29. Audition de M. Bernard Debarbieux, directeur du laboratoire « territoire, environnement montagnard et organisations sociales » à l'Institut de géographie alpine de Grenoble (26 juin 2002)
M.
Jean-Paul Amoudry, rapporteur
- Nous vous remercions de participer à
nos travaux de recherche dans le cadre de cette mission d'information du
Sénat sur la politique de la montagne. Je me dois d'excuser le
président Blanc dont les impératifs en Lozère
empêchent la présence, ainsi que d'autres collègues,
retenus par des travaux de commissions, mais qui devraient nous rejoindre dans
la matinée. J'ai donc l'honneur de remplir, ce jour, la fonction de
président et de rapporteur de la commission. J'aimerais vous laisser la
parole afin que vous puissiez commenter à partir de la grille de
questions que nous vous avons envoyée les éléments que
vous souhaiteriez nous communiquer.
M. Bernard Debarbieux
- Merci pour votre invitation à m'exprimer
dans ce contexte. Dans un premier temps, je vous propose de vous expliquer ma
position de chercheur sur ces questions de montagne afin que vous compreniez
bien dans quel point de vue je me situe. J'essaierai de répondre
à vos questions sachant que je ne me présente pas comme un
spécialiste de la loi montagne ou des questions juridiques liées
à cette loi, son évaluation, sa pertinence ou son
actualité, mais j'espère vous proposer un cadre
d'interprétation dans lequel cette loi trouvera sa place.
Je suis professeur de géographie aux universités de Grenoble et
de Genève et depuis ma thèse de doctorat, je travaille beaucoup
sur le thème de la montagne alpine ; spécialité que j'ai
étendue à d'autres massifs. Mon analyse ne se singularise pas par
une réflexion sur des aires géographiques précises, mais
plutôt par ce qui est appelé dans le milieu scientifique la
problématique, le paradigme, c'est-à-dire le type de regard
porté sur cet objet montagne.
En tant que spécialiste de géographie culturelle, et, non pas de
géographie physique, de climatologie ou de géomorphologie,
j'essaie de comprendre et de montrer comment l'idée de montagne est
apparue dans la civilisation occidentale, comment s'est dessiné
progressivement un ensemble de représentations de la montagne.
Représentations qui, j'espère le démontrer dans mes
écrits et le prouver aujourd'hui, ont eu des effets considérables
non seulement sur l'aménagement de la montagne et les mesures de
protection et d'équipement qui ont été mises en oeuvre,
mais aussi sur les identités collectives et les processus politiques
qu'elle suscite.
En cela repose la spécificité de mon point de vue :
étudier la montagne comme une construction culturelle, comme une
représentation liée à une civilisation, à une
histoire nationale comme celle de la France afin d'essayer
d'interpréter, de comprendre les enjeux d'aménagement, de gestion
et la vie quotidienne des habitants qui y résident. Cette
problématique d'ensemble guide mes travaux et oriente la lecture que je
fais des questions que vous m'avez posées.
Il est probable qu'un spécialiste de science politique analyserait les
choses différemment. Cette diversité des points de vue contribue
à la richesse des analyses scientifiques. Je vous propose de ne pas
traiter les questions les unes après les autres, mais plutôt de
vous répondre de façon globale en vous laissant toute la
liberté de m'interpeller ensuite sur tel ou tel point.
Pour vous éclairer sur cette lecture que j'ai qualifiée de
culturelle ou culturaliste des représentations de la montagne dans notre
civilisation, je souhaiterais commencer par un développement historique
afin de vous rappeler d'où viennent ces représentations
contemporaines de la montagne avec lesquelles nous vivons et partir desquelles
nous concevons sa gestion. Les représentations contemporaines de la
montagne remontent au XVIIIe siècle, à une époque
où la montagne est devenue un objet géographique, ethnographique
et naturel. Dès ce moment, la montagne a été
considérée comme un espace en soi qui méritait
d'être étudié par les naturalistes, les premiers des
scientifiques du XVIIIe
siècle à s'y
intéresser.
