C. ABORDER LE PROBLÈME DE L'USAGE DES DROGUES EN MILIEU PROFESSIONNEL

1. La législation actuelle en matière de drogue en milieu professionnel

Compte tenu de la réalité de la drogue au travail qui a été évoquée précédemment, les entreprises ne peuvent se désintéresser du problème de la toxicomanie. Les conséquences de la consommation de drogues dans les domaines de la sécurité, de la santé et de la sûreté commandent de mettre en place une politique de lutte contre l'usage de drogues, notamment par la mise en place d'un dispositif de dépistage des toxicomanies au sein des entreprises.

On rappellera cependant que la toxicomanie du salarié peut d'ores et déjà être appréhendée dans le cadre juridique existant, qui est sans doute insuffisant.

a) Les dispositions du code du travail en vigueur

Le code du travail réglemente les rapports sociaux entre les employeurs et les salariés, les conditions d'hygiène et de sécurité au travail dans les entreprises ainsi que l'organisation de la médecine du travail. Il offre trois possibilités pour appréhender la toxicomanie au travail : le pouvoir disciplinaire de l'employeur, l'état de santé du salarié toxicomane et la responsabilité générale qui pèse sur l'employeur en matière d'application des règles d'hygiène et de sécurité.

(1) Toxicomanie du salarié et droit disciplinaire

On rappellera que le chef d'entreprise dispose du pouvoir de fixer les règles nécessaires à la vie de la collectivité de travail et de sanctionner le non respect de ces règles. Dans le cadre de son pouvoir disciplinaire, l'employeur peut donc être conduit à tirer les conséquences du comportement d'un salarié.

• Comportement du toxicomane au sein de l'entreprise

Comme il a été vu, les effets physiologiques et psychiques associés à la consommation de stupéfiants entraînent des changements de comportement qui peuvent s'avérer problématiques, voire dangereux en milieu professionnel. Dans ce cas, l'employeur peut, selon l'importance et la répétition des faits répréhensibles, prendre à l'égard de la personne considérée soit une sanction au sens de l'article L. 122-40 (avertissement, mise à pied disciplinaire, modification du contrat de travail à titre disciplinaire, rétrogradation, mutation, refus d'une augmentation de salaire ou d'un avancement), soit une mesure de licenciement.

Le fait générateur de la sanction ou du licenciement n'est donc pas lié à l'état de toxicomanie du salarié, mais à certaines manifestations de comportement qui peuvent en résulter. En pratique, le chef d'entreprise pourra d'ailleurs ignorer l'état réel du salarié en cause. Toutefois, la toxicomanie d'un salarié, à supposer qu'elle soit connue et démontrée, peut dans bon nombre d'hypothèses constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, tout en tenant compte des fonctions exercées et du poste occupé par l'intéressé.

• Introduction de la drogue en entreprise par un salarié

L'introduction de la drogue sur les lieux de travail pose divers problèmes juridiques. Plusieurs cas peuvent se présenter : la drogue est introduite pour un usage personnel et consommée dans les locaux de l'entreprise ou son introduction a pour but la revente à d'autres membres du personnel.

L'introduction et la consommation de drogues dans les locaux de l'entreprise et, a fortiori , le trafic de drogues peuvent incontestablement justifier une rupture immédiate du contrat pour faute grave ou même lourde dans certains cas, dès lors naturellement que les faits sont établis.

• Délinquance du salarié toxicomane

Le comportement délictueux du salarié et ses conséquences peuvent également n'avoir aucune incidence sur le lien contractuel avec l'entreprise. C'est par exemple le cas quand un salarié est inculpé, mais laissé en liberté provisoire, pour consommation ou trafic de drogue, ou quand un salarié est incarcéré pour les mêmes raisons.

Le comportement du salarié hors de l'entreprise ne peut, en principe, justifier de mesures disciplinaires de la part de l'employeur puisqu'il se rapporte à sa vie privée. Il en va autrement, selon la jurisprudence, lorsque le comportement, par les échos qu'il a suscités, est de nature à causer un préjudice sérieux et durable à l'entreprise, ou lorsque les agissements peuvent faire courir un risque à l'entreprise ou au personnel. La position hiérarchique du salarié considéré (cadre), comme la nature de l'activité de l'entreprise et du poste (à risque), sont également à prendre en considération pour l'appréciation de la situation.

Selon une jurisprudence constante, l'incarcération du salarié n'implique pas la rupture automatique de son contrat de travail, mais le salarié ne pouvant, et pour cause, assurer les obligations de son contrat, c'est sur ce fondement juridique que la chambre sociale de la Cour de cassation tend à considérer une détention de longue durée comme cas de force majeure autorisant l'employeur à prendre acte de la rupture du contrat, et même à admettre comme non imputable à l'employeur la rupture du contrat d'un salarié dont la durée de détention reste imprévisible. Au regard de ces principes jurisprudentiels, il apparaît que les situations d'inculpation avec ou sans détention, et a fortiori les condamnations pour usage et trafic de drogues, peuvent légitimer dans bon nombre de cas les mesures prises par l'entreprise, même si les faits se sont produits en dehors du temps et des lieux de travail.

