II. LA CROISSANCE EUROPÉENNE À MOYEN TERME
Quelles sont les perspectives de croissance de l'Union européenne à moyen terme ?
Celles-ci dépendent non seulement de l'environnement international de l'Europe, mais aussi de facteurs propres aux économies européennes.
Votre Rapporteur en étudiera deux : le passage éventuel des économies européennes à ce qu'il est convenu d'appeler la « nouvelle économie », et l'évolution du cours de l'euro .
A. LA « NOUVELLE ECONOMIE » : L'ETAT DU DEBAT
Les Etats-Unis connaissent depuis 1992 une croissance rapide et soutenue du PIB, de l'ordre de 3,5 % par an.
Il s'agit d'un phénomène remarquabl e, dans la mesure où la croissance des Etats-Unis a été jusqu'alors particulièrement irrégulière , comme l'indique le graphique ci-après.
Il peut être intéressant de s'interroger sur les causes de cette croissance durablement élevée, afin de déterminer quels enseignements l'Europe peut en tirer.
Dans son précédent rapport sur les perspectives macroéconomiques à moyen terme, votre Rapporteur présentait différentes explications possibles (entrée dans une « nouvelle économie » suscitant une accélération du progrès technique, réformes des marchés des biens et du travail intervenues dans les années 1980 suscitant une accélération transitoire de la croissance, impact stimulant de la bulle boursière sur la demande des ménages, politiques macroéconomiques accommodantes).
Alors que la notion de « nouvelle économie » se diffuse en France, votre Rapporteur a souhaité présenter quelques nouveaux éclairages sur ce thème.
La notion de « nouvelle économie », apparue aux Etats-Unis en 1997 sous le nom de « New Economy » ou « New Economic Paradigm » et diffusée par le magazine Business Week , désigne l'idée selon laquelle le développement des technologies de l'information et de la communication (les ordinateurs et Internet en particulier, mais aussi d'autres secteurs comme la téléphonie mobile) rendrait la croissance à la fois plus stable et durablement plus élevée . Ce phénomène concernerait actuellement les Etats-Unis , et pourrait se diffuser à l' Europe dans les années à venir.
1. La « nouvelle économie » aux Etats-Unis
a) Les technologies de l'information et de la communication accélèrent-elles la croissance ?
Le progrès technique se serait légèrement accéléré aux Etats-Unis depuis 1995
Le débat relatif à la « nouvelle économie » repose essentiellement sur l'interprétation des statistiques de productivité.
En 1987, Robert Solow énonça un paradoxe, connu depuis sous le nom de « paradoxe de la productivité », ou « paradoxe de Solow », selon lequel « l'ordinateur est partout, sauf dans les statistiques de productivité ». En effet, la croissance annuelle de la productivité apparente du travail et du progrès technique a considérablement ralenti à partir de 1973 (c'est-à-dire alors que l'ordinateur se diffusait dans l'économie), ainsi que l'indique le tableau ci-après.
Croissance annuelle de la productivité apparente du travail
et du progrès technique aux Etats-Unis, en %
Période |
Croissance annuelle de la productivité apparente du travail (1) |
Croissance annuelle du progrès technique |
1966-1973 |
+ 2,4 |
+ 1,9 |
1974-1995 |
+ 1,5 |
+ 1 |
(1) Productivité horaire, secteur marchand.
Sources :
Productivité apparente du travail : Economic Report of the President , 2000.
Progrès technique : Rexecode.
Certains économistes estiment que ce paradoxe aurait cessé d'être d'actualité 3 ( * ) .
Qu'en est-il exactement ?
On rappelle que le terme « productivité » désigne, pour les économistes, deux notions différentes : la productivité apparente du travail et la productivité globale des facteurs , ou progrès technique .
La productivité apparente du travail se serait fortement accélérée depuis 1995
La productivité apparente du travail se définit comme la production par heure de travail. Elle dépend fortement du stock de capital , et en particulier des machines dont disposent les travailleurs. Ainsi, son augmentation ne traduit pas forcément une plus grande efficacité du capital ou de la main-d'oeuvre : elle peut découler d'une simple augmentation du capital , due à l'investissement. C'est pourquoi cette productivité est qualifiée d' « apparente ».
L' augmentation de la productivité apparente du travail aux Etats-Unis depuis 1995 ne fait aucun doute : elle a été de + 2,5 % en 1995-1999, contre seulement + 1,5 % de 1974 à cette date. C'est d'ailleurs le constat de cette accélération qui a été à l'origine de l'idée de « nouvelle économie ».
Malgré cette accélération de la productivité apparente du travail, la notion de « nouvelle économie » n'a de sens que si les investissements en technologies de l'information et de la communication sont plus efficaces que des investissements traditionnels, autrement dit s'ils permettent une accélération du progrès technique , c'est-à-dire de la part de la croissance du PIB qui ne peut être expliquée par la seule augmentation des facteurs travail et capital.