Beaucoup plus tard, au XXe siècle, cette vision, désormais
ancrée conditionne l'idée que cet espace mérite un
traitement spécifique et donc une loi particulière. Ce raccourci
historique permet de comprendre comment germe l'idée selon laquelle la
montagne constitue un ensemble de régions particulières, un
milieu particulier, et comment cette particularité des
représentations dont elle est l'objet au XVIIIe siècle conduit
à une singularisation des processus politiques et juridiques dont elle
sera l'objet. Afin de bien comprendre ce point, il faut expliquer ce que
représentait la montagne dans l'imaginaire collectif. A cet effet, la
toponymie constitue un indicateur particulièrement intéressant.
Qu'appelait-on montagne avant le XVIIIe siècle, avant qu'un savoir
naturaliste fixe progressivement une relative définition de la montagne
?
La montagne au Moyen Âge n'était ni un espace, ni un milieu, ni
une région mais plutôt un contraste paysager. Quand des citadins,
à l'Île de la Cité à Paris, à Reims, à
Montpellier, se tournaient en direction d'une masse qui, dans le paysage,
contrastait avec l'endroit d'où ils l'observaient, ils appelaient cette
masse une montagne, indépendamment de son altitude ou de son ampleur.
Cette masse est devenue la montagne Sainte-Geneviève, la montagne de
Reims, la montagne languedocienne à Montpellier, la montagne de
Bourgogne à Beaune ou à Dijon, c'est-à-dire des espaces
qui, aujourd'hui où notre vision de la montagne est très
influencée par les idées naturalistes du 18
ème
siècle, ne seraient pas considérés comme montagnards.
La définition pré-scientifique de la montagne repose donc dans le
contraste paysager ; un point haut qui se dégage à l'horizon et
contraste avec l'endroit d'où je suis. Ainsi, pendant très
longtemps, la définition de la montagne ou plutôt l'acception de
la montagne (car la définition n'était pas très
rigoureuse) était relative à un point d'observation. Cette
acception était subjective car elle était liée à un
regard de citadin ou de villageois, par exemple, pour désigner un lieu
qui n'était pas habité, ou, en tout cas, qui n'était pas
celui dans lequel l'observateur résidait.
Cette conception de la montagne est très différente de celle qui
se met en place au XVIIIe siècle et dont nous avons perdu la filiation.
Les noms de la montagne Sainte-Geneviève et de Reims subsistent dans la
toponymie mais les rapprocher des objets que nous qualifions montagne
aujourd'hui fait sourire. Au XVIIIe
siècle, la montagne
devient un type de milieu, un espace que l'on cartographie, un type de
région. Elle devient donc un objet, une entité spatiale, ce
qu'elle n'avait pas été auparavant.
A partir de ce moment, la montagne recueille les stéréotypes ;
c'est-à-dire des images de ce temps, du XVIIIe siècle qui
conditionnent les représentations culturelles, littéraires,
scientifiques, les pratiques touristiques et petit à petit les formes de
l'aménagement. Ces représentations sont liées à la
vision du monde des hommes du XVIIIe
siècle. Le siècle
des lumières invente l'idée moderne de la nature et voit dans la
montagne la plus naturelle des natures. Cette représentation dominante
se cristallise au XVIIIe siècle et se diffuse au XIXe siècle et
au XXe siècle. La montagne devient le symbole de la nature, devient le
lieu privilégié par lequel on pense la nature. Les
premières pratiques touristiques ainsi que l'histoire naturelle
permettent de le vérifier, de même que certaines formes de gestion
de l'espace montagnard, notamment la protection de la nature.
La montagne est considérée comme la plus naturelle des natures
dans un siècle qui fait plutôt l'éloge de la civilisation,
de la culture urbaine et qui précède l'industrialisation. La
montagne va progressivement être confinée dans une image
d'altérité. La montagne devient un lieu autre, naturel par
rapport à une civilisation qui s'urbanise. La montagne est un lieu de
tradition par rapport à la modernité symbolisée par les
villes du XVIIIe siècle ou du XIXe siècle. L'hypothèse qui
guide mes travaux consiste à essayer de montrer comment cette
représentation a orienté les pratiques, les modes de gestion, les
modes d'aménagement de la montagne jusqu'à aujourd'hui. Je pense
d'abord aux pratiques touristiques.
