CHAPITRE V
PERCEPTION ET GESTION DES RISQUES
I. UNE SITUATION PARADOXALE
Les
études scientifiques montrent clairement que s'il existe un risque
lié à la téléphonie mobile, celui-ci est faible et
a trait aux téléphones portables et non aux antennes relais.
Aucune étude scientifique n'a en effet pu mettre en évidence des
effets biologiques qui impliqueraient un risque sanitaire pour les populations
vivant à proximité des stations de base de
téléphonie mobile, compte tenu de leur faible niveau
d'émission d'ondes électromagnétiques (en moyenne de
l'ordre du dixième des valeurs de la recommandation européenne).
Il convient de rappeler que la Tour Eiffel, avec ses émetteurs de
télévision, représente une puissance analogue à
celle de toutes les stations de base françaises réunies.
Toutefois, les craintes exprimées, souvent avec force, par les
populations concernent quasi exclusivement les stations de base (à la
différence des Etats-Unis où les procès concernent les
portables. Les auteurs de ce rapport ont eu l'occasion de mesurer l'ampleur de
ces craintes lors du colloque qu'ils ont organisé au Sénat le 18
avril 2002 (cf. annexe n° 2).
Les inquiétudes de la population s'expriment de diverses
façons :
• manifestations de parents d'élèves,
• constitutions d'associations telles que PRIARTEM (pour une
réglementation des implantations d'antennes relais de
téléphonie mobile) dont les demandes sont les suivantes :
« Dans un premier temps et pour permettre une réaction
rapide en cas de problème, il faut répertorier
précisément l'emplacement de ces antennes relais. Les organismes
HLM sont d'ores et déjà en train de cartographier ces
émetteurs. Les opérateurs de téléphonie mobile
devront impérativement rendre publiques les informations utiles au
complément de cette carte.
Les conséquences sanitaires de ces rayonnements n'ayant pas encore fait
l'objet d'études in situ de grande ampleur pendant des laps de temps
significatifs, le secrétariat d'Etat à la Santé a toute
légitimité pour initier une étude indépendante. Si
de telles études devaient déboucher sur des résultats
préoccupants, l'utilisation de ces antennes relais devrait être
gelée immédiatement.
En tout état de cause, il est important, en vertu du principe de
précaution, d'éviter les implantations d'antennes relais à
proximité d'habitations et a fortiori de zones sensibles comme les
écoles, hôpitaux, crèches, maisons de retraite. Les
antennes existantes devront être éloignées à une
distance respectable garantissant une sécurité optimum. Par
ailleurs, les opérateurs doivent convenir d'un arrangement pour
l'installation d'une seule antenne au service de tous, afin d'en mutualiser
l'utilisation.
Enfin, pour mettre un terme à l'absence totale de réglementation,
il est indispensable qu'un opérateur de téléphonie mobile
soit en mesure de présenter un permis de construire pour toute nouvelle
implantation, tenant compte de la fréquence des ondes
électromagnétiques, de la puissance émise et du respect
d'une certaine harmonie visuelle et architecturale. De plus, en soumettant
toute nouvelle implantation au respect de la législation sur les
installations classées pour la protection de l'environnement, il
deviendrait obligatoire de mener une étude d'impact et une enquête
publique, seules à même de garantir une information transparente
du public ».
• réunions locales et demandes d'enlèvement d'antennes ou
d'interdiction d'installations adressées aux maires.
On se trouve en présence de plusieurs paradoxes :
• Alors que depuis des dizaines d'années plus de 60.000 antennes
FM, AM, TV ont été installées sans problème, les
30.000 stations de base érigées en quelques années ont
provoqué un rejet du public.
• La plupart des personnes qui s'opposent aux antennes relais utilisent et
laissent leurs enfants utiliser des téléphones portables,
n'admettant pas que si un risque existe, il se situe au niveau des portables,
qui provoquent une exposition plus élevée.
• Réclamer l'éloignement ou la suppression des stations de
base ne peut qu'augmenter l'exposition aux rayonnements
électromagnétiques, tant en provenance des
téléphones portables (l'éloignement des relais conduit
automatiquement à l'augmentation de la puissance d'émission du
portable) qu'en provenance des antennes voisines de celle qui a
été supprimée. On peut rappeler à cet égard
ce qui est advenu à Marseille : une école marseillaise, qui
avait obtenu le démontage d'une antenne relais installée sur le
toit de son bâtiment, a constaté que le niveau de rayonnement
mesuré dans la cour s'était accru à la suite de cette
opération. En effet, les réseaux de téléphonie
mobile ajustent la puissance émise par les antennes relais, de
manière à assurer une bonne couverture du territoire. En
supprimant l'émetteur situé sur l'école, on avait
provoqué l'augmentation du rayonnement des antennes voisines. Or, les
particuliers et les associations continuent à demander
l'éloignement ou la suppression des stations de base.
Plusieurs pistes doivent être explorées pour comprendre ces
paradoxes.
