Rapport d'information n° 35 (2002-2003) de M. Joseph KERGUERIS , fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification, déposé le 29 octobre 2002

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ANNEXE 2 :

COMPTE-RENDU DE L'AUDITION DE
M. CHRISTOPHE RUDELLE, ET DE MME LUCILE SIMON, CONSULTANTS AU BIPE, SPÉCIALISÉS DANS LE SECTEUR DES TÉLÉCOMMUNICATIONS (23 JUILLET 2002).

M. Christophe Rudelle, consultant au BIPE , a commencé son exposé en rappelant l'une des principales caractéristiques du secteur des télécommunications : il s'agit d'une industrie d'infrastructures, qui nécessite de lourds investissements, rentables seulement sur le long terme. Déjà dans les années 1970, le plan « Téléphone pour tous » avait nécessité plus de 35 milliards d'euros d'investissement 84 ( * ) , qui avaient généré un lourd endettement.

Au cours de ces dernières années, le secteur des télécommunications a, de nouveau, mobilisé des capitaux considérables. A titre d'illustration, le secteur des télécoms a été à l'origine, en 2001, de 50 % des émissions d'obligations privées dans le monde 85 ( * ) . Les financements (dettes et fonds propres) accordés au secteur des télécommunications, au niveau mondial, seraient passés de 110 milliards de dollars en 1995, à plus de 440 milliards en 2000. Les crédits accordés aux sociétés européennes atteignent 300 milliards de dollars (à peu près autant d'euros) début 2002.

Le risque supporté par les banques européennes, s'il est réel, semble néanmoins relativement limité. Le risque de non-paiement est évalué à 14 milliards d'euros pour l'ensemble des sociétés européennes. Selon le cabinet Fitch, les télécoms représentent moins de 5 % des encours totaux des banques françaises.

M. Christophe Rudelle a précisé à quels usages ces capitaux avaient été employés. Ces capitaux ont servi à financer des investissements en infrastructures, mais aussi d'importantes opérations de croissance externe. En 2000, les opérations de croissance externe ont occupé une place prépondérante dans les investissements de France Télécom.

En revanche, les opérateurs historiques, comme les équipementiers, ont eu tendance à réduire leurs investissements en recherche et développement, et leur effort d'innovation. Ainsi, les dépenses en RD de France Télécom, qui représentaient 4 % de son chiffre d'affaires en 1987, n'en représentaient plus que 1 % en 2001. Les entreprises ont privilégié, un temps, la recherche de la rentabilité à court terme (de 18 à 24 mois), au détriment de leurs programmes de recherche. Les entreprises de télécommunications traditionnelles ont également été confrontées, durant quelques années, à un certain tarissement des compétences disponibles sur le marché du travail, en raison de l'engouement de nombreux chercheurs pour les « start-up ».

M. Christophe Rudelle a ensuite évoqué la crise de surinvestissement qui affecte aujourd'hui le secteur. Il a souligné que de nombreux projets de construction de réseaux supplémentaires avaient été abandonnés en Europe, ces trois dernières années, du fait de l'apparition d'importantes surcapacités. Un tiers seulement, par exemple, des fibres transatlantiques installées sont actuellement utilisées.

Le surinvestissement s'explique par des anticipations de demande déraisonnables, voire irrationnelles. Il a, en outre, été encouragé par l'appréciation remarquable du cours de Bourse des entreprises du secteur, qui a facilité le financement de leurs investissements.

Interrogé sur les raisons de la formation de ces anticipations irrationnelles, M. Christophe Rudelle a souligné le lien entre anticipations et cours boursiers : formuler des anticipations de demande exagérément optimistes était aussi une manière de justifier des cours de Bourse excessivement élevés. Par ailleurs, la rationalité de chaque acteur pris individuellement peut être tenue en échec par une logique collective qui s'impose à tous ; une entreprise qui n'aurait pas participé au mouvement général d'investissement et de concentration du secteur se serait immédiatement mise hors jeu.

