IV. LA GESTION DU FINANCEMENT DES TRENTE-CINQ HEURES : UNE « POLITIQUE PUBLIQUE » AUX MULTIPLES ERREURS
A. LES PRÉVISIONS « NORMÉES » : QUELQUES MÉTHODES POUR MASQUER LE COÛT DES TRENTE-CINQ HEURES
1. Les recettes : une dépendance du ministère de l'Emploi et de la Solidarité vis-à-vis du ministère de l'Economie et des Finances
Affecter
une multitude de taxes à un fonds contribuant au financement de la
sécurité sociale présente un inconvénient
indubitable. Ni le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, ni
les régimes de sécurité sociale ne sont compétents
pour pouvoir en appréhender les enjeux. Les services de la Direction de
la sécurité sociale, déjà sollicités
à rude épreuve, sans création d'effectifs, depuis la
création des lois de financement de la sécurité sociale,
ne peuvent rivaliser face au ministère richement doté qu'est
Bercy.
De manière symptomatique, l'extension de l'assiette de la TGAP avait
été prévue dans le deuxième collectif
budgétaire pour 2000, et non dans le projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 2001.
La Direction de la sécurité sociale et l'ACOSS se retrouvent en
situation de « dépendance » par rapport aux chiffres
et aux informations communiquées par le ministère de l'Economie
et des Finances.
2. Les dépenses : une volonté politique de sous-estimer le coût des trente-cinq heures
a) Les différents modes d'évaluation
Le
Gouvernement dispose de plusieurs sources d'information :
-
les prévisions de la Direction de la prévision du
ministère de l'Economie et des Finances
; le rapport
économique, social et financier du projet de loi de finances pour 2001
prévoyait ainsi 7 millions de salariés aux trente-cinq heures,
hors salariés postés et bénéficiant de l'aide de
Robien ;
-
les prévisions de la DARES
du ministère de l'Emploi
et de la Solidarité : ces
prévisions reposent sur les
effectifs
passés aux trente-cinq heures éligibles aux aides
de la loi Aubry I et de la loi Aubry II : la DARES prévoit ainsi
7,8 millions de salariés aux trente-cinq heures à la fin
2001 (contre 6,1 millions à la fin 2000) ;
-
les prévisions de l'ACOSS
,
qui se fondent sur les
assiettes salariales considérées
.
L'évaluation du montant annuel des allégements relatifs à
la RTT consiste dans un premier temps à établir un modèle
fournissant, pour un mois et un nombre donné d'entreprises
passées aux trente-cinq heures, les cotisations exonérées
qui seront générées.
Le modèle de l'ACOSS fait reposer les estimations sur les
éléments à disposition les plus fiables : les
montants en francs, à savoir les exonérations et les assiettes
salariales. Leur utilisation permet d'intégrer la distribution des
salaires par secteur d'activité, taille de l'entreprise, région,
critères essentiels pour déterminer le niveau des
exonérations de chaque établissement, ce que ne permet pas une
approche à partir de l'emploi. Les estimations sont
réalisées à partir de deux bases issues de l'Infoservice
Statistique National (ISN), les bases ORME (base statistique mensuelle sur les
mesures en faveur de l'emploi) et SEQUOIA (base statistique mensuelle sur les
assiettes salariales et les effectifs).
L'évaluation de l'ACOSS pour 2001 repose sur une hypothèse qui
demande naturellement à être vérifiée : une
accélération du passage aux trente-cinq heures à partir du
1
er
janvier 2001, en raison du renchérissement des heures
supplémentaires. A compter de cette date, toute heure travaillée
au-delà de trente-cinq heures hebdomadaires donne lieu à une
bonification de 25 % attribuée au salarié par l'entreprise
sous forme de repos supplémentaire ou de majoration de salaire (cette
bonification était de 10 % en 2000). Pour éviter de verser la
bonification, il est probable qu'un nombre important d'entreprises
décide de commencer à appliquer les trente-cinq heures au tout
début de l'année 2001. L'ACOSS estime ainsi à 81 % en
novembre 2000 les assiettes de masses salariales concernées par les
trente-cinq heures dans les entreprises de plus de 20 salariés.
b) Le choix politique de sous-estimer le coût
Le
Gouvernement a systématiquement choisi, dans ses prévisions pour
les deux dernières lois de financement, des hypothèses
« basses » de passage des entreprises aux trente-cinq
heures.
Pour la préparation du projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 2000, l'évaluation des
dépenses oscillait entre 62 et 67 milliards de francs
18(
*
)
. Le chiffre de 64,5 milliards de
francs sera finalement retenu par le Gouvernement.
Il n'apparaît pas possible ainsi d'imputer au Gouvernement une
volonté de sous-estimer, en septembre 1999, le coût des
trente-cinq heures en 2000.
(1) La sous-estimation en septembre 2000 des dépenses 2000
En
revanche, la préparation du PLFSS pour 2001, imposant d'afficher un
compte FOREC à l'annexe
f)
du projet de loi, tant pour
l'année 2000 que pour l'année 2001, montre que le Gouvernement,
amplement informé, a souhaité que des prévisions
«
normées
» soient
présentées au Parlement.
L'administration a multiplié les notes à destination du
Gouvernement. Ce dernier était particulièrement bien
informé, et par différents canaux : Direction de la
sécurité sociale, DARES, Direction du budget.
Dès le
20 janvier 2000
, une note de la Direction de la
sécurité sociale réévalue les dépenses 2000
du fonds à environ 70 milliards de francs, et fait part de son
scepticisme sur certains éléments des recettes (réforme
des droits tabacs, CSB...).
Une deuxième note de la même direction, en date du
21
février 2000,
évalue les dépenses du FOREC à 73
milliards de francs.