Le tourisme en montagne naît au XVIIIe siècle et prend une ampleur
qui n'a jamais cessé jusqu'à aujourd'hui. Sa croissance a
même été exponentielle et la manière de faire du
tourisme en montagne a beaucoup changé avec le temps. Ceci dit, de
Rousseau jusqu'à aujourd'hui, apparaît une sorte de constante dans
l'idée que la montagne représente le lieu de prédilection
pour sortir de la ville, des contraintes du travail et de l'environnement
urbain. À la montagne, l'individu pense trouver un contexte
privilégié dans lequel se ressourcer, changer les règles
du jeu, s'amuser, se détendre ; c'est-à-dire autant de
façons de décliner les pratiques touristiques.
Il est remarquable de constater que ces pratiques touristiques sont presque
toutes fortement orientées par la représentation naturaliste de
la montagne. Il s'agit de la nature montagnarde, des éléments de
la montagne que l'on recherche généralement dans les pratiques
touristiques : les paysages, l'air pur, les eaux thermales au XIXe
siècle, la neige au XXe,
le roc pour l'alpinisme du XIXe
siècle et du XXe siècle. Ces référents de la nature
motivent les pratiques touristiques et montrent bien les conséquences de
cette vision dans les pratiques touristiques.
Le deuxième domaine dans lequel l'effet de cette représentation
contemporaine de la montagne est patent est celui de la protection de la
nature. Que l'on soit partisan ou opposé aux thèses
écologistes, le constat est frappant que, à l'échelle de
la France, de l'Europe ou du monde, les espaces qui bénéficient
des mesures de protection les plus sévères sont
généralement situés en montagne. Les régions de
montagne sont mieux protégées que les autres. Les premiers parcs
nationaux aux Etats-unis sont des parcs de montagne. Il en est de même en
Europe et en France, comme en atteste le parc de la Vanoise. L'histoire de la
protection de la nature a commencé en montagne.
Il s'agit alors non pas de protéger des espèces ou des milieux
fragiles, -ces notions en effet sont récentes - mais de sauvegarder de
beaux paysages, de protéger de belles choses dont les pays, qui
construisent des parcs nationaux, sont fiers.
La préoccupation est de protéger de beaux endroits avant de se
préoccuper des espèces menacées ou des
écosystèmes. Aujourd'hui, une très forte
sur-représentation des régions de montagne peut être
observée dans les espaces protégés à travers le
monde. Cet imaginaire de la montagne considérée comme la plus
naturelle des montagnes, a conduit à une protection importante d'une
partie des espaces montagnards.
Troisième déclinaison thématique : l'agriculture.
L'agriculture de montagne a connu deux phases contrastées. L'agriculture
de montagne a souffert de la mise en concurrence des produits agricoles qui est
favorisée par le développement des transports. A partir des
années 1870-1900, l'agriculture de montagne décline dans les pays
qui n'ont pas, dès cette époque-là, de politique de
soutien aux produits agricoles ; c'est le cas de la France avant la seconde
guerre mondiale. En revanche, la Suisse protège très tôt
son agriculture de montagne des effets jugés néfastes de la
concurrence. L'agriculture de montagne a donc connu des années
très difficiles jusque dans les années 70 même si ce
constat doit être nuancé : toutes les régions, en effet, ne
sont pas touchées au même degré. Aujourd'hui, on assiste
à une résurrection significative, quoique très relative et
modeste, de l'agriculture de montagne, qui se joue de l'idée que les
produits montagnards sont des produits traditionnels, présentés
et vendus comme tels grâce, notamment, aux appellations
contrôlées. La mise en place de circuits courts de
commercialisation permet aux touristes d'acheter directement la production
locale. Ce qui permet aux agriculteurs de bénéficier d'une plus
grande plus-value. Nous avons donc affaire à une possibilité de
renaissance de l' agriculture de montagne car ces produits se vendent assez
cher. Cela ne signifie pas pour autant qu'il s'agisse de produits de bonne
qualité. La qualité de ces produits se révèle dans
la plupart des cas hétérogène. Mais l'image de
qualité se vend.
