (des doses de cannabis relativement modérées par rapport à ce qui se consomme actuellement) n'attendaient pas et avaient des réactions complètement désordonnées. Il a indiqué que cela était dû à la distorsion temporelle, c'est-à-dire à l'incapacité à évaluer le temps, même à l'échelle de quelques secondes. Le professeur Renaud Trouvé a d'ailleurs indiqué à la commission d'enquête que les compagnies aériennes avaient réagi en mettant en place, d'abord aux Etats-Unis, puis partout ailleurs du fait de conventions internationales, des tests inopinés, même à l'embarquement de l'équipage.

Ces résultats sont évidemment transposables à la conduite automobile.

Le docteur Jean-Luc Saladin, médecin, a en outre présenté à la commission d'enquête les conclusions d'une thèse consacrée au cannabis soutenue à l'Université de Rouen par le docteur Jacques Chamayou en septembre 2002, et dont il avait assuré la direction.

Cette thèse fait état d'un certain nombre d'études, pour la plupart américaines ou australiennes, soulignant les effets dangereux de la prise de cannabis en conduisant. Ainsi, ont été analysées 68 ( * ) les réactions de sujets ayant fumé deux cigarettes de marijuana dosées à 1,8 % puis 3,6 % à 10 minutes d'intervalles. Après 20 minutes, les tests de sobriété (épreuve « doigt-nez », appui sur un seul pied et épreuve « marche tourne ») montraient une altération de la coordination des fonctions. Une autre étude 69 ( * ) a démontré des troubles quant à l'évaluation des distances entre véhicules, des troubles de l'habileté psychomotrice, de l'attention, notamment discriminative, des fonctions visuelles, ainsi qu'un temps de réaction altéré, avec des doses médianes de THC de 10,7 mg. Certaines études 70 ( * ) mettent en évidence une déviance latérale de position. D'autres 71 ( * ) semblent en revanche indiquer que les participants à l'étude sont conscients des altérations et enclins à la compenser par une conduite plus précautionneuse.

Il ressort également de ces études l'importance de la variabilité des effets du cannabis sur les individus. Les effets sur la sécurité routière semblent donc moins prévisibles que pour l'alcool.

Le docteur Patrick Mura, président de la Société française de toxicologie analytique, a présenté à la commission d'enquête les résultats d'une étude établie en collaboration avec 18 autres toxicologues experts judiciaires du 1er octobre 2001 au 1er octobre 2002 et publiée en février 2002. Cette étude, la première d'une telle importance en France, a permis d'estimer le risque relatif d'accident associé à un usage récent de substances psychoactives , en analysant le sang de 900 conducteurs ayant eu un accident corporel et en comparant les résultats à ceux de 900 sujets témoins. Les analyses concernaient les produits suivants : cannabis, amphétamines, opiacés, cocaïne, alcool, ainsi que la recherche des principaux médicaments psychoactifs.

Des différences de prévalences très significatives ont été observées chez les moins de 27 ans pour le cannabis (20 % des conducteurs et 9 % des témoins), quel que soit l'âge pour la morphine (2,6 % des conducteurs et 0,4 % des témoins), pour l'alcool (26 % des conducteurs et 9 % des témoins). Parmi les conducteurs positifs au cannabis, celui-ci était seul présent chez 60 % d'entre eux.

L'analyse statistique de ces résultats a permis de montrer que chez les moins de 27 ans, la fréquence des accidents était multipliée par :

- 1,8 avec les médicaments ;

- 2,5 avec le cannabis seul ;

- 3,8 avec l'alcool seul ;

- 4,8 avec l'association alcool-cannabis ;

- et 9 avec la morphine.

Enfin, une enquête conduite entre avril 1999 et novembre 2001 à la demande de la société de l'assurance automobile du Québec sur 354 conducteurs mortellement blessés et 5.931 conducteurs témoins contrôlés sur le bord de la route a montré que le risque d'accident mortel est multiplié par 3,7 en cas d'usage d'alcool, 2,2 en cas d'usage de cannabis, 4,9 en cas d'usage de cocaïne et 2,5 en cas d'usage de benzodiazépines.

(2) Des difficultés méthodologiques persistantes

Ainsi que l'a rappelé le professeur Claude Got lors de son audition, la méthodologie de toutes ces études fait l'objet de débats. Les seules expériences françaises de tests en situation réelle, effectués en circuit fermé, ont été menées par des journalistes, sous contrôle de scientifiques et de médecins anonymes. Ce fut ainsi le cas du Magazine Auto Plus à deux reprises, en 1998 et 2001, puis de l'émission Zone interdite diffusée sur M6 en 2003. Le rapport de l'INSERM 72 ( * ) , antérieur à l'étude du docteur Patrick Mura, a d'ailleurs souligné ces problèmes méthodologiques.

Tout en reconnaissant que les résultats montrent globalement une nette détérioration de certaines facultés sous l'influence du cannabis (temps de réaction allongé, capacité de contrôle d'une trajectoire amoindrie, mauvaise appréciation du temps ou de l'espace, réponses en situation d'urgence détériorées ou inappropriées), il souligne que l'ampleur du phénomène semble encore inégalement appréciée par les différents auteurs.

