Rapport d'information n° 35 (2002-2003) de M. Joseph KERGUERIS , fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification, déposé le 29 octobre 2002
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II. ELÉMENTS D'INTERPRÉTATION :
Deux déterminants de l'investissement - la demande anticipée et les conditions de financement - semblent jouer un rôle important dans le déroulement des épisodes de surinvestissement. Les politiques publiques peuvent amplifier le surinvestissement. Les phénomènes de surinvestissement peuvent, enfin, être éclairés par les théories relatives à l'analyse des cycles économiques.
A. LE PROBLÈME DE LA FORMATION DES ANTICIPATIONS :
L'investissement est fonction de la demande anticipée. Or, il est particulièrement difficile, dans les secteurs innovants, d'estimer la demande à venir, du fait de l'absence de tendance historique passée. Les opérateurs de télécommunications, avec la téléphonie de troisième génération, ou les entreprises de l'Internet, ont été confrontées à la même difficulté.
1. Anticiper la demande pour des produits nouveaux est un exercice difficile :
Les entreprises de télécommunications ont longtemps fondé leurs politiques d'investissement sur des prévisions de croissance de la demande, qui apparaissent aujourd'hui irréalistes. L'entreprise américaine World Com a, par exemple, augmenté la capacité de ses réseaux de communication en prévision d'un doublement, tous les 100 jours, du trafic Internet. Or, la croissance réelle du trafic, extrêmement rapide au demeurant, a varié entre + 75 et + 150 %, selon les années. La dispersion des prévisions relatives à la taille du marché de l'UMTS, au moment du lancement du processus de vente des licences, est un autre signe de la difficulté à anticiper la demande pour des produits innovants. La Commission européenne envisageait un marché européen de 200 millions de consommateurs en 2005, alors que les opérateurs, plus circonspects sur les délais de mise au point des équipements, tablaient sur un nombre de clients de 60 millions seulement à la même date. Le poids de l'incertitude est encore accru, dans le secteur des télécommunications, par l'ampleur des investissements en infrastructures à réaliser et par l'horizon, éloigné, de rentabilisation de tels investissements. De tels investissements ne sont rentables qu'à long terme, ce qui impose aux entreprises de faire des prévisions sur leur nombre de clients, et sur le chiffre d'affaires généré par chaque client, pour un horizon temporel éloigné (au-delà de 2010).
La formation des anticipations de demande dans le secteur des nouvelles technologies a, probablement, aussi été influencée, un temps, par le paradigme de la « nouvelle économie », dont les principales caractéristiques étaient les suivantes : confiance dans la réussite commerciale des nouvelles technologies, confiance dans la capacité de l'économie à dégager des gains de productivité suffisants pour soutenir une croissance durable non-inflationniste, confiance dans les perspectives d'amélioration des marchés boursiers. La perte de confiance dans les perspectives de succès de la « nouvelle «économie » a eu un impact psychologique fort sur les comportements des investisseurs.
2. Un pari sur la recomposition à venir du marché :
C. Rudelle, consultant au BIPE, auditionné par votre rapporteur, a souligné que les décisions d'investissement de nombre d'entreprises ont aussi été affectées par une analyse portant sur la recomposition à venir de leurs marchés. Les analyses des opérateurs de télécommunications, comme des entrepreneurs de l'Internet, reposaient sur l'idée que seul un petit nombre d'entreprises parviendraient à se maintenir, à terme, sur le marché européen, voire mondial.
Du fait de l'importance des coûts fixes dans le secteur des télécommunications, la survie d'un opérateur est subordonnée à la détention d'une part de marché minimale. Cette obligation de détenir une part de marché minimale signifie qu'il n'y a de place, sur le marché, que pour un nombre limité d'opérateurs. La structure du marché est oligopolistique. Tout l'enjeu, pour les compagnies, consiste alors à survivre à la concentration en cours, dans leur secteur d'activité, afin de figurer parmi les quelques groupes détenteurs, à terme, d'une position dominante. Pour les opérateurs historiques, survivre à la concentration du secteur supposait d'être présents sur tous les grands marchés européens, et d'être offreurs de services de téléphonie de troisième génération (UMTS). Face à ces deux impératifs, la question de la maîtrise du coût des investissements est passée au second plan. France Telecom ou Deutsche Telekom ne pouvaient s'abstenir d'acquérir des licences UMTS, ou de mener des opérations de croissance externe, sans quoi leur présence future, parmi les grands acteurs européens du marché, aurait été compromise. Il fallait investir aujourd'hui, ou prendre le risque de disparaître demain. Cette disposition d'esprit a naturellement poussé à la hausse le coût des acquisitions.
Les entreprises du secteur de l'Internet ont, elles aussi, été influencées par une analyse erronée quant à l'évolution future de leurs marchés. La concentration du secteur ne devait pas, ici, résulter de la présence d'importants coûts fixes, mais plutôt d'effets de réseau. L'idée est que la valeur d'un réseau augmente avec le nombre de ses utilisateurs. On conçoit aisément qu'un forum de discussion sur Internet, ou qu'un site de vente aux enchères entre particuliers, n'ait aucune valeur pour un consommateur isolé. En revanche, si un million d'utilisateurs sont présents sur le réseau, la valeur du réseau devient considérable. Beaucoup d'investisseurs dans le secteur de l'Internet ont donc investi des sommes élevées pour se constituer, le plus rapidement possible, une importante clientèle. Une fois acquise, la clientèle était supposée devenir captive. En effet, comme la valeur d'un réseau augmente avec le nombre de ses utilisateurs, il est très difficile pour un nouvel entrant de s'imposer sur le marché. Le nouvel entrant ne peut conquérir une part du marché que si un nombre suffisant de consommateurs choisissent simultanément son produit, ce qui, en pratique, n'a que peu de chance de se réaliser, en raison de l'absence de coordination entre les agents. Selon l'analyse longtemps dominante, le secteur de l'Internet aurait donc obéit à une logique de « winner takes all ».
La disparition d'un grand nombre d'entreprises de l'Internet pionnières sur leur marché conduit aujourd'hui à une remise en cause de ces analyses. La concrétisation des effets de réseau a manifestement été surestimée 78 ( * ) . Pour cette raison, les investissements réalisés ont été disproportionnés par rapport à la demande effectivement adressée à chacune de ces entreprises. Cette situation de déséquilibre a conduit à la crise actuelle du secteur.
Ces éléments d'explication valent pour certains secteurs d'activité. Or, le surinvestissement, dans les cas américain ou japonais, a concerné l'ensemble de l'économie. D'autres explications du surinvestissement sont donc à rechercher dans les interactions entre la sphère financière et la sphère réelle.
* 78 Pour une analyse approfondie de ces questions, se reporter à Liebowitz S., Re-thinking the Network Economy, AMACOM, 2002.