Nous revenons ainsi à la conception naturaliste de la montagne puisque
la montagne depuis le XVIIIe siècle est perçue comme étant
le symbole de la nature et de la tradition rurale. L'agriculture de montagne
sait très bien jouer de cette image afin de générer une
plus-value. La publicité autour de ces produits est rarement
mensongère. D'autant que les coopératives, les groupements de
producteurs s'efforcent d'améliorer la qualité de leur
production.
À l'aide de cette présentation déclinée en trois
thèmes, j'essaye de vous montrer combien cette image de la montagne
héritée du XVIIIe siècle perdure et oriente les
différents modes de développement ou les différentes
activités économiques qui, aujourd'hui, sont les activités
déterminantes dans les espaces montagnards.
Ces trois piliers que sont l'activité touristique, la protection de la
nature et la production agricole conditionnent la production économique
et les modes de gestion de l'espace montagnard. En montagne, l'industrie se
porte mal comparativement à d'autres régions françaises.
De plus, les autres activités économiques ont connu un essor
très faible.
La montagne est devenue un référent imaginaire très fort
de notre civilisation notamment dans la société française
(même si la France n'est pas le pays au sein duquel ce
phénomène est le plus manifeste). Nous avons tellement investi la
montagne comme lieu privilégié de cet espace symbolique que
l'économie de la montagne s'est conformée à cet imaginaire
en y trouvant les conditions de sa survie.
Vous m'interrogez sur la loi montagne, son esprit, son contenu et
peut-être son évolution. Je ne suis pas spécialiste. En
revanche, je voudrais profiter de cette question pour mettre en exergue le
rapport entre l'émergence de cette représentation de la montagne
et l'apparition de l'idée que les espaces de montagne étaient
susceptibles de bénéficier de réglementations
particulières comme en France, en Italie, en Suisse et plus largement
dans les pays européens. D'où vient cette idée peu
conforme à la tradition républicaine et juridique
française ?
La France a en effet beaucoup hésité à introduire des
différences dans les lois relatives à différentes portions
du territoire national. L'idée qu'un espace méritait d'être
qualifié de montagnard corrobore l'hypothèse selon laquelle la
montagne est devenue depuis trois siècles un espace naturel doté
de ses propres lois et dont la population locale est singulière. En
effet, avec l'invention de la montagne, s'est forgée l'image du
montagnard et des stéréotypes qui font sourire aujourd'hui : le
bon sauvage ou le crétin des Alpes avec ses variantes
pyrénéennes ou du Massif Central.
Le montagnard devait être différent car il vivait dans un milieu
différent ; vision que les montagnards eux-mêmes ont
réfutée pendant très longtemps. D'ailleurs, la
qualification même de montagnard leur semblait incongrue. Pour les
Français de l'époque, la montagne était toujours
située ailleurs, ce n'était jamais l'endroit où l'on se
trouvait. Il a fallu des décennies pour que les populations
qualifiées de montagnardes par les touristes ou les citadins commencent
à accepter cette appellation. En effet, l'image du montagnard avec ce
qu'elle induisait d'archaïsme, de tradition, d'arriération
était péjorative.
La France n'a jamais vraiment considéré que ses traditions
montagnardes participaient de son identité, comme ce fut le cas dans les
pays voisins, en Suisse par exemple ou dans l'Autriche du XXe siècle,
pays au sein desquels l'image du montagnard est emblématique. Les
habitants des Alpes ou du Jura suisse revendiquent l'appellation de montagnard
depuis beaucoup plus longtemps que les Français. En France, les
revendications identitaires qui apparaissent seulement dans les années
1960-70 se sont produites à des rythmes variables selon les
régions. Il a fallu que les identités évoluent pour que
l'idée d'une communauté de destin ou d'intérêts
représentés par des élus et des institutions
émerge.