Ainsi, certaines études aboutissent à la conclusion que les conducteurs sous influence du cannabis « compenseraient » la diminution de leurs capacités en modifiant leur comportement, cette hypothèse restant toutefois controversée. Par ailleurs, les auteurs insistent tous sur la variabilité individuelle des effets, et les modifications comportementales négatives n'apparaissent généralement significatives que pour des doses élevées.

Le rapport de l'INSERM relevait ainsi un certain nombre de problèmes de méthodologie :

En premier lieu, il est difficile de constituer un échantillon témoin , qui influe pourtant largement sur le résultat. Ainsi, le professeur Claude Got a devant la commission d'enquête contesté la qualité de l'échantillon témoin retenu par l'étude du docteur Patrick Mura (900 personnes admises aux urgences pour un autre motif), estimant que les personnes retenues auraient dues être exposées au même risque et donc être des automobilistes sélectionnés à l'endroit même des accidents. Même dans ce cas, des biais peuvent encore survenir, les personnes n'étant pas obligées de se soumettre à des tests inopinés. Or, on peut raisonnablement imaginer que parmi celles refusant se trouve une proportion supérieure à la moyenne de personnes ayant fait un usage de substances psychoactives.

De plus, le rapport soulignait que les prévalences de détection de cannabis chez les conducteurs impliqués dans des accidents de la circulation en France variaient de 6,3 % à 16 %, voire 34 % lorsqu'il s'agit de réquisitions à la demande du procureur, reflétant la diversité des pratiques et donc la difficile compatibilité des résultats. En Europe, les proportions estimées de sujets au cannabis varient de manière similaire entre 5 % et 16 %. Les proportions retrouvées parmi les conducteurs soupçonnés de conduire sous l'influence de substances psycho-actives sont sans surprise plus élevées, puisqu'elles dépendent avant tout de la sélection qu'opèrent les officiers de police.

Par ailleurs, le rapport de l'INSERM estimait que les publications échouaient globalement à démontrer un effet du cannabis seul sur le risque d'être responsable d'un accident corporel ou mortel, une proportion substantielle de conducteurs positifs au cannabis l'étant généralement à l' alcool (environ 50 % dans les études en France). Ce dernier apparaît donc comme un facteur de « confusion » important. Ainsi, le risque combiné d'alcool et de cannabis, comparativement à celui du cannabis seul, conduit à des chutes de performance beaucoup plus importantes, ce constat restant vrai lorsque des doses faibles ou modérées de cannabis sont associées à de faibles doses d'alcool. Néanmoins, le rapport reconnaissait que les études suggéraient que l'association entre l'alcool et le cannabis représentait un facteur de risque supérieur à celui de l'alcool seul.

Enfin, le rapport soulignait l'absence de relation synchrone entre la présence du cannabis (sang ou urine) et ses effets sur le comportement : le niveau de delta 9-THC peut en effet être proche de zéro et l'effet préjudiciable perdurer, ou, inversement, les métabolites pouvant être détectés bien après que tout effet psychologique ou détériorant des facultés a disparu. Une détection positive de cannabinoïdes n'a pas une signification univoque en termes de sécurité routière, la présence de delta 9-THC dans le sang à un certain degré attestant une consommation récente de cannabis pouvant perturber les facultés du conducteur, tandis que la présence de delta 9-THC COOH dans le sang ou dans les urines révèle une consommation pouvant parfois remonter à plusieurs jours, voire plusieurs semaines, sans lien avec d'éventuels effets sur le comportement de conduite.

Le rapport concluait par conséquent : « malgré la présomption de dangerosité du cannabis sur le comportement de conduite, il est encore aujourd'hui impossible d'affirmer, faute d'études épidémiologiques fiables, l'existence d'un lien causal entre usage du cannabis et accident de la circulation. Le substrat scientifique, dans le cas du cannabis, semble encore fragile. »

Si ces précautions méthodologiques honorent l'INSERM, plusieurs observations cette fois de nature plus pratiques peuvent leur être opposées par la commission d'enquête.

Tout d'abord, et ainsi que l'a d'ailleurs souligné le professeur Renaud Trouvé, pharmacologue, lors de son audition par la commission, l'exemple de la législation relative à la conduite sous l'influence de l'alcool montre qu'il est possible et nécessaire d'agir sans attendre d'avoir une connaissance parfaite de l'influence d'une substance sur la conduite automobile. Si l'ordonnance n° 58-1216 du 15 décembre 1958 a fait de la conduite sous l'empire d'un état alcoolique une infraction, il a fallu attendre la loi n° 70-597 du 9 juillet 1970 pour que soit institué un taux légal d'alcoolémie fixé à 0,8 g d'alcool par litre de sang et pour que des études scientifiques établissent vraiment les liens entre alcool et conduite automobile. En effet, si le législateur doit s'appuyer sur les études scientifiques existantes, il ne peut justifier une inaction prolongée vis-à-vis d'un phénomène dramatique du seul fait que ces études, toutes convergentes, ne parviennent qu'à suggérer des résultats.

