I. LE FOREC : LE GRAND ÉCART DÈS SA NAISSANCE
Mesure
phare du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour
2000, la création d'un établissement administratif chargé
de financer la réduction du temps de travail a été,
dès l'origine, un grand « trébuchoir » pour
le Gouvernement.
L'idée initiale était de respecter formellement la loi du 25
juillet 1994 qui a posé le principe d'une compensation intégrale
à la sécurité sociale des exonérations de
cotisations sociales décidées par l'Etat, mais de la violer en
réalité. Pour ce faire,
la sécurité sociale
devait verser une contribution à un fonds chargé de lui compenser
intégralement ses pertes de recettes.
Il suffisait d'y penser...
Las, dès avant le début de l'examen du projet de loi par le
Parlement, le Gouvernement était contraint, par les partenaires sociaux,
de revoir son dispositif tout en ayant de cesse de le réintroduire
grâce à un système de « tuyauteries »
opaque à dessein. La saga du FOREC avait commencé.
A. UN MÉCANISME PÉRIMÉ DÈS L'ORIGINE
La
complexité du FOREC ne peut en effet se comprendre sans revenir
longuement sur son schéma initial, consistant à faire participer
les régimes sociaux au financement des trente-cinq heures.
En raison de charges sociales élevées, principalement sur les bas
salaires, les politiques de l'emploi se sont développées depuis
la fin des années soixante-dix en utilisant le recours aux
exonérations de cotisations de sécurité sociale. Ces
politiques avaient l'inconvénient de priver la sécurité
sociale de ressources nécessaires à son équilibre. En
conséquence, la loi du 25 juillet 1994 a posé le principe
d'une compensation intégrale par l'Etat des exonérations de
cotisations de sécurité sociale.
L'article 131-7 du code de la sécurité sociale dispose ainsi que
« Toute mesure d'exonération, totale ou partielle, de
cotisations de sécurité sociale, instituée à
compter de la date d'entrée en vigueur de la loi n° 94-637 du
25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale, donne lieu
à compensation intégrale aux régimes concernés par
le budget de l'Etat pendant toute la durée de son
application »
.
Dans le cadre de la réduction du temps de travail, compte tenu du
surcoût salarial pour les entreprises, le Gouvernement a étendu la
ristourne dégressive sur les bas salaires (jusqu'à 1,8 SMIC) et
accordé une aide pérenne de 4.000 francs par an et par
salarié.
1. L'équation improbable : financer les trente-cinq heures sans augmenter les prélèvements
En
l'absence de modification du cadre légal, la compensation de ces
exonérations de cotisations aurait fait l'objet d'une dotation
budgétaire, inscrite sur les crédits du ministère de
l'Emploi et de la Solidarité.
Un tel système aurait conduit à un gonflement important des
dépenses publiques, puisque le coût supplémentaire
représenté par les trente-cinq heures, en sus de la ristourne bas
salaires dite « ristourne Juppé » (40 milliards
de francs), était estimé dès 1999 à 65 milliards de
francs.
Mais le ministère de l'Economie et des Finances a plaidé
constamment pour éviter la création de dépenses
budgétaires nouvelles et l'accroissement des prélèvements
sur les entreprises.
Dès lors, cette situation a conduit le Gouvernement à envisager
la contribution des organismes de sécurité sociale, et donc
à modifier le cadre légal existant, pour les exonérations
relatives à la réduction du temps de travail.
Il annonçait, dès l'exposé des motifs du projet de loi
d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail
(la future « loi Aubry I ») et l'étude d'impact
jointe au projet, que la règle de compensation intégrale
prévue par l'article L. 131-7 du code de la sécurité
sociale ne serait pas respectée :
« Afin de tenir
compte des rentrées de cotisations que l'aide à la
réduction du temps de travail induira pour les régimes de
sécurité sociale
5(
*
)
, cette aide donnera lieu, à
compter du 1
er
janvier 1999, à un remboursement partiel de la
part de l'Etat aux régimes concernés. Cette disposition figurera
dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour
1999, après concertation avec les partenaires sociaux sur le taux de
cette compensation. »
6(
*
)
Votre rapporteur a pu prendre connaissance d'une note de la Direction du
budget, en date du 15 février 1999, précisant que
« le dispositif permanent d'aide à la réduction du
temps de travail ne doit pas représenter un surcoût net pour les
finances publiques »
et préconisant
« de
s'orienter vers la mise en oeuvre d'un dispositif structurel d'aide à la
réduction du temps de travail compatible avec les perspectives des
comptes sociaux, strictement autofinancé par les retours attendus de la
réduction du temps de travail pour les comptes des
régimes »
.