La Direction du budget estime, dans une note du
11 avril 2000,
que les
dépenses du FOREC seront plus élevées que prévu.
Elle chiffre la dépense totale à 72 milliards de francs pour 2000.
Une note du
13 novembre 2000
19(
*
)
de la Direction de la
sécurité sociale évalue les dépenses du FOREC
à 71 milliards de francs (en encaissements/décaissements) et
à 76 milliards de francs en droits constatés.
Toutes ces évaluations sont supérieures à celle retenue
officiellement par le Gouvernement (67 milliards de francs) : lorsque
le Gouvernement a présenté le plan de replâtrage pour 2000,
il savait déjà qu'il serait insuffisant.
Pourtant,
au même moment
, il explique devant le Sénat que
le FOREC sera équilibré :
Mme Dominique Gillot (15 novembre 2000) : « Vous verrez que l'équilibre est atteint »
M.
Charles Descours, rapporteur.
Madame le secrétaire d'Etat, vous
venez de nous dire que le FOREC, qui n'est pas encore constitué, avait
une obligation d'équilibre. Monsieur Fréville, je vais vous dire,
moi, en quoi consiste l'obligation d'équilibre du FOREC, qui est
géré actuellement par l'ACOSS, dont je préside le conseil
de surveillance. Et si ce que je vais dire -cela figure, au demeurant, à
la page 37 du tome I de mon rapport- n'est pas vrai, que le Gouvernement
apporte un démenti.
A la fin du mois d'août, 32 milliards de francs de recettes avaient
été encaissés par le FOREC -du moins par la ligne
« FOREC » puisque l'établissement FOREC n'existe pas
encore-, contre 42 milliards de francs d'exonérations de charges
correspondant aux « dépenses » du FOREC et
« aux pertes de recettes » des régimes sociaux. Le
déséquilibre est ainsi d'une dizaine de milliards de francs. Le
FOREC n'étant pas constitué, l'ACOSS supporte cette charge de
trésorerie supplémentaire.
(...)
Mme Dominique Gillot, secrétaire d'Etat.
J'en viens à
votre remarque sur la ligne concernant le FOREC. Au mois d'août dernier,
il s'agissait d'une activité de six mois : 32 milliards de francs
encaissés, 42 milliards de francs décaissés au titre des
allégements de charges. La participation de l'Etat n'avait pas encore
été versée puisque nous ne sommes pas dans le même
calendrier d'exécution.
Attendez la fin de l'année : la réunion du conseil de
surveillance vous permettra d'avoir l'expression complète des comptes,
et vous verrez que l'équilibre est atteint.
JO Débats Sénat, séance du 15 novembre 2000, p. 6094.
(2) La sous-estimation en septembre 2000 des dépenses 2001
Pour
justifier ses prévisions 2001, le Gouvernement n'a pas apporté,
lors du débat parlementaire, d'informations significatives.
En revanche, la DARES a avancé, dès février 2000, une
prévision de 91 milliards de francs sur l'exercice 2001, hors
allégement de Robien.
La note d'avril 2000 du ministère de l'Economie et des
Finances
20(
*
)
évalue les
dépenses du FOREC en 2001 à 86,4 milliards de francs, ce qui ne
comprend pas l'abattement de Robien, qui sera finalement intégré
dans le champ FOREC, soit 3,5 milliards de francs supplémentaires.
Lorsque le Gouvernement a présenté, début octobre 2000,
le plan de financement 2001, il était en mesure de savoir
depuis au
moins le mois d'avril
que les dépenses se situeraient aux alentours
de 90 milliards de francs, voire au-delà.
Du reste, en raison d'un cafouillage dû à la difficulté
d'obtenir les derniers « arbitrages », la Direction de la
sécurité sociale avait effectué un premier chiffrage, pour
le rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale du
21 septembre 2000.
Les dépenses du FOREC sont des « recettes » pour les
régimes de base de la sécurité sociale. Le rapport
présenté à la Commission des comptes de la
sécurité sociale, s'il omet de décrire la partie recettes
du FOREC, a implicitement décrit sa partie dépenses, en indiquant
les transferts provenant du FOREC.
Les dépenses du FOREC
(en millions de francs)
|
2000 |
2001 |
CNAMTS |
27.504 |
36.190 |
CNAMTS - AT |
5.053 |
6.648 |
CNAVTS |
19.227 |
25.300 |
CNAF |
13.538 |
17.814 |
Total régime général |
65.322 |
85.952 |
Source : CCSS septembre 2000
Lors de la Commission des comptes de la sécurité sociale, le
Gouvernement admet 85,9 milliards de dépenses pour le seul régime
général. Il suffit d'ajouter les 4 milliards
représentés par le régime agricole pour disposer d'une
évaluation globale de 90 milliards de francs.
L'estimation finalement retenue par le Gouvernement, dans le cadre de la
préparation de la loi de financement pour 2001, a été de
85 milliards de francs. Les prévisions de dépenses,
«
normées
» selon l'expression
utilisée, s'adaptent ainsi, en quelque sorte, aux recettes
disponibles.
Une note de l'ACOSS du 29 septembre 2000, transmise à la DARES le 9
octobre 2000, évalue le montant des dépenses du FOREC pour 2001
à 95,3 milliards de francs, pour le seul régime
général. Le coût global tous régimes serait de 100,2
milliards de francs.
Avant même le début de la discussion en première lecture
à l'Assemblée nationale du projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 2001, le Gouvernement sait que les chiffres
présentés aux parlementaires ne tiennent pas la route.
Ainsi il apparaît que le Gouvernement a sciemment choisi, en septembre
2000, de sous-estimer les dépenses du FOREC pour 2000 et 2001.