Ensuite, une remarque empirique. Maître Francis Caballero, président du Mouvement de légalisation contrôlée, donc a priori favorable au cannabis, et dont on peut raisonnablement supposer qu'il a en la matière une certaine expérience (personnelle et professionnelle, étant souvent appelé à défendre des usagers de cannabis), a déclaré devant la commission d'enquête que le cannabis au volant était indiscutablement dangereux lorsqu'on était en état d'ivresse cannabique.

Au final, il apparaît un large consensus dans la communauté scientifique pour reconnaître que le cannabis a des effets néfastes sur la conduite, les points débattus se limitant à la fixation d'un seuil de dangerosité et à la possibilité de « relargage ».

(3) Les controverses tenant à la fixation d'un seuil et aux effets du relargage

• Les difficultés de fixation d'un seuil de dangerosité du fait de la nature même du cannabis

Le seuil légal de positivité au cannabis a été fixé à 1 ng/ml par un arrêté du 5 septembre 2001. En effet, au-delà de ce taux, les résultats des tests deviennent aléatoires.

Ainsi que l'a indiqué le docteur Patrick Mura lors de son audition par la commission d'enquête, lorsqu'on inhale un « joint », les concentrations sanguines montent très rapidement, pour atteindre leur paroxysme quelques dizaines de secondes après la fin du « joint », avant de diminuer assez rapidement, alors même que les effets commencent à apparaître. Il y a donc un décalage entre les effets et les concentrations sanguines. Le cannabis étant un produit très lipophile et attiré par les graisses, principalement du cerveau, il disparaît rapidement du sang. Par conséquent, lorsqu'il y a présence de principe actif dans le sang, le sujet est sous influence , la fenêtre de détection dans le sang étant inférieure à celle des effets.

Le rapport de l'INSERM, rappelant que le niveau de delta 9-THC dans le sang chutait rapidement, soulignait d'ailleurs que le délai entre l'accident et le prélèvement conditionnait fortement le résultat et qu'il devait donc être le plus court possible. Le docteur Gilbert Pépin a également soulevé ce problème devant la commission d'enquête. Les résultats des enquêtes épidémiologiques apparaissent sous-évalués par rapport à la réalité puisque le delta 9-THC ne demeure dans le sang qu'entre 6 et 7 heures alors que les prélèvements sont effectués en moyenne 2 heures après le décès. Les concentrations relevées sont donc moindres et on perd une large part des cas positifs.

Maître Francis Caballero, président du Mouvement de légalisation contrôlée, a quant à lui récusé devant la commission d'enquête ces arguments et le seuil légal de 1ng/ml, en arguant du fait que le cannabis était également un produit dopant et qu'un champion automobile tchèque de Formule 3000 avait été contrôlé positif au cannabis avec un taux de 150 ng/ml lors de compétitions. Il a en outre cité un de ses dossiers, dans lequel le conducteur avait été testé positif avec 3,5 ng/ml en ne reconnaissant qu'une consommation 20 jours plus tôt. En outre, il a évoqué une étude faite conjointement par la France, la Belgique et les Pays-Bas, fixant le taux d'ivresse cannabique entre 40.000 et 300.000 ng/ml de THC.

Ces observations ont suscité une certaine perplexité de la commission d'enquête, au regard de l'expérience dramatique vécue par Mme Nadine Poinsot, présidente de l'association Marilou, du nom de sa petite fille de neuf ans tuée dans un accident de voiture par un chauffard sous l'emprise du cannabis. Or, ainsi qu'elle l'a rappelé lors de son audition, l'analyse sanguine du conducteur avait révélé un taux de 0,9 ng/ml, donc inférieur au seuil légal de positivité. Certes, le prélèvement avait été fait quatre heures après, mais les tests psycho-comportementaux effectués concomitamment à l'hôpital avaient tous indiqué l'emprise cannabique. Notons d'ailleurs que cet accident, dans lequel le taux de THC était inférieur à 1ng/ml, n'avait pu être pris en compte pour l'étude épidémiologique.

LES TESTS PRATIQUÉS POUR DÉTERMINER LA PRÉSENCE DE STUPÉFIANTS

L'urine permet de mettre en évidence une consommation de cannabis, sans préjuger du temps écoulé entre le moment de la dernière consommation et celui du recueil d'urine, le délai maximum de détection étant de 2 à 7 jours pour une consommation occasionnelle et de 7 à 21 jours pour une consommation régulière, contre 2 à 8 heures dans le sang. Le coût d'un dépistage immunochimique est d'environ 25 euros, auquel s'ajoute le coût des honoraires des médecins (30 euros), tous deux prélevés sur le chapitre des frais de justice.

Tout résultat positif doit obligatoirement être confirmé par une analyse de sang qui permet d'estimer le temps écoulé entre le moment de la dernière consommation et celui de la prise de sang . C'est donc la seule méthodologie acceptable dans tout contexte médicolégal (incluant les accidents de la voie publique). La recherche et le dosage dans le sang sont facturés 241,48 euros sur le chapitre des frais de justice.