(2) Les autres effets de la toxicomanie sur le contrat de travail

• L'injonction thérapeutique

En cas d'injonction du procureur de la République au salarié de subir une cure de désintoxication dans un établissement sanitaire ou de faire l'objet d'une surveillance médicale particulière, le contrat de travail est normalement suspendu, sous réserve des conséquences possibles d'une absence prolongée ou de la nécessité impérieuse pour l'entreprise de pourvoir au remplacement immédiat de l'intéressé. La situation apparaît donc identique à une absence du salarié pour maladie ou pour hospitalisation ordinaire.

• L'inaptitude physique

La toxicomanie du salarié peut conduire le médecin du travail à émettre un avis d'inaptitude, comme il peut le faire à l'embauche, à occuper son emploi. Cet avis s'impose dans tous les cas à l'employeur. Ce dernier n'ayant pas à connaître les raisons de l'inaptitude, il ignorera le plus souvent l'état physique ou psychique du salarié qui a justifié la décision du médecin du travail, état couvert par le secret médical.

L'inaptitude peut être partielle ou temporaire lorsque le salarié ne peut plus, du fait de son état physique ou psychique, assurer normalement son poste de travail. Le médecin du travail peut, selon l'article L. 241-10-1 du code du travail, proposer des mesures de reclassement (mutation, transformation du poste) justifiées par l'état de santé de l'intéressé. Cette inaptitude est totale si le salarié n'est plus en mesure d'assurer un emploi dans l'entreprise. Dans tous les cas, la situation obéit aux mêmes règles que l'inaptitude résultant d'une cause étrangère à la consommation de drogues et peut être traitée conformément au droit commun.

(3) Toxicomanie du salarié et règles d'hygiène et de sécurité

Le problème de la toxicomanie se pose enfin, et même prioritairement, sous l'angle des prescriptions relatives à l'hygiène et à la sécurité.

On rappellera que l'employeur est responsable au plan tant civil que pénal, notamment : vis-à-vis des tiers, pour les dommages causés par ses salariés dans l'exercice ou à l'occasion de leurs fonctions ; pour les infractions à la réglementation de l'hygiène et de la sécurité ; pour son défaut de surveillance dans l'application des règles édictées en la matière.

Le droit du travail reconnaît cependant au chef d'entreprise un pouvoir réglementaire, corollaire de sa responsabilité, propre à assurer le respect des règles et prescriptions. En matière d'hygiène et de sécurité, ce pouvoir s'exprime essentiellement par l'intermédiaire du règlement intérieur, élaboré unilatéralement par l'employeur. Il est également aidé dans sa tâche par l'expertise du médecin du travail.

b) Le rôle central du médecin du travail
(1) Le garant de la situation sanitaire de l'entreprise

Les médecins du travail sont, au regard de la législation du travail, des salariés, soit de l'entreprise, soit du service médical interentreprises. Ils bénéficient, dans l'exercice de leur activité médicale, de l'indépendance professionnelle nécessaire vis-à-vis de l'entreprise ou de l'organisme qui les emploie ; le code de déontologie médicale est à cet égard très explicite.

Le médecin du travail est conseiller de l'entreprise, de la direction, des salariés et des représentants du personnel, notamment en ce qui concerne l'hygiène de l'établissement et la protection des salariés contre les risques d'accidents du travail ou l'utilisation des produits dangereux. A ce titre, il est associé à toutes les actions de prévention des risques dont il est bien souvent l'animateur et participe aux réunions du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il peut également être conduit à effectuer, en liaison avec le médecin inspecteur régional du travail et de la main d'oeuvre, des recherches, études et enquête sur toute question d'hygiène et de sécurité.

(2) Un contrôle indispensable à l'embauche

L'emploi d'un salarié sans aptitude médicale délivrée par le médecin du travail engage la responsabilité de l'employeur. Cette aptitude est déterminée lors de la visite médicale préalable à l'embauche, effectuée par le médecin du travail. En tenant compte des conditions de travail du poste considéré, la détermination de l'aptitude médico-professionnelle est une des fonctions essentielles du médecin du travail.

L'article R. 241-48 du code du travail précise que tout salarié fait l'objet d'un examen médical avant l'embauche ou, au plus tard, avant l'expiration de la période d'essai qui suit l'embauche. Cet examen médical a pour but :

- « de rechercher si le salarié n'est pas atteint d'une affection dangereuse pour les autres travailleurs ;

- de s'assurer qu'il est médicalement apte au poste de travail auquel le chef d'établissement envisage de l'affecter ;

- de proposer éventuellement les adaptations du poste ou l'affectation à d'autres postes ».


Le médecin du travail constitue ainsi au moment de la visite d'embauche un dossier médical qu'il complète après chaque examen médical ultérieur et établit à l'issue de chacun des examens une fiche d'aptitude en double exemplaire, l'un étant remis au salarié et l'autre transmis à l'employeur. L'intéressé est informé des recherches pratiquées et de leurs conséquences. En cas de refus d'examen, l'aptitude ne pourra être déterminée. Le médecin du travail rédigera au vu des résultats la fiche d'aptitude avec ou sans restriction d'aptitude vis-à-vis de la sécurité ou de la sûreté, sans faire apparaître le moindre renseignement pouvant faire soupçonner la raison motivant son avis.