Ces populations ont dû aussi changer la manière de se
présenter aux autres Français ainsi qu'aux institutions
chargées de soutenir ou de voter cette loi montagne qui émerge
très tard dans le débat politique français. Car
l'idée même qu'il puisse y avoir un espace dans le territoire
bénéficiant d'une loi spécifique et s'appuyant sur
l'idée que l'espace, ainsi que ses populations, sont spécifiques,
est étranger à la culture politique de la France. Cette
idée est beaucoup plus ancienne en Suisse. L'actualité de cette
loi montagne réside dans la question de savoir si, indépendamment
de son efficacité, la France a besoin d'une loi montagne.
Est-elle nécessaire à ses habitants afin d'exister en tant que
montagnards ? Cette lecture de la loi montagne très culturelle car
indéniablement liée aux identités, est-elle encore
pertinente aujourd'hui ? Personnellement, je ne détiens pas la
réponse, mais la forte attente politique en ce sens des élus, et
notamment des représentants de l'Assemblée nationale des
élus de montagne ainsi que de la population locale, paraît
incontestable.
A mon sens, la loi montagne a un avenir si la société
considère que ces populations doivent bénéficier de
mesures spécifiques. L'actualité de la montagne réside
dans ces représentations partagées ou réciproques que les
Français entretiennent à l'égard de leurs montagnards et,
inversement, dans l'idée que les montagnards se font de leur
appartenance à l'espace français.
Se pose, de ce fait, la question des solidarités montagnardes
infra-nationales, infra-communautaires ou internationales. En reprenant mon
argumentaire, vous avez compris comment le montagnard est une invention
culturelle du XVIII et XIXe
siècle, un personnage
sculpté, étranger aux populations concernées,
étranger aussi pour les populations montagnardes qui relèvent
d'autres civilisations. En effet, il est incongru pour les habitants de
Tanzanie ou du plateau andin d'être qualifiés de montagnard par
des gens appartenant à une civilisation qui ne relève absolument
pas de la leur. Beaucoup de travaux ont porté sur les modes de
désignation réciproque entre les groupes humains. La
définition du montagnard n'est le fait d'aucune communauté
traditionnelle pour parler d'elle-même ; elle est toujours
plaquée par des communautés qui viennent de l'extérieur
pour désigner une population qui vit dans un autre environnement que le
sien. Pendant très longtemps, d'un point de vue identitaire et culturel,
aucune communauté d'intérêt ne réunissait ces
populations montagnardes.
Or, depuis quinze ans, nous constatons une mobilisation, un partenariat, une
coopération décentralisée dans l'action des ONG, notamment
à la faveur de l'année internationale de la montagne en 2002.
Quantité de signes prouvent que se construit une communauté des
montagnards du monde ; c'est-à-dire une communauté
stratégique visant à faire porter la voix de ces populations
généralement minoritaires, parfois opprimées, et de leur
donner une tribune leur permettant de se parler entre elles, de parler au reste
du monde et de s'exprimer du point de vue de la montagne.
Si les montagnards des pays européens se sont habitués à
cette posture, celle-ci se révèle tout à fait nouvelle
pour les montagnards d'Inde ou d'Asie centrale, bien qu'ils s'y prêtent
volontiers, conscients des intérêts stratégiques qu'ils
peuvent y trouver. L'image très positive de la montagne permet
d'utiliser les médias et les instances internationales afin de
promouvoir leur notoriété (comme cela s'est produit lors du
conflit au Chiapas voici quelques années au Mexique : une
mobilisation de l'imaginaire afin de faire passer un message politique). Se
produit donc un processus de mobilisation très intéressant et
auxquels les Français ne sont pas étrangers car ils y jouent un
grand rôle.
J'apporte du crédit à cette communauté de montagnards du
monde mais davantage sur le plan des identités telles qu'elles se
construisent et sont affichées à l'extérieur pour des
raisons stratégiques qu'au nom d'une vision selon laquelle ces habitants
formeraient objectivement une communauté du simple fait qu'ils vivent
à la montagne. Les milieux de vie sont en effet différents
en Europe à 2000 mètres ou sous l'Equateur à la même
altitude. De plus, les niveaux de développement technique ne sont pas
non plus les mêmes. Cela dit, je pense qu'une vraie solidarité
peut naître.