Si ces analyses sont fiables, elles sont coûteuses et contraignantes. Elles ne peuvent être pratiquées par les forces de l'ordre au bord de la route (même si les Allemands les emploient sur les stations-services d'autoroutes) et impliquent le transport des personnes concernées vers des établissements médicaux ou hospitaliers et l'attente des résultats. En 2001, 116.745 accidents corporels ont été dénombrés, faisant 7.720 morts et 153.945 blessés. En prenant l'hypothèse qu'un accident concerne deux véhicules, plus de 232.000 dépistages devraient être effectués chaque année. Il ne paraît donc pas possible de procéder à des dépistages systématiques. En pratique, les forces de l'ordre ne font pas les tests d'urine, trop lents, et procèdent directement aux tests sanguins.

Les cheveux reflètent des expositions répétées et permettent à ce titre d'établir un calendrier d'exposition : chaque centimètre de cheveu représente grossièrement la pousse d'un mois. L'analyse de segments permet ainsi de mettre en évidence des consommateurs chroniques et d'établir un niveau (faible, moyen, important) de consommation, ce qui n'est pas possible par l'analyse urinaire. L'abstinence est ainsi mieux appréhendée par cette approche que par un suivi dans les urines.

Des tests salivaires sont utilisés dans certains pays, notamment en Allemagne. S'ils sont fiables pour de nombreux stupéfiants, cela ne dépasserait pas 65 à 70 % s'agissant du cannabis. Il n'existe à ce jour aucun dispositif commercial.

La sueur constitue un très mauvais milieu d'investigation.

Le 14 mars dernier, la société ID pharma a annoncé au 31e MEDEC, salon de la médecine, la mise sur le marché français à partir du mois d'avril d'un test de dépistage rapide baptisé « narcotest », basé sur la sueur ou l'urine. Il bénéficie de l'agrément de l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) et sera vendu sur prescription médicale en pharmacie. Il devra cependant toujours être confirmé par une analyse sanguine.

• Les interrogations sur la possibilité de relargage de THC et sur ses effets

Le principe actif du cannabis, une fois fixé dans les tissus -3 à 8 heures après la consommation- se défixe très lentement et n'a donc plus d'effets consécutifs.

Cependant, le docteur Jean-Luc Saladin a indiqué lors de son audition que sous l'influence d'un stress, le THC fixé dans les graisses pourrait être brutalement relargué, le sujet revivant alors, quelques fois plusieurs jours après, ce qu'il ressent lorsqu'il est sous l'influence de cannabis.

La majorité des scientifiques auditionnés par la commission d'enquête ont néanmoins fait preuve d'une grande prudence. Ainsi, le docteur Patrick Mura a indiqué que cela avait été rapporté « chez certains sujets et dans certaines circonstances, mais là les travaux scientifiques ne sont pas suffisamment précis pour pouvoir être vraiment formels à ce sujet, nous ne savons pas très bien les circonstances dans lesquelles cela se produit ». Il a cependant lui aussi estimé que de tels cas étaient possibles, même s'ils demeuraient très exceptionnels. Par ailleurs, d'autres scientifiques se demandent si ces cas ne seraient pas plutôt consécutifs à un accident ayant provoqué un stress, auquel cas le lien de causalité ne serait pas établi.

Pour Maître Francis Caballero, président du Mouvement de légalisation contrôlée, cette question « fait partie du charlatanisme qui entoure cette substance ». Il soutient en effet que le THC relargué ne peut avoir les mêmes effets, puisqu'il ne s'agit plus du delta 9-THC, qui s'est dégradé en delta 11, dans lequel on retrouve du delta 8.

Cette opinion est partagée par le professeur Renaud Trouvé quant à la modification de THC intervenue. Néanmoins, il n'en tire pas de conclusions aussi définitives que Maître Francis Caballero, pour lequel « ce n'est pas celui qui fait planer, même s'il continue à être décelable ». S'il affirme pour sa part que ces substances relarguées peuvent avoir un effet psychoactif, il s'interroge encore sur leurs effets et la possibilité d'attribuer certains accidents à la présence du THC. Dans une note adressée par la suite à la commission d'enquête, il a tenu à souligner que dans l'expérience de Leirer sur les pilotes d'avion de 1989, il était montré que 24 heures après avoir fumé une cigarette faiblement dosée en delta 9-THC, les capacités d'analyse spatio-temporelles n'étaient pas revenues à la normale. Il faudrait ainsi 50 heures pour qu'elles le redeviennent. Il en a conclu que la conduite de véhicule devrait être interdite dans les deux jours suivant une prise de cannabis très faiblement dosé, ce seuil devant être porté à trois ou quatre jours du fait des dosages consommés de façon courante, à supposer que l'on ne refume pas avant une semaine.

L'étude actuellement menée par le docteur Patrick Mura en collaboration avec une équipe de l'INSERM sur le stockage de THC dans les graisses du porc permettra sans doute d'apporter des réponses sur ce point.