Il a ensuite décrit l'enchaînement ayant conduit à la « bulle » de la nouvelle économie : la demande en technologies de l'information et de la communication (TIC) a augmenté, alimentant la croissance de l'investissement des entreprises du secteur ; la croissance de l'investissement a été financée par une expansion du crédit; la progression rapide de la production des entreprises de télécommunications, comme des équipementiers, a fait naître des anticipations très positives quant aux perspectives de croissance du secteur, encore renforcées par les discours autour du thème de la « Nouvelle Economie »; ces anticipations positives ont suscité un afflux de capitaux, à l'origine de la forte appréciation des cours boursiers ; l'appréciation des cours boursiers a créé un effet de richesse positif, qui a incité à augmenter encore les investissements. Ce cercle vertueux a soutenu la forte croissance du secteur.

Mais l'épisode de la vente des licences UMTS ( Universal Mobile Telecommunication Systems ) a renversé les anticipations, et brisé le cycle de croissance de l'investissement. La chute des cours de Bourse a entraîné un important effet de richesse négatif, à l'origine d'un rationnement du crédit aux entreprises de télécommunications (« credit-crunch »), malgré la baisse concomitante des taux d'intérêt. Lourdement endettés, et privés d'un accès facile au financement, les opérateurs sont contraints de réduire fortement leurs investissements, et certains sont menacés de disparaître (World Com, deuxième opérateur mondial, est en faillite). Le secteur des télécommunications n'est pas victime d'une insuffisance de la demande, mais d'une véritable crise de l'offre.

M. Christophe Rudelle a souligné que les investissements des entreprises de télécommunications présentent des caractéristiques propres aux investissements des entreprises innovantes : une rentabilité extrêmement incertaine ; une très forte sensibilité aux anticipations de marché ; des coûts fixes élevés ; des coûts variables faibles.

On peut voir, dans le surinvestissement, le résultat d'un aveuglement collectif. On peut aussi l'interpréter comme la conséquence d'un « pari mortel » fait par les opérateurs de télécommunications : il fallait survivre à la concentration à l'oeuvre dans le secteur, afin de faire partie des trois ou quatre grands acteurs européens qui devaient, à terme, contrôler le marché. A la perspective de faire partie des quelques opérateurs détenant une position dominante, était associée la promesse de profits élevés. La stratégie des entreprises a donc été marquée par une logique de « casino » : il s'agissait de « tout gagner ou de tout perdre ». L'ampleur des gains espérés a justifié une importante prise de risque.

M. Christophe Rudelle a ensuite expliqué que l'offre de télécommunications tendait effectivement à se structurer en oligopole. Le nombre d'opérateurs décroît, mois après mois, en raison de la liquidation de certaines entreprises, et d'opérations de fusion-absorption. La réduction du nombre d'opérateurs conduit à un relâchement de la pression concurrentielle. Le mouvement de baisse des prix s'atténue en conséquence, et on note même des hausses de tarif dans certains domaines (accès à Internet par exemple). M. Joseph Kerguéris, sénateur, rapporteur , s'est félicité de l'évolution du marché vers une structure oligopolistique ; il estime en effet que les caractéristiques du marché des télécommunications (importance des coûts fixes, montant élevé des dépenses en recherche et développement) appellent la constitution de grands opérateurs européens. Il a relevé la contradiction qui peut exister entre le souhait de certains Etats, dont la France, de conserver des champions nationaux, et l'évolution du marché européen vers une structure oligopolistique.

Suite à cette phase de surinvestissement, le secteur des télécommunications se trouve dans une situation paradoxale : la situation financière des entreprises est très dégradée, alors que les fondamentaux économiques du secteur restent favorablement orientés. Le marché français des télécommunications croît, par exemple, de 10 % par an. Et le taux de pénétration du téléphone mobile sur le marché français est de seulement 61 %, contre une moyenne européenne de 76 %, ce qui laisse penser qu'il existe encore d'importantes marges de croissance dans ce secteur.