Cette communauté d'identité échappe aux
référents culturels, politiques, géologiques nationaux.
Tel est le crédit que j'apporte à cette mobilisation
internationale qui, à mon avis, doit être prise au sérieux,
car elle repose sur la capacité des groupes à se construire des
identités réciproques et respectives.
M. Jean-Paul Amoudry
- Merci beaucoup pour ce très riche
exposé. Je voudrais, Monsieur le professeur, vous interroger sur deux
points. Le premier concerne les ressources. Vous avez évoqué le
triptyque qui fonde toutes les orientations et la politique montagne : le
tourisme depuis les aventures de Rousseau dans les Alpes et les Anglais
à Chamonix.
Vous avez parlé de la production agricole et des difficultés
rencontrées par ce secteur à partir de l'industrialisation au
XIXe siècle, et enfin de la protection de la nature. Sur ce dernier
point, quelle place accordez-vous à la ressource en eau ? Il est vrai
que cet élément est d'abord physique mais vous êtes-vous
penché dans vos travaux sur cet aspect qui devient une urgence
s'agissant de la protection de la nature ? De plus, pensez-vous que l'existence
de la loi montagne se justifie encore ?
Vous avez évoqué à plusieurs reprises l'exemple de la
Suisse. À la différence de ce pays, si j'ai bien compris vos
explications, la France a eu besoin d'une loi montagne, car l'identité
culturelle du pays ne s'enracinait pas dans les traditions montagnardes, il a
donc fallu rappeler que la montagne faisait partie de l'hexagone. Les habitants
de la montagne ayant parfois eu le sentiment de ne pas être pris en
compte dans cette identité nationale, ils ont revendiqué une
égalité de traitement, une solidarité, une compensation
des handicaps. Aujourd'hui, la France n'est toujours pas la Suisse et la
culture des montagnes ne représente pas le drapeau de la culture
française. Pensez-vous, comme je tends à le croire, que la loi
montagne soit toujours d'actualité ? Ou peut-on faire l'économie
de cette loi bien que la montagne ne soit pas au fondement de l'identité
nationale ?
M. Bernard Debarbieux
- Concernant votre première question,
les forêts et les montagnes françaises sont bien pourvues en eau.
Peu de régions souffrent d'un déficit hydrique important à
la différence du Maroc, par exemple, ou d'autres régions du
monde. Plus largement, les montagnes sont bien pourvues en ressources
naturelles, la question est de savoir de quelle manière ces montagnes
doivent contribuer à l'approvisionnement du territoire, essentiel au bon
fonctionnement du pays dans son ensemble. Vos interrogations me semblent
relever du terrain du politique. S'il est possible de considérer que les
montagnes sont bien pourvues en eau et en forêt et ne constituent pas
aujourd'hui une source de dégradation de ces ressources, les montagnards
exerçant une pression modeste sur ces ressources, comment introduire des
modes de gestion qui seraient conçus dans l'intérêt du
territoire national dans son ensemble ?
Devons-nous équiper les régions de montagne de réservoirs
afin que des ressources en eau douce soient maintenues en altitude et
permettent d'irriguer la basse Vallée de la Durance ou de
contrôler les inondations de la Vallée de la Loire ? Doit-on
introduire des contraintes afin de permettre des usages en altitude basse qui
sont impossibles sans les contraintes exercées sur les
régions de montagne ? La réponse est éminemment
politique. Tout dépend de la légitimité des instances
nationales ou des pouvoirs économiques localisés à imposer
des contraintes aux populations résidant sur les hautes altitudes et qui
pourraient aller à l'encontre de leur intérêt et de leur
propre mode de gestion.
À mon sens, les habitants de ces zones me semblent responsables des
ressources dont ils disposent, mais, selon un principe simple de
solidarité, il me paraît normal de concevoir la gestion de
l'exploitation naturelle. D'ailleurs, au sein des schémas
d'aménagement des eaux (SAGE), la gestion de l'eau donne
déjà lieu à des plates-formes de discussion et de
concertation où se retrouvent des individus dont les
intérêts sont divers qu'ils soient concernés par les usages
agricoles, hydrauliques ou touristiques de l'eau. La question des ressources en
eau, abordée jusqu'ici uniquement sous l'aspect technique, devient donc
une question politique. L'échange des points de vue me semble
fondamental : la ressource est importante, et elle met le doigt sur des
mécanismes fondamentaux de la démocratie contemporaine.