Compte tenu de toutes ces interrogations méthodologiques, les résultats d'une étude épidémiologique de grande envergure conduite à partir des dépistages effectués sur les conducteurs impliqués dans des accidents mortels sont attendus avec impatience. La loi n° 99-505 du 18 juin 1999 portant diverses mesures relatives à la sécurité routière, dite loi Gayssot, a en effet institué un dépistage systématique des stupéfiants sur tout conducteur impliqué dans un accident mortel de la circulation, afin de permettre de conduire une enquête épidémiologique. Le décret d'application définissant les modalités du dépistage n'étant paru que le 27 août 2001, l'étude épidémiologique n'a débuté qu'en octobre 2001. Cette étude, menée par l'OFDT, devrait concerner 10.000 cas. Les résultats de cette enquête ne devraient être connus qu'en 2004. Le professeur Claude Got a d'ailleurs indiqué à la commission d'enquête que seuls 6.000 cas avaient déjà été transmis. La commission d'enquête ne peut que déplorer le délai -10 ans- écoulé entre la proposition d'instituer un dépistage et la publication des résultats de l'enquête. Cette enquête devrait satisfaire à toutes les recommandations méthodologiques émises par l'INSERM.

En conclusion, en présence de ces études, certes encore imparfaites sur le plan méthodologique, mais toutes convergentes quant à leurs conclusions, il convient d'appliquer le principe de précaution, ainsi qu'il a été fait pour l'alcool , d'autant plus qu'il s'agit de sanctionner spécifiquement la conduite sous l'influence de stupéfiants, produits dont la consommation est pénalement réprimée.

b) Des risques désormais reconnus par le législateur

Jusqu'à très récemment, la conduite sous l'influence de stupéfiants n'était pas spécifiquement réprimée en France, alors même que la consommation de ces substances était interdite. Néanmoins, le 14 juillet dernier, le Président de la République a fait de la sécurité routière l'un des trois chantiers prioritaires pour les cinq années à venir , au même titre que la lutte contre le cancer et la politique en faveur des handicapés : « Les comportements les plus contraires à la sécurité routière doivent être dénoncés et beaucoup plus lourdement sanctionnés, qu'il s'agisse de la vitesse sur les routes, de l'alcoolisme ou de la consommation de drogues. » La proportion des accident de la route graves ou mortels imputables à la consommation de produits illicites est en effet estimée à 10 à 15 %.

Alors que la France dispose d'un dispositif très complet de répression de la conduite sous l'influence de l'alcool, elle était l'un des rares pays en Europe à ne pas disposer d'une législation spécifique relative à la conduite sous l'influence des stupéfiants 73 ( * ) .

« Après un accident de la route, il est paradoxalement plus facile de mettre en évidence et de sanctionner la consommation excessive et inadaptée d'un produit en vente libre, que de reconnaître l'influence d'une drogue dont la consommation est interdite », comme l'avait souligné le livre blanc sur les effets des médicaments et des drogues sur la sécurité routière de 1995 74 ( * ) .

Le livre blanc préconisait la recherche des conduites sous l'influence de substances, illicites ou détournées de leur usage, capables de modifier l'aptitude à la conduite, en cas d'accident corporel, et lors d'une infraction aux règles de la circulation mettant en jeu la sécurité. La loi n° 99-505 du 18 juin 1999 portant diverses mesures relatives à la sécurité routière, dite loi Gayssot, a institué un dépistage systématique des stupéfiants sur tout conducteur impliqué dans un accident mortel de la circulation, à des fins épidémiologiques. La loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne a en outre prévu un dépistage facultatif sur les conducteurs impliqués dans un accident corporel. A cette occasion, et comme lors de l'examen de la loi Gayssot, le Sénat avait proposé la création d'une infraction de conduite sous l'influence de stupéfiants . Il s'était vu opposer un refus de la part du gouvernement de l'époque, arguant des difficultés techniques d'une telle mesure et de l'insuffisance des connaissances scientifiques.

La loi n° 2003-87 du 3 février 2003 relative à la conduite sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants, dite « loi Marilou », du nom d'une petite fille tuée par un conducteur sous l'emprise de cannabis, a été adoptée à l'initiative de M. Dell'Agnola. Le fait de conduire après avoir fait usage de stupéfiants (et non d'être sous l'emprise de stupéfiants, comme l'indique l'intitulé de la loi) est désormais incriminé spécifiquement par l'article L. 235-1 du code de la route et passible de deux ans d'emprisonnement et 45.000 euros d'amende. Une aggravation des sanctions est prévue lorsqu'elle a causé un homicide ou des blessures involontaires. Est également incriminé, à l'initiative de la commission des Lois du Sénat, le fait de conduire sous la double influence de l'alcool et des stupéfiants.

De plus, les procédures de contrôle, qui avaient jusqu'alors une fonction épidémiologique, sont nettement élargies et ont désormais une finalité répressive évidente. Le texte autorise désormais les officiers ou agents de police judiciaire à réaliser des contrôles dès lors « qu'il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'il a été fait usage de stupéfiants », ce qui ouvre la voie à des contrôles inopinés . Les modalités du contrôle seront prévues par décret. Le refus de s'y soumettre est passible des mêmes peines que celles encourues pour conduite après usage de stupéfiants.