Le secteur des télécommunications est aujourd'hui confronté à une véritable pénurie d'investissements. Les opérateurs restants consacrent leurs ressources au désendettement, et la communauté bancaire a développé une forte aversion pour le secteur, ce qui réduit fortement les possibilités de nouveaux emprunts. Or des investissements restent nécessaires, par exemple pour développer la boucle locale haut débit, ou pour assurer le lancement de l'UMTS. Ces investissements supplémentaires doivent permettre de préserver la compétitivité européenne dans le secteur des TIC, ainsi que le leadership des constructeurs et opérateurs européens.

M. Christophe Rudelle a indiqué que les faillites dans le secteur pourraient accélérer le retour à l'équilibre du marché. Mais il arrive fréquemment que les actifs des entreprises en faillite soient repris par un concurrent, pour un prix symbolique, ce qui ralentit le rythme de résorption des surcapacités. Deux à trois années seront vraisemblablement nécessaires pour que la situation financière du secteur s'assainisse, en l'absence de toute intervention publique.

M. Christophe Rudelle , pour conclure son intervention, a posé la question de l'intérêt d'une ré-implication des pouvoirs publics dans le secteur des télécommunications. Une action peut être envisagée au niveau national et européen. Deux pistes de réflexion ont été, plus particulièrement suggérées : un soutien public accru à la recherche, d'une part, et une éventuelle nationalisation de la boucle locale 86 ( * ) , d'autre part. M. Joseph Kerguéris , rapporteur, sénateur , a approuvé l'idée d'un renforcement du soutien public à la recherche, en rappelant son importance cruciale, notamment pour faire face à la concurrence américaine.

M. Joseph Kerguéris, sénateur, rapporteur , a également noté que l'enjeu central, pour la prospérité du secteur, était le développement des services de télécommunications, davantage que celui des infrastructures. Mme Lucile Simon, consultante au BIPE , a approuvé ce point de vue, en s'appuyant sur le cas de l'UMTS (téléphonie de troisième génération). Il ne suffit pas de mettre au point une technologie performante, il faut aussi une offre de services à même de séduire les consommateurs. Or, il est très difficile d'anticiper quels usages les clients feront de cette nouvelle technologie. C'est ce qui explique que les calculs de profitabilité relatifs à l'UMTS soient si délicats et incertains.

En réponse à une question de M. Joseph Kerguéris, sénateur, rapporteur , M. Christophe Rudelle a ajouté que le surinvestissement dans les télécommunications avait pu priver de sources de financement d'autres secteurs d'activité, conduisant à des sous-investissements sectoriels. Il a cité en particulier le cas du secteur de l'électricité aux Etats-Unis. Il a également signalé que, depuis deux ans, les sommes investies au titre du capital-risque s'étaient effondrées, ce qui fait peser une menace sur le financement de l'innovation future.

M. Joseph Kerguéris, sénateur, rapporteur , a évoqué le problème de l'actionnariat de France Télécom. Mme Lucile Simon a d'abord indiqué qu'il n'y avait pas de relation évidente entre le caractère, public ou privé, de l'actionnariat, et la situation financière des entreprises. L'Etat détient certes la majorité (55 %) des actions de France Télécom, mais des entreprises étrangères, contrôlées majoritairement par des capitaux privés, sont dans une situation financière qui n'est guère plus favorable ( cf . Deutsche Telekom, ou World Com). Elle a, en revanche, relevé la position singulière dans laquelle se trouve l'Etat français : il est à la fois acteur du marché des télécommunications, via l'entreprise France Télécom, mais aussi organisateur, et régulateur, de la concurrence sur le marché. Cette situation est, potentiellement, source de conflits d'intérêts.

* 84 Source : Conseil d'analyse économique

* 85 Source : Dealogic Capital Data

* 86 La boucle locale est la partie terminale d'un réseau de télécommunications, celle qui dessert directement l'abonné. Actuellement, France Télécom est le seul opérateur en France à disposer d'une boucle locale ; il loue son réseau à ses concurrents. Cette situation place les concurrents de France Télécom dans une situation de dépendance par rapport à l'opérateur historique.

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