Votre deuxième question concerne la loi montagne. Au nom de la
solidarité nationale, les régions, grands ensembles urbains,
centres sidérurgiques en crise ou zones de montagnes,
c'est-à-dire des territoires qui éprouvent des difficultés
à être performants au sein d'un système économique
libéral, doivent bénéficier d'aides. Il ne s'agit pas
simplement d'un choix ou d'une action politique, cela me paraît
plutôt respecter l'idée de nation, de solidarité. Cela dit,
il faut rappeler que l'aide à l'agriculture de montagne existait avant
que la loi montagne soit votée.
La loi montagne me paraissait intéressante quand elle posait la question
du droit du travail et du droit des assurances sociales dans un contexte
où la pluri-activité des montagnards se développait. Il
fallait adapter le droit du travail dans un milieu où le salariat
n'était pas forcément la norme. Même si la loi a
contribué à faire émerger le débat, je ne suis pas
sûr que toutes les questions ont été résolues
d'autant que les décrets d'application ont mis du temps à
paraître. Si les outils de solidarité sont indispensables, la loi
montagne est-elle le cadre indispensable pour résoudre ces
problèmes ? Des textes sectoriels sont aussi envisageables. Un juriste
pourrait vous répondre plus précisément.
Enfin, je voulais ajouter que les processus actuels de la
décentralisation, de la démocratie participative, de la
recomposition territoriale, entraînent de grands changements dans les
façons de concevoir la prise en charge de leur destin par les
collectivités territoriales. La loi montagne est arrivée au
moment où les lois de décentralisation venaient juste
d'être votées, mais n'avaient pas encore eu d'effets
considérables sur les processus de développement territorial.
Cette loi a été utile à la reconnaissance de ces
territoires.
Mon sentiment aujourd'hui est que la loi Voynet, la mise en place de
l'intercommunalité, des pays, la multiplication des Parcs naturels
régionaux et surtout la multiplication des initiatives locales
spontanées font que tout territoire local sera capable de prendre en
charge une réflexion sur son propre destin, sur la singularité de
son contexte, sur les outils visant à permettre son
développement. Cela ne signifie pas que la solidarité soit
inutile, mais ces lois donnent la possibilité aux territoires de mettre
en valeur leurs ressources. Ces initiatives fonctionnent bien notamment dans
l'Ouest de la France, indépendamment du cadre montagnard.
Si mon interprétation optimiste était fondée, les
territoires considérés comme montagnards disposent aujourd'hui
des outils d'aménagement. Si la loi montagne a été utile
au milieu des années 80 pour faire comprendre l'idée que
l'hétérogénéité du paysage français
était un atout, aujourd'hui, cette loi est devenue symbolique car les
lois d'aménagement du territoire sont plus ambitieuses que ne
l'était la loi montagne. Mais d'un point de vue juridique,
réglementaire, peut-être cette loi a-t-elle encore une
utilité. Dernier point, la loi montagne comporte un aspect
emblématique très important s'agissant des contraintes
d'urbanisation au bord des lacs en haute altitude ou sur le littoral. Ces
textes cherchent à protéger une certaine idée du
territoire ainsi qu'un accès à la ressource touristique ou
paysagère.
Ces éléments doivent-ils exister uniquement dans le cadre d'une
loi générale comme la loi montagne ou la loi
« littoral » ou peuvent-ils être inscrits dans le
cadre d'une loi plus sectorielle de protection de l'environnement ? Texte
symbolique, juridique, réglementaire, la loi montagne comporte aussi un
agrégat d'éléments extrêmement différents,
lesquels méritaient à l'époque d'être traités
séparément. Peuvent-ils être dissociés aujourd'hui ?
Mon opinion n'est pas arrêtée là-dessus.