Par ailleurs, le projet de loi renforçant la lutte contre la violence routière actuellement en cours d'examen par le Parlement prévoit la possibilité pour les officiers de police judiciaire de retenir à titre conservatoire le permis de conduire en cas d'examens et d'analyses établissant que le conducteur a fait usage de stupéfiants, ou en présence d'une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner un usage de stupéfiants, ou en cas de refus de se soumettre aux épreuves de dépistage. Le préfet pourra ensuite prononcer la suspension du permis de conduire pour une durée maximale de six mois, en cas d'examens établissant l'usage ou de refus de se soumettre aux analyses.

La commission d'enquête se félicite de ce volontarisme, tout en regrettant que cette indispensable prise de conscience ait été aussi longue, du fait notamment de la banalisation du cannabis.

4. Les dangers de la drogue en milieu professionnel

a) La drogue au travail : une réalité

• La consommation de stupéfiants et de produits de substitution

Les toxicomanes ne sont pas tous des marginaux, ce qui explique que la drogue soit une réalité du monde du travail. En effet, il apparaît que 60 % des drogués occupent un emploi à temps plein, soit 30 % d'employés, 20 % d'ouvriers et 10 % de cadres.

La consommation de drogues au travail, longtemps occultée, est aujourd'hui avérée, de même que les dangers qu'elle entraîne dans le milieu professionnel. Les principaux produits utilisés sont le cannabis, les opiacés (héroïne notamment, et morphine), la codéïne, la cocaïne, le crack, les amphétamines, l'ecstasy, les hallucinogènes (LSD notamment) et divers solvants. Tous ont des conséquences extrêmement néfastes sur la qualité du travail, notamment sur les postes dits « à risque » qui nécessitent une vigilance accrue pour assurer sa sécurité et celle des autres, la motivation et les relations professionnelles.

Or, il semble que la consommation de produits illicites, notamment du cannabis, sur les lieux de travail soit un phénomène en pleine expansion. Le docteur Patrick Mura, président de la société française de toxicologie analytique, a ainsi indiqué à la commission les résultats obtenus dans le cadre des dépistages à l'embauche pour les postes à risque à la centrale nucléaire de Civaux : « De 1995 à 1999, nous avons eu deux cas positifs, soit 1,8 %. De 2000 à 2001, nous avons eu 12,8 % de cas positifs à l'embauche. Autrement dit, 12,8 % des candidats à l'embauche pour un poste de sécurité dans une centrale nucléaire étaient positifs au cannabis » . On rappellera de la même façon que la question de la consommation de cannabis se pose lors de certains concours, à l'instar de ceux de l'Armée de l'Air.

Dans certains milieux, comme dans les médias ou le showbiz, il semble que l'usage « festif » de la cocaïne soit relativement répandu. Un expert en pharmacologie et en toxicologie a ainsi indiqué à la commission avoir effectué à la demande d'un juge d'instruction un contrôle capillaire sur un jeune machiniste travaillant sur un plateau de télévision. Les résultats ont montré qu'il était consommateur régulier de cocaïne et occasionnel de cannabis. A cet égard, le jeune homme aurait indiqué qu'il était courant de consommer dans son milieu et que ceux qui en avaient plus difficilement les moyens organisaient généralement un trafic sur les lieux de travail.

En outre, si les traitements de substitution ont notamment pour objectif de permettre une démarche de socialisation, en particulier au travers de l'exercice d'une activité professionnelle, il doit être tenu compte des conséquences de la prise quotidienne de méthadone ou de Subutex sur le comportement, d'autant plus que ces consommations sont souvent associées à d'autres produits.

• Les « dopés du quotidien »

Aux limites de la toxicomanie, les consommations de médicaments psychotropes (barbituriques, psychostimulants, anxiolytiques), parfois associés à des produits illicites, se développent dans les entreprises, notamment chez des cadres soumis à des impératifs de performance, qui recourent à tous les moyens disponibles pour augmenter leur productivité ou, au contraire, mieux décompresser.

Le docteur Michel Hautefeuille, responsable du Centre Marmottan, a ainsi fait état de l'évolution croissante de ce phénomène, lors de son audition par la commission : « Ce sont ceux que j'appelle les « dopés du quotidien », des personnes qui ont recours à des produits licites ou illicites pour faire face à leur activité professionnelle. Le Centre Marmottan n'est pas loin de la Défense, qui est un grand quartier d'affaires, et nous avons beaucoup de cadres ou de personnes qui ont des responsabilités à différents niveaux de la hiérarchie, dans le monde des affaires, qui viennent nous voir parce qu'ils utilisent des produits pour améliorer leurs performances, pour faire face au stress quotidien ou pour répondre aux demandes qui leur sont faites dans le cadre de leur milieu professionnel. (...) Il est vrai que ce type de demandes augmente depuis environ quatre ans de façon significative dans un centre comme Marmottan » .