Soumis à cette équation impossible,
financer les trente-cinq
heures sans augmenter les financements publics
, le Gouvernement a
imaginé la théorie des
« retours pour les finances
publiques »
afin de transférer aux organismes de
protection sociale (UNEDIC et régimes de sécurité sociale)
tout ou partie du financement de la réduction du temps de travail.
2. La solution contestable : la théorie des retours pour les finances publiques
Les « retours » pour les finances publiques étaient présentés ainsi par le Gouvernement en juin 1999 :
Extrait du rapport déposé par le Gouvernement
pour
le débat d'orientation budgétaire de juin 1999, p. 47-48.
« Les régimes sociaux sont les principaux
bénéficiaires des recettes financières suscitées
par la réduction du temps de travail
« Les « retours directs »
pour les
finances publiques de la réduction du temps de travail, peuvent
être classés en trois catégories : les cotisations
supplémentaires, les gains d'indemnisation de personnes initialement
sans emploi, enfin les recettes d'origine fiscale.
« 1. Les cotisations sociales supplémentaires
« La réduction du temps de travail entraîne des
cotisations sociales supplémentaires, patronales et salariales, qui
bénéficient aux différents régimes sociaux au
prorata des taux de cotisations correspondants.
« Les recettes attendues à ce titre devraient
représenter un montant de l'ordre de la moitié des retours en
direction des finances publiques.
« 2. Les gains d'indemnisation de personnes initialement sans
emploi
« La réduction du temps de travail permet d'insérer
dans l'emploi des personnes initialement au chômage et susceptibles de
bénéficier d'une indemnisation. Ce montant peut être
approché par le montant d'indemnisation du chômage : environ
la moitié des chômeurs est indemnisée, dont les trois
quarts au titre de l'allocation unique dégressive (AUD) et le reste au
titre de l'allocation de solidarité spécifique (ASS).
« Le gain moyen d'indemnisation associé au retour à
l'emploi de chômeurs pourrait en fait être supérieur
à l'indemnisation moyenne du chômage notamment parce que les
personnes qui ont davantage de chance d'être employées peuvent
avoir un profil les conduisant à recevoir un niveau d'indemnisation
moyen plus élevé.
« Les recettes attendues à ce titre devraient
représenter une part significative des retours pour les finances
publiques.
« 3. Les recettes d'origine fiscale
« La déformation des revenus a des effets en termes de
fiscalité, qui concernent essentiellement l'impôt sur le revenu
(IR) et la TVA. Le surcroît d'IR et de TVA serait directement lié
à l'accroissement de la masse salariale consécutive à la
réduction du temps de travail. Ces recettes, montant progressivement en
charge au cours des prochaines années, devraient représenter
moins d'un cinquième du total des retours attendus sur les finances
publiques.
« Ainsi le régime d'assurance chômage, qui
perçoit davantage de cotisations grâce à la progression de
la masse salariale et qui verse moins d'indemnisations chômage, compte
tenu de l'amélioration de l'emploi, saurait être un des
bénéficiaires importants de la réduction du temps de
travail. »
Selon une note de la Direction du budget du 20 mai 1999, la clef de
répartition de ces
« retours pour les finances
publiques »
devait être la suivante :
Clef de répartition des « retours » pour les
finances publiques
UNEDIC |
50 % |
Régimes de base |
32 % |
Etat |
18 % |
Cette
clef ne prenait pas en compte les régimes de retraite
complémentaire.
Peu importe que la théorie des retours s'appuie sur une
« démonstration » mathématique obscure et
contestable, dont personne n'est réellement dupe.
La réalité est plus prosaïque. Comme l'écrit
crûment la Direction du budget le 17 janvier 2000
« seules
ces structures
[l'UNEDIC et les organismes de sécurité
sociale]
sont durablement en mesure de dégager les marges de
financement nécessaires »
.
3. Le schéma initial : la contribution directe des organismes de sécurité sociale
Aucune
concertation n'a eu lieu, pendant toute l'année 1998, entre l'Etat et
les partenaires sociaux. La loi de financement de la sécurité
sociale pour 1999 n'a pas comporté la disposition annoncée, sans
que le Gouvernement n'ait pourtant changé d'un iota sa philosophie du
« recyclage »
7(
*
)
.
C'est à l'occasion du débat parlementaire sur la deuxième
loi sur les trente-cinq heures que cette contribution sera formalisée,
grâce au « fonds de financement ».