L'aspect sanitaire mis en avant ne doit pas laisser dans l'ombre des
réalités historiques, des réalités
économiques, sociales et sociologiques qui sous-tendent l'opposition aux
antennes.
Historiquement
, il faut noter que les multiples antennes
d'émission de radio et de télévision, ainsi que les
« forêts » d'antennes de réception de
télévision, ont été installées très
progressivement et que les modifications environnementales ont
été d'autant plus facilement acceptées. A l'inverse, les
30.000 stations de base du réseau de téléphonie mobile ont
été installées très rapidement pour répondre
aux besoins suscités par le développement spectaculaire de cette
technologie. De plus, les méthodes d'installation des opérateurs,
souvent anarchiques et sans préoccupation esthétique, ont
choqué les citoyens qui se sentaient mis devant le fait accompli, et mal
informés.
Du point de vue
économique
, la pose d'une antenne n'est pas sans
conséquence, particulièrement dans deux domaines : elle peut
entraîner une dépréciation du patrimoine immobilier
liée à des critères esthétiques ou à des
craintes sanitaires. En revanche, elle est source de profit ; un
« bon » site, dans la région parisienne peut
être loué 15.000 euros par an.
Mais cet aspect, positif pour le propriétaire, participe au mouvement de
rejet des antennes. En effet, lorsque l'immeuble est occupé par des
locataires, ceux-ci ont tendance à considérer qu'ils supportent
tous les désagréments nés de cet équipement alors
que le propriétaire en tire un réel avantage.
Aborder ce problème permet de parvenir aux
aspects sociologiques
du rejet des antennes. Olivier Borraz, chargé de recherche au CNRS, au
Centre de sociologie des organisations a entrepris avec Danièle Salomon
(Risques et Intelligence) une étude sur la controverse socio-technique
autour des antennes relais et des téléphones portables.
Selon eux, les mobilisations locales contre les antennes interviendraient dans
des contextes déjà fortement dégradés.
« Dans les cas examinés jusqu'à présent, que les
antennes aient été posées sur des écoles ou des
immeubles HLM, les relations entre le bailleur et les locataires dans un cas,
ou entre la direction et les parents d'élèves dans l'autre,
étaient déjà conflictuelles avant la pose des antennes.
Les antennes n'ont fait que cristalliser les oppositions et les tensions
résultant de conflits beaucoup plus anciens. En outre, le fait que le
propriétaire de l'immeuble touche de l'argent en contrepartie de la pose
de l'antenne alimente la suspicion. Le manque de concertation est encore plus
mal vécu. »
(50(
*
))
Ils ont eu l'occasion de développer cette argumentation lors du colloque
organisé par l'AFTIM (Association Française des Techniciens et
Ingénieurs de Sécurité et des Médecins du travail)
au Sénat le 11 juin 2002.
« Les différends autour des antennes-relais de
téléphonie mobile constituent un cas parmi d'autres de crise ou
de mobilisation à propos d'une installation technique (une station
de base), d'une activité (un stockage de farines animales, une
unité de traitement de déchets, un centre d'enfouissement
technique) ou d'une pratique (l'épandage en agriculture de boues
d'épuration urbaines). Au-delà de quelques différences
intrinsèques, ces cas présentent des analogies et ont quelque
chose à nous apprendre sur le fonctionnement actuel de nos
sociétés - en particulier dès que la question des risques
sanitaires ou environnementaux est mise en avant.
[...]
Toutes ces mobilisations présentent un certain nombre de traits communs :
- les contestations s'organisent autour de nuisances, olfactives ou visuelles,
de la détérioration d'un site ou de la dégradation d'une
valeur patrimoniale ;
- ces nuisances sont le produit d'une décision qui prend naissance dans
le cadre de relations contractuelles économiques apparemment
exogènes à ceux qui subissent les nuisances, voire quelques fois
entre des acteurs peu ou mal identifiés ;
- l'existence de conflits latents ou avérés entre les
« producteurs de la nuisance » et ceux qui en subissent les
conséquences est un terreau favorable à la mobilisation ;
- les personnes confrontées à la pratique n'ont pas de cadre
d'explication immédiatement disponible permettant de comprendre les
motivations d'une décision (pourquoi ce site est choisi), de se
représenter les dangers (les ondes sont un sujet compliqué, peu
enseigné et controversé) et encore moins de participer à
la décision (à quelles conditions et motivations elle intervient
et avec quelles contreparties) ;
- ces cas ne présentent en général pas de contaminations
ou de pathologies avérées mais seulement supposées ;
il existe des connaissances scientifiques partielles et convergentes
rassurantes (par opposition aux débuts du sida ou de l'ESB) mais qui ne
couvrent pas l'étendue du champ et présentent donc des
incertitudes (par opposition à la listeria) ;
- la caractérisation des incertitudes oppose les parties en
présence et devient un enjeu aigu dans la construction du
problème et de son inscription sur l'agenda public : les
incertitudes sont-elles rassurantes et gérables dans le cadre habituel,
ou leur caractère incomplet ou inquiétant sur les
« effets potentiellement dangereux » pour l'environnement
ou la santé humaine, animale ou végétale fait-il verser le
sujet dans le champ de la précaution, avec toutes les
conséquences conservatoires et dérogatoires que cela
suppose ?