On notera que certains cadres se considèrent eux-mêmes comme des toxicomanes, ainsi que l'a indiqué le docteur Michel Hautefeuille : « La venue en consultation de ce profil assez particulier renvoie à deux cas de figure. Dans le premier : la personne a connu un dérapage très important dont l'entreprise a été témoin, la personne venant consulter parce qu'elle a peur de perdre son travail. Le deuxième cas de figure est celui des jeunes qui s'aperçoivent d'eux-mêmes qu'ils sont en train de déraper, qui ont pu avoir une utilisation spécifique de produits pendant la semaine et ne rien utiliser le week-end ni pendant les vacances et qui se mettent à déraper : ils s'aperçoivent que, même pendant le week-end et les vacances, ils doivent continuer leur consommation et donc que le prétexte ou la réalité du travail ne suffit plus, à leurs yeux, à expliquer cette dépendance ».

b) Des conséquences parfois dramatiques

Comme il a été vu, la consommation de produits stupéfiants, quels qu'ils soient, entraîne des modifications de l'état psychique et du fonctionnement cérébral de l'usager, entraînant des conséquences sur sa perception des choses et sur sa capacité de concentration . L'utilisation de ces produits n'est pas sans incidence dans le monde du travail.

La commission rappellera que les conséquences de la consommation de drogues ont été prises en compte pour la première fois dans l'aviation civile américaine en 1982, pour tout avion atterrissant sur le sol des Etats-Unis. Cette réglementation, fondée sur des contrôles inopinés, a été reprise en France où les compagnies aériennes ont mis en place un dispositif qui a permis de détecter quelques cas positifs.

L'usage de drogues pendant ou avant le temps de travail, en atténuant la qualité de la vigilance, a ainsi des conséquences au regard de la sécurité au travail, pour soi-même comme pour autrui, notamment dans les postes dits à risque. Les accidents du travail mortels en rapport avec l'abus de drogue ou d'alcool (malheureusement, la distinction n'est pas faite entre les différents produits, ce qui rend la collecte de données concernant exclusivement la drogue extrêmement difficile) représentent jusqu'à 30 % du total de ces accidents.

Un expert en pharmacologie et en toxicologie a ainsi signalé à la commission plusieurs cas d'accidents mortels du travail dus à la consommation de drogues : un conducteur d'un gros engin de chantier, sous emprise de cannabis d'après ses analyses sanguines, a écrasé l'un de ses collègues contre un mur ; sous emprise du cannabis également, un ouvrier est tombé du septième étage d'un chantier, un autre d'un échafaudage.

Si le code du travail ne donne pas de définition précise des postes à risque, les postes de conduite d'engins, les postes de mise au point, de réparation, de maintenance de matériel ou les postes de production dont le mauvais fonctionnement est susceptible de mettre en cause la sécurité des autres salariés, mais aussi la sécurité générale interne ou externe à l'entreprise ou la sécurité des personnes et biens transportés, entrent dans cette catégorie. Dans un certain nombre de cas, cette détermination est assez facile. Dans d'autres cas, elle sera plus délicate à effectuer et demandera une analyse des conditions de travail spécifiques au poste de travail occupé dans l'entreprise considérée. La définition du poste à risque apparaît donc large, ainsi que l'a souligné le docteur Raymond Trarieux, médecin du travail et président de l'Association pour l'étude des conduites addictives et des conséquences sur l'aptitude médico-professionnelle, devant la commission : « les postes de sécurité n'ont pas forcément une sécurité immédiate, mais on doit être sûr de la valeur des personnes. Par exemple, sur un tarmac, beaucoup de personnes viennent autour d'un avion et peuvent introduire certaines choses dedans sans avoir forcément un poste de sécurité. Je penserai simplement (...) aux personnes qui apportent de la nourriture, qui nettoient l'avion et autres ».

Le problème posé par la drogue en milieu professionnel n'est pas circonscrit à la consommation du produit et à ses conséquences sur l'aptitude au travail mais doit également être élargi à la question du trafic dans le cadre de certains postes. Par ailleurs, outre les accidents du travail strictement dus à la drogue, la consommation de produits illicites est à l'origine, chaque année, de plusieurs accidents de trajet entre le domicile et le lieu de travail de l'usager. On rappellera à cet égard que les accidents de trajet représentent 61,2 % des accidents mortels du travail enregistrés par la CNAMTS.

Enfin, compte tenu des effets des drogues sur le comportement des consommateurs, la dimension relationnelle de l'usage de stupéfiants en milieu professionnel ne doit pas être négligée : en créant des réactions d'euphorie ou au contraire d'atonie, le produit stupéfiant peut compromettre la qualité des relations professionnelles. En effet, en fonction de la durée, de la fréquence et de la nature de la consommation de drogue, les réactions du consommateur sous emprise sont susceptibles de faire apparaître des irrégularités dans la qualité de son travail, des absences et retards fréquents et injustifiés (l'absentéisme des toxicomanes est deux à trois fois supérieur à celui des autres travailleurs), des refus de respecter les règles de discipline ou de fonctionnement du service, voire des actes de violence ou d'insubordination caractérisés. Ce type de comportement peut aller jusqu'à compromettre le maintien du salarié concerné dans l'entreprise.

Les conséquences de l'usage de drogues en termes de sécurité, de capacités de travail et de qualité des relations sociales en milieu professionnel sont ainsi avérées. Or, la consommation de drogue au travail, notamment de cannabis et chez les jeunes actifs, est une réalité. S'il ne s'agit pas d'évincer systématiquement du monde du travail les utilisateurs de ces produits, il convient d'éviter que les consommateurs n'occupent des postes de travail où leur capacité d'agir ou de réagir puisse mettre en cause leur propre sécurité, la sécurité d'autres personnes ou la sécurité générale.