Les régimes sociaux et les partenaires sociaux ont
réaffirmé en juillet et en septembre 1999 leur opposition
à cette contribution.
Le plan de financement du FOREC présentait initialement une structure
à sections
a priori
« étanches » :
- la première réservée au financement de la
« ristourne Juppé » par la sécurité
sociale, à laquelle une recette (les droits sur les tabacs) aurait
été transférée parallèlement ;
- la deuxième réservée au financement, par la
contribution sociale sur les bénéfices (CSB) et la taxe
générale sur les activités polluantes (TGAP), du nouvel
allégement de charges réservé aux entreprises
passées à trente-cinq heures (extension de la ristourne
Juppé) ;
- la troisième destinée au cofinancement par l'Etat, les
régimes de sécurité sociale et le régime
d'assurance chômage, du coût de l'aide
« structurelle » à la réduction du temps de
travail.
La troisième section aurait été équilibrée
par construction, tandis que, pour la première, la
sécurité sociale aurait pu prendre en charge l'éventuel
décalage entre l'évolution de la recette tabacs et
l'évolution du coût de la ristourne bas salaires.
Dans le cas de la seconde section, le relèvement des taux de la CSB et
de la TGAP aurait pu compenser un déséquilibre éventuel.
Le schéma de financement initial comptait ainsi sur la création
et la montée en charge de deux véritables impositions, la
taxe
générale sur les activités polluantes
et la
contribution sociale sur les bénéfices
, censées
représenter chacune à terme un produit égal à 12,5
milliards de francs.
Ce schéma avait fait l'objet, au printemps 1999, de désaccords
importants entre Mme Martine Aubry, alors ministre de l'Emploi et de la
Solidarité, et M. Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l'Economie
et des Finances. L'arbitrage rendu par le Premier ministre ne semble pas avoir
survécu aux premières difficultés.
Il est vrai que le ministère de l'Economie et des Finances a toujours
été défavorable au scénario transformant la TGAP en
« impôt de rendement ». Il avait, pour ce faire, de
bonnes raisons qui, d'ailleurs, n'avaient pas échappé à
votre Commission lors de la discussion du projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 2000.
« Une « bonne » fiscalité écologique
« Une « bonne » fiscalité écologique est a priori une fiscalité dont le rapport décroît avec le temps puisqu'elle doit inciter les usagers à modifier leur comportement. Le financement de charges rémanentes par le biais de la fiscalité écologique pose donc un problème sérieux d'adéquation des charges aux recettes dans la durée ».
Note de la direction du budget en date du 19 mai 1999
La volonté d'affecter la recette tabacs au fonds amiante, ainsi qu'à la CNAMTS dans le cadre de la création de la couverture maladie universelle (CMU) et la difficulté d'élever la CSB et la TGAP au niveau annoncé, ont mis fin à ce scénario à compartiments étanches.
Plan
de financement initial du fonds de financement
de la réforme des
cotisations patronales en 2000
Recettes |
Montant |
Dépenses |
Montant |
1ère section : financement de la ristourne Juppé |
|
|
|
Droits sur les tabacs |
39.500 |
Ristourne Juppé actuelle |
39.500 |
2ème section : financement de l'extension de la ristourne Juppé |
|
|
|
Taxe générale sur les activités polluantes |
3.250 |
Extension de la ristourne Juppé |
7.500 |
Contribution sociale sur les bénéfices des sociétés |
4.250 |
|
|
Total |
7.500 |
Total |
7.500 |
3ème section : financement direct des trente-cinq heures |
|
|
|
Etat |
4.300 |
Aides 35 heures loi 13 juin 1998 (incitatives) |
11.500 |
Régimes sociaux |
6.200 |
Aides 35 heures 2ème loi RTT (aide structurelle) |
6.000 |
UNEDIC |
7.000 |
|
|
Total concours finances publiques |
17.500 |
Total financement direct des 35 heures |
17.500 |
TOTAL RECETTES 1+2+3 |
64.500 |
TOTAL DEPENSES 1+2+3 |
64.500 |
A terme, le financement aurait été le suivant :
Plan
de financement du fonds de financement
de la réforme des cotisations
patronales à terme
Recettes |
Montant |
Dépenses |
Montant |
1ère section |
|
|
|
Droits sur les tabacs |
40.000 |
Ristourne Juppé actuelle |
40.000 |
2ème section |
|
|
|
Taxe générale sur les activités polluantes |
12.500 |
Extension de la ristourne Juppé |
25.000 |
Contribution sociale sur les bénéfices des sociétés |
12.500 |
|
|
Total |
25.000 |
Total |
25.000 |
3ème section |
|
|
|
Etat |
7.200 |
Aides 35 heures |
40.000 |
Régimes sociaux |
12.800 |
|
|
UNEDIC |
20.000 |
|
|
Total concours finances publiques |
40.000 |
Total financement direct des 35 heures |
40.000 |
TOTAL RECETTES 1+2+3 |
105.000 |
TOTAL DEPENSES 1+2+3 |
105.000 |
Les
modalités de versement du fonds des
« contributions » des organismes sociaux étaient
décrites par l'article 11 paragraphe XVI du projet de loi sur la
réduction négociée du temps de travail
adopté en
première lecture par l'Assemblée nationale
le 19 octobre 1999
et par l'article 2 du projet de loi de financement de la sécurité
sociale pour 2000
déposé à l'Assemblée
nationale
le 6 octobre 1999.