Du côté public, la caractérisation de l'incertitude est
confiée aux experts qui ont la charge d'évaluer le risque en vue
d'une décision. Ainsi, pour les boues d'épuration comme pour les
antennes-relais, un groupe d'expert a été réuni et des
recherches complémentaires lancées.
Pour les individus confrontés à cette incertitude, le manque de
données nourrit des doutes et le manque de réponse satisfaisante
aux interrogations peut aboutir à générer des
inquiétudes ou des angoisses. En effet, en l'absence de données,
le comportement le plus simple pour un individu consiste à construire
son opposition sur le registre de la santé, quand l'argument est
possible. Ce thème est en effet devenu irréductible à tous
les autres et il a acquis une forte légitimité, en particulier
depuis que l'affaire du sang contaminé a permis l'énonciation du
principe suivant lequel « la santé n'a pas de prix ».
Si le raisonnement du régulateur en matière de santé
publique est de privilégier un raisonnement en termes de
bénéfice/risque collectif, les individus ont plutôt
tendance à y substituer de façon plus ou moins consciente une
évaluation sommaire en coûts/bénéfice individuels et
relèguent les coûts ou bénéfices collectifs ou
diffus. En outre, leur préférence oppose facilement les champs
dans lesquels le coût et le bénéfice se calcule
(économique, santé, technique, confort, modernité, etc.).
Les situations les plus controversées sont celles où s'opposent
un coût individuel porté ou construit sur le plan sanitaire contre
un bénéfice d'ordre économique ou technique collectif ou
diffus, attribués à des acteurs organisés, dont la logique
la plus apparente est celle du profit (cas du sida, des farines animales, des
boues d'épuration, des antennes-relais, etc.).
Les situations les plus acceptables sont celles où le
bénéfice individuel est d'ordre sanitaire tandis que le risque
est quantifiable statistiquement (pilule, médicament) ou relève
d'un autre registre. »
D'autres éléments sociologiques sont identifiables :
- l'utilisateur d'un téléphone mobile est en situation
«active » (c'est lui qui choisit de s'exposer à un risque
éventuel) alors que l'exposition aux champs
électromagnétiques d'une antenne relais n'est jamais le
résultat d'un choix.
- l'antenne est d'une présence physique imposante et bien visible, ce
qui crée une situation de « territorialisation du
danger » favorable au développement de craintes.
- classiquement, le marché rémunère la prise de risque et,
de plus, chacun supporte le niveau de risque qu'il juge acceptable, ce qui
n'est pas exact dans le cas des antennes.
Ces aspects sociologiques sont également évoqués par
l'Organisation Mondiale de la Santé.
(51(
*
))
« La nature du risque peut conduire à différentes
perceptions. Des enquêtes ont montré que les
caractéristiques suivantes influent généralement sur la
perception du risque.
*
Exposition involontaire
. C'est là un facteur
important de perception du risque, notamment pour les sources de champs
électromagnétiques. Les personnes qui n'utilisent pas de
téléphones mobiles considèrent que les champs de
radiofréquences (RF) relativement faibles générés
par les stations de base présentent un risque élevé. Par
contre, les utilisateurs de ce type de téléphone estiment
généralement que les champs RF beaucoup plus intenses émis
par le combiné qu'ils ont acquis volontairement présentent un
risque faible.
*
Manque de prise sur la situation
. Lorsque les gens ne sont
pas consultés sur l'installation de lignes électriques ou de
stations de base de téléphones mobiles, notamment à
proximité des habitations, des écoles ou des zones de loisirs,
ils ont tendance à percevoir les risques comme élevés.
*
Risque nouveau ou inconnu
. La familiarité avec la
situation, ou le sentiment de comprendre la technologie en cause, contribue
à réduire le niveau de perception du risque. Le risque
paraît plus élevé lorsque la situation ou la technologie,
comme c'est le cas avec les champs électromagnétiques, est
nouvelle, peu familière ou difficile à appréhender. La
perception du niveau de risque peut aussi augmenter de façon
significative lorsque la connaissance scientifique des effets sanitaires
potentiels d'une situation ou d'une technologie particulière est
incomplète.
*
Conséquences particulièrement
redoutées
. Certaines maladies, comme le cancer ou des affections
chroniques, très douloureuses ou handicapantes, suscitent beaucoup
d'attention à la possibilité, même faible, que l'exposition
aux champs électromagnétiques provoque des cancers, surtout chez
les enfants.
*
Caractère injuste
. Les gens qui sont exposés
aux champs RF des stations de base de téléphones mobiles, mais
qui ne possèdent pas un tel téléphone, ou qui sont
exposés aux champs électriques et magnétiques d'une ligne
haute tension qui n'alimente pas leur collectivité, considèrent
qu'il s'agit d'une situation injuste et seront moins disposés à
accepter les risques qui pourraient en découler. »