2. La « candidature anglaise » menace de tout remettre en cause
Le 31 juillet 1961, M. Harold McMillan, Premier ministre britannique, annonce la candidature du Royaume-Uni au Marché commun. Ce dossier de la candidature anglaise va constituer la « grande affaire » de l'Europe des Six jusqu'à la conférence de presse du Général de Gaulle, le 14 janvier 1963, qui interrompt « brutalement » le processus.
On peine à imaginer ce que serait devenue l'agriculture européenne si le Royaume-uni avait intégré la Communauté économique dès 1962 ou 1963.
Dans le cadre d'une économie « de comptoir » entièrement ouverte sur l'extérieur pour son ravitaillement (avec notamment le blé, le beurre, le sucre et la viande importés des pays du « Commonwealth ») et attachée au libre-échange, les producteurs d'Outre-Manche bénéficiaient de revenus constitués en partie d'aides directes versées notamment lorsque les cours mondiaux étaient inférieurs aux prix de revient (mécanisme dit des « deficiency payments »).
Les consommateurs britanniques profitaient de prix bas, mais c'est le contribuable qui assurait des revenus décents au monde agricole.
Ce système, acceptable dans un pays où 5 % seulement des actifs étaient agriculteurs, aurait été ruineux dans l'Europe des Six du début des années soixante, où un actif sur quatre ou cinq vivait encore de l'agriculture.
Pourtant, la plupart des partenaires de la France -et même la Commission- étaient prêts à « lâcher du lest » sur le dossier agricole afin de rapprocher les deux systèmes.
L'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, jugée politiquement souhaitable par une majorité de membres, était à ce prix.
Seule la France -il faut le reconnaître- a su se montrer inflexible en évitant une probable dissolution de l'agriculture communautaire dans un grand marché mondial .
Sans vouloir faire de mauvais esprit, on ne manquera pas de relever d'étonnantes similitudes entre ce que nous avons si fermement rejeté il y a quarante ans et les orientations générales qui nous sont présentées aujourd'hui comme dictées par la « modernité » et les inévitables évolutions du monde !
3. La consolidation ... malgré les crises
Une fois l'hypothèque anglaise levée, les institutions et mécanismes de la politique agricole commune se mettent progressivement en place , non sans heurts.
Ce sont des discussions très tendues qui aboutirent à l'accord du 23 décembre 1963 sur les règlements agricoles relatifs à la moitié de la production des Six (produits laitiers, viande bovine, riz...) et sur les fonds agricoles.
Le 1 er juillet 1964 voit la mise en place effective du Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA). Il devra financer les restitutions à l'exportation à compter de 1967.
Le 15 décembre de la même année, les Six adoptent -on l'a dit- un prix unique des céréales (pour une mise en oeuvre au 1 er juillet 1967).
Ce ne fut pas sans mal. Une véritable querelle céréalière opposa la France et l'Allemagne durant neuf mois de négociations. Les intérêts des deux pays étaient divergents, l'Allemagne souhaitant fixer les prix garantis à un niveau nettement supérieur à celui qui convenait à la France , grande puissance céréalière. Cette contradiction -récurrente- réapparaîtra dans les années 90.
C'est également le 15 décembre 1964 que fut prise la décision de fixer les prix « européens » (prix de seuil et prix d'intervention) en « unités de comptes » liées à la parité du dollar.
Mais en 1965, le problème du financement du budget européen va provoquer une nouvelle crise majeure.
Plus que sur les principes du mode d'alimentation du budget (il est acquis, depuis 1962, que les ressources communautaires reposeront sur les prélèvements douaniers et des contributions nationales), le différend porte sur les procédures de décision (majorité ou unanimité) au sein de la Commission européenne. La crise durera sept mois (juin 1965 - janvier 1966) au cours desquels la France « déserte » les instances communautaires. Le fameux « compromis de Luxembourg », adopté le 29 janvier 1966, nous donne globalement satisfaction en introduisant la notion d' « intérêts nationaux très importants » justifiant un accord unanime.
Par ailleurs, un plan de financement de la politique agricole commune est adopté : le budget sera alimenté à hauteur de 45 % environ par les prélèvements douaniers et, pour l'essentiel du solde, par des contributions des Etats selon une clé de répartition actualisée.
Le lendemain de la clôture du cycle de négociations commerciales multilatérales, dit « Kennedy Round » (30 juin 1967), par un accord qui voit la Communauté abandonner notamment toute protection douanière pour les produits de substitution des céréales, est mis en route (1 er juillet) le marché unique pour les céréales, le porc, les oeufs et les volailles ainsi que les oléagineux .
Le mois de juillet 1968 est historique pour le Marché commun.
Au 1 er juillet, c'est tout à la fois l'entrée en vigueur de l'Union douanière entre les Six et celle du marché unique du sucre .
Le 29 juillet voit aussi la mise en oeuvre du marché unique pour la viande bovine et les produits laitiers .
Tout semble sur les rails en 1969, mais c'est sans compter les désordres monétaires (dévaluation du franc le 11 août, réévaluation du mark allemand le 24 octobre) qui contraignent la Commission à faire preuve d'un surcroît d'imagination. Afin de « protéger » le marché commun agricole, la France maintient son ancien taux de conversion (le « franc vert ») pour les échanges avec ses partenaires tandis que se mettent en place les premiers montants compensatoires monétaires . Le système sera généralisé en 1971. Ses mécanismes -complexes- tentent d'isoler l'Europe agricole de la tourmente monétaire avivée par la décision américaine de suspendre la convertibilité en or du dollar ( 15 août 1971 ).
Les montants compensatoires monétaires dureront une vingtaine d'années puisque leur suppression définitive date du 1 er janvier 1993 (des mesures transitoires étant d'ailleurs prévues jusqu'à la mise en place de l'euro au 1 er janvier 1999).
Pourtant, les années 70 seront, pour la politique agricole commune, une décennie plutôt tranquille. Nul ne songe à mettre en cause, en tout cas, les principes sur lesquels elle est fondée ni ses mécanismes essentiels.
Les revenus agricoles enregistrent une progression substantielle tandis que les campagnes se modernisent à un rythme accéléré et que la productivité s'accroît. En France, la part de la population active agricole dans la population active totale passe ainsi de 13 % en 1970 (2,8 millions d'actifs) à 8 % en 1980 (1,9 million d'actifs).
Vingt ans plus tard, en 2000, cette part ne représentera plus que 3 % (900.000 actifs) !