Par l'intermédiaire du fonds, les régimes sociaux auraient
été, dans une première étape, intégralement
remboursés des exonérations de charge, puis se seraient
acquittés, dans une deuxième étape, de leur
« contribution ».
Les règles servant à calculer le montant et l'évolution de
ces contributions auraient été définies par voie de
convention entre l'Etat et chacun des organismes concernés, ou à
défaut de la conclusion de telles conventions avant le 31 janvier 2000,
par décret en Conseil d'Etat.
Une fois pris le décret en Conseil d'Etat, des arrêtés
conjoints des ministres chargés de la Sécurité sociale, de
l'Emploi et du Budget auraient fixé le montant prévisionnel des
contributions dues au cours de l'exercice -ce montant pouvant, le cas
échéant, être révisé en cours d'année-
et le montant des régularisations dues au titre de l'exercice.
Ces contributions présentaient ainsi le caractère
d'impositions.
Or, le législateur est seul compétent pour
fixer les règles concernant
« l'assiette, le taux et les
modalités de recouvrement des impositions de toutes
natures »
, selon l'article 34 de la Constitution du
4 octobre 1958. En ne fixant aucune de ces règles, tant le projet
de loi relatif à la réduction du temps de travail que le projet
de loi de financement de la sécurité sociale
méconnaissaient la compétence du législateur.
En cas d'échec -prévisible- des conventions, un décret en
Conseil d'Etat, suivi d'arrêtés ministériels, pris selon
l'imagination de leurs auteurs, aurait constitué le seul régime
juridique de ces contributions. Par « anticipation », le
secrétaire général de la Commission des comptes de la
sécurité sociale avait, sur demande du cabinet du ministre de
l'Emploi et de la Solidarité, d'ores et déjà imputé
5,5 milliards de francs de « dépenses » aux branches
du régime général.
Le Gouvernement s'apprêtait tout simplement, en octobre 1999, à
violer la Constitution, en opérant des
« prélèvements de droit
divin »
8(
*
)
sur
les régimes sociaux.
Devant la pression des partenaires sociaux, le Gouvernement renonçait
finalement à une « contribution directe » de
l'UNEDIC. Puis, après une négociation engagée en
catastrophe le 20 octobre 1999, le ministère de l'Emploi et de la
Solidarité, annonçait le 25 octobre, en fin d'après-midi,
que le Gouvernement renonçait également aux
prélèvements sur les régimes de sécurité
sociale. La discussion à l'Assemblée nationale de la
première lecture du projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 2000 s'ouvrait vingt-quatre heures plus
tard.
4. La réalité : une contribution des organismes de sécurité sociale désormais indirecte
Les
branches du régime général de la sécurité
sociale auraient dû logiquement
« récupérer » les 5,5 milliards de francs
« provisionnés » par le rapport de la Commission des
comptes de la sécurité sociale.
Mais le Gouvernement décida de diminuer les recettes du régime
général... à hauteur de 5,5 milliards de francs, afin de
les affecter au « fonds de réserve » des retraites,
à travers 49 % du prélèvement social, de 2 % sur les
revenus du patrimoine et les produits de placement.
Dans le même temps, 5,6 milliards de francs (47 % des droits de
consommation sur les alcools) de recettes du Fonds de solidarité
vieillesse (FSV) étaient affectés au FOREC.
La première série de « tuyauteries »
était mise en place. Cette opération sera poursuivie, à
plus grande échelle encore, par la loi de financement pour 2001.