La commission considère, comme il sera vu plus loin, que les conséquences de l'usage de drogue au travail doivent ainsi être prises en compte dans le monde du travail, comme elles le sont désormais dans la conduite automobile.

* 48 Yves Pélicier et Guy Thuillier, La drogue, Que sais-je, 1992.

* 49 INSERM 2001, Expertise collective, Cannabis, quels effets sur le comportement et la santé ?

* 50 Thèse pour le doctorat en médecine, présentée et soutenue publiquement le 5 septembre 2002 par Jacques Chamayou, sur « Les dangers du haschisch : les dernières découvertes scientifiques sur le cannabis ».

* 51 Loi n° 2002-1094 du 29 août d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure.

* 52 Drogues illicites et délinquance : regard sur les travaux nord-américains. Tendances, novembre 2001 OFDT.

* 53 David Cantor : Drug involvement and Offending of incarcerated Youth. Boston. American Society of Criminology, novembre 1995 Les recherches portent sur l'analyse de l'usage de drogues illicites chez les contrevenants (et plus spécifiquement des personnes judiciarisées), des délits commis par les consommateurs (et plus spécifiquement les toxicomanes). Ceci engendre des biais, puisque les contrevenants consommateurs encourent plus de risques d'être arrêtés et condamnés étant donné leur intoxication. De plus, les toxicomanes ont une relation particulière aux drogues non généralisable à l'ensemble des usagers. Enfin, des enquêtes en population générale portent sur les deux comportements avant d'opérer des croisements statistiques.

* 54 Flowers, 1999

* 55 Menée par Arsenault et portant sur une cohorte de 961 adultes nés en 1973 à Dunedin, Nouvelle-Zélande.

* 56 Marie-Danielle Barré, chercheur au centre de recherche sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), Toxicomanie et délinquance, du bon usage de l'usager de produits illicites, avec la collaboration de B. Froment et B. Aubusson de Cavarlay, 1994.

* 57 Cette étude basée sur l'observation de la population ayant maille à partir avec les services répressifs avait donc un biais puisqu'elle ne pouvait être représentative de l'ensemble de la population des usagers.

* 58 La délinquance des jeunes - Les 13-19 ans racontent leurs délits, Seuil, 2001.

* 59 Hall, Bell et Careless, 1993.

* 60 Deschenes, Anglin et Speckart, 1991.

* 61 Brochu et coll., 1999.

* 62 Les études de Roth (1994) et de Parker et Auerhahn (1998) indiquent que l'alcool est bien la seule substance psychoactive pour laquelle la relation entre violence et consommation est scientifiquement avérée.

* 63 Martin Killias, « consommation de drogue et criminalité parmi les jeunes dans une perspective internationale », Strasbourg Groupe Pompidou, séminaire sur les « délinquants usagers de drogues et le système pénal », octobre 1998.

* 64 Robert Ballion, Les conduites déviantes des lycéens : enquête sur la délinquance auto-déclarée des collégiens et des lycéens réalisée en 1999 à Grenoble et Saint-Etienne, réalisée par le CADIS centre d'analyse et d'intervention sociologiques, EHESS (école des hautes études en sciences sociales), CNRS avril 1999.

* 65 Siegel Larry J., Joseph J. Senna. Juvenile delinquency, Wadsworth, 2000.

* 66 Patrick Mura, Accidentologie et drogues illicites, Bulletin de l'Académie nationale de médecine, 2002, 186, 19 février 2002

* 67 Leirer, 1989, Aviation, Space and Environmental Medicine.

* 68 Par les laboratoires du NIDA au centre Baltimore en 1996.

* 69 Berghaus.

* 70 Robbes, 1993, puis 1999, National highway traffic safety administration.

* 71 Sexton, The influence of cannabis on driving - Departement of the Environnement, transport and the Regions, UK, 2000.

* 72 Cannabis : quels effets sur le comportement et la santé, Expertise collective, INSERM, 2001.

* 73 L'étude réalisée en octobre 2001 par la division des études de la législation comparée du Sénat indique ainsi que si la loi belge est la seule à avoir fixé des seuils, toutes les législations prévoient des analyses biologiques, les contrôles pouvant être inopinés en Allemagne, en Belgique et en Espagne. Dans les pays où le permis de conduire n'est délivré que pour quelques années (Espagne, Italie et Pays-Bas), la toxicomanie constitue l'un des motifs empêchant le renouvellement du permis de conduire. En Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas, la police peut, lorsqu'elle a des doutes sur l'aptitude d'un conducteur, déclencher une procédure de contrôle qui peut entraîner un retrait, provisoire ou définitif, du permis de conduire. De même, une directive communautaire du 29 juillet 1991 définissant les conditions minimales de délivrance du permis de conduire précise que « le permis de conduire ne doit être ni délivré ni renouvelé à tout candidat ou conducteur en état de dépendance vis-à-vis de substances à action psychotrope ou qui, sans être dépendant, en abuse régulièrement ».

* 74 Rédigé par un groupe de travail émanant du comité de sécurité routière présidé par M. Georges Lagier.

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