L'avis d'aptitude ou d'inaptitude intègre divers éléments tels que le bilan médical physique et (ou) psychique du salarié et les conditions de travail spécifiques à l'entreprise.

(3) Un suivi continu, notamment pour les postes à risque

Le chef d'entreprise doit faire bénéficier chacun de ses salariés de visites médicales au cours desquelles l'aptitude médico-professionnelle est déterminée en fonction des conditions de travail du poste auquel est affecté ou souhaite être affecté l'intéressé :

- l'article R. 241-49 du code du travail précise que « tout salarié doit bénéficier dans les douze mois qui suivent l'examen effectué en application de l'article R. 241-48, d'un examen médical en vue de s'assurer du maintien de son aptitude au poste de travail occupé. Cet examen doit être renouvelé au moins une fois par an. Tout salarié peut bénéficier d'un examen médical sur sa demande » ;

- l'article R. 241-51 du code du travail indique qu'un examen médical doit avoir lieu après une absence pour maladie professionnelle, après un congé de maternité, après une absence d'au moins huit jours pour cause d'accidents de travail, après une absence d'au moins vingt et un jours pour cause de maladie ou d'accident non professionnel et en cas d'absences répétées pour raisons de santé ;

- l'article R. 241-52 du code du travail précise que le médecin du travail peut prescrire des examens complémentaires nécessaires :

- « à la détermination de l'aptitude médicale aux postes de travail et notamment au dépistage des affections comportant une contre-indication à ce poste de travail ;

- au dépistage des maladies à caractère professionnel ;

- au dépistage des maladies dangereuses pour l'entourage. »


La seule personne au sein de l'entreprise habilitée à pratiquer de tels examens est le médecin du travail. Il est le seul à pouvoir les prescrire, à en connaître les résultats et à en tirer les conséquences. Tous ces examens et leur environnement sont couverts par le secret médical professionnel. Les prélèvements seront faits par le médecin lui-même ou par un personnel infirmier en lequel il a pleine confiance et sous son entière responsabilité selon un protocole déterminé et dans des conditions permettant la réalisation d'une contre-expertise.

Concernant plus spécifiquement le dépistage de la consommation de stupéfiants, une note du ministère du travail de juillet 1990 consacrée au dépistage de la toxicomanie en entreprise admet que « dans certaines entreprises il existe des postes pour lesquels la détermination de l'aptitude des salariés peut comporter un dépistage de la toxicomanie ». Les postes de travail pour lesquels les salariés sont soumis aux recherches de consommation des produits illicites peuvent concerner tous les échelons de la hiérarchie, y compris le médecin du travail.

Lors des examens prévus par le code du travail, si la consommation de substances illicites ou de produits détournés de leurs fonctions thérapeutiques habituelles ou de leur utilisation normale est suspectée, le médecin du travail n'obtiendra souvent lors de son interrogatoire que des réponses dilatoires ou éloignées de la réalité. Dans cette situation, les signes cliniques sont souvent peu évidents ou même inexistants et le médecin du travail ne pourra établir son diagnostic que sur des examens complémentaires de laboratoire. Ces examens complémentaires devront être effectués dans un cadre strict et limitatif. Le respect de l'anonymat est assuré par le médecin du travail qui choisit l'organisme chargé de les pratiquer. En cas de résultat positif, le médecin du travail conseillera une prise en charge thérapeutique par un service spécialisé.

S'agissant de la détection du cannabis chez un salarié, le docteur Raymond Trarieux a indiqué à la commission : « Ce qui nous préoccupe en médecine du travail, (...) c'est le problème de la dose, notamment pour le haschisch. La dose internationale admise actuellement est 50 ng. Or, si nous considérons les personnes soumises à la consommation, ces 50 ng sont un iceberg, c'est-à-dire qu'il y a 10 % au-dessus et 90 % en dessous. Avec un seuil à 50 ng, (...) nous allons détecter relativement peu de monde. »

L'employeur n'a juridiquement aucun moyen d'exiger pour un salarié un examen particulier complémentaire. Toutefois, il verrait sa responsabilité engagée si l'un de ses salariés toxicomanes provoquait, dans l'exercice de ses fonctions, un accident lié à son état. Il serait alors en droit de remettre en cause la responsabilité du médecin du travail si celui-ci avait délivré des avis d'aptitude au poste, par hypothèse dangereux ou à risque. Ce dernier est soumis à des obligations de résultat (l'hygiène et la sécurité dans l'entreprise), mais aussi de moyens : l'employeur étant en droit de penser que la détermination de l'aptitude est faite en fonction des connaissances médicales du moment.

La commission ne peut donc que constater que les mesures prévues par le code du travail sont largement insuffisantes pour permettre d'endiguer ce phénomène. Des actions devraient être engagées au niveau de chaque entreprise afin que la lutte contre la toxicomanie au travail devienne une véritable priorité sanitaire.

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