Si ces gains de productivité apparente du travail proviennent de la simple augmentation du capital suscitée par un taux d'investissement accru par la diminution des prix du matériel informatique, il peut en effet sembler quelque peu abusif de parler de « nouvelle économie », dans la mesure où l'investissement en nouvelles technologies n'aurait pas un impact sur le progrès technique supérieur à celui de l'investissement traditionnel.
Le progrès technique se serait légèrement accéléré depuis 1995
On est donc conduit à se poser la question : y a-t-il eu accélération du progrès technique aux Etats-Unis depuis 1995 ?
Tel semble être le cas, bien qu'il n'y ait pas de consensus quant à l'ampleur du phénomène.
Il est en effet difficile d'évaluer le progrès technique, qui ne découle pas d'une simple mesure (comme la productivité apparente du travail), mais de calculs économétriques . Le résultat dépend en particulier de la manière dont on évalue le stock de capital (et donc dont on prend en compte sa dévalorisation : par exemple, quelle est la valeur d'un ordinateur acheté il y a quatre ans ?).
Ainsi, les estimations du progrès technique aux Etats-Unis dans la première et la seconde moitié des années 1990, et de l' accélération du progrès technique qui en découle, présentent des différentes importantes , comme l'illustre le tableau ci-après.
Croissance annuelle de la productivité globale des facteurs
(progrès technique) aux Etats-Unis
Période |
Croissance annuelle (en %) |
Période |
Croissance annuelle (en %) |
Gain de croissance (en points) |
|
Rexecode (1) |
1980-1994 |
+ 1 |
1995-1999 |
+ 1,8 |
+ 0,8 |
Gordon (2) |
1972-1995 |
+ 0,62 |
1995-1999 |
+ 1,79 |
+1,17 |
Oliner et Sichel (3) |
1991-1995 |
+ 0,48 |
1996-1999 |
+ 1,16 |
+ 0,68 |
Jorgenson et Stiroh (4) |
1990-1995 |
+ 0,36 |
1995-1998 |
+ 0,99 |
+ 0,63 |
Caisse des dépôts et consignations (5) |
1990-1995 |
+ 0,35 |
1995-1999 |
+0,55 |
+0,2 |
(1) Denis FERRAND, « Accélération de la productivité globale des facteurs aux Etats-Unis », Revue Rexecode , 3 e trimestre 2000.
(2) Robert GORDON, « Does the "New Economy" Measure up to the Great Inventions of the Past ? », Journal of Economic Perspectives, mai 2000.
(3) D. OLINER et Daniel E. SICHEL, « The Resurgence of Growth in the Late 1990s : is Information Technology the Story ? », Federal Reserve Board Finance and Economics, Discussion Series n° 2000/20 , mars 2000.
(4) Dale W. JORGENSON, Kevin J. STIROH, « Raising the Speed Limit : U.S. Economic Growth in the Information Age », à paraître dans les Brooking Papers on Activity , cité par Evariste Lefeuvre, Pierre Sicsic, « Nouvelle technologie et productivité aux Etats-Unis », Flash n° 2000-137, Caisse des dépôts et consignations, 18 juillet 2000.
(5) Partrick ARTUS, « Où s'arrêtera la progression de la croissance potentielle aux Etats-Unis ? », Flash n° 2000-158, Caisse des dépôts et consignations, 11 septembre 2000.
Il peut être intéressant de remarquer que, malgré son accélération, la croissance du progrès technique depuis 1995 ne serait pas sans précédent depuis la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, selon Rexecode , la croissance annuelle actuelle du progrès technique (+ 1,8 %) serait inférieure à celle de la période 1950-1965 ( +2,7 % ). De même, selon la Caisse des dépôts et consignations (qui étudie une période plus courte), le taux annuel actuel (+ 1 % en 1999) serait inférieur à celui observé entre 1983 et 1989 , lors de la première phase d'informatisation de l'économie américaine ( + 1,4 % ).
Le progrès technique est-il sous-estimé du fait d'une sous-estimation du PIB ?
• Selon certains économistes, il y aurait toutefois une sous-estimation du progrès technique, découlant de celle du PIB.
A l'origine de ce débat se trouve le fait que le PIB mesure non le bien-être , mais les valeurs produites . Or, certains biens et services voient leur prix baisser et leur qualité augmenter. Les organismes statistiques nationaux s'efforcent de prendre en compte ce phénomène, en mesurant le prix de certains produits (comme les ordinateurs) à « utilité constante ». Toutefois cette pratique n'est pas systématique (par exemple, l'Insee ne prend pas en compte le fait qu'une carte bancaire présente une utilité croissante , du fait de la multiplication des guichets automatiques, de l'augmentation du nombre de commerces l'acceptant et de la diversification des services liés).
Certains économistes estiment donc que le mode de mesure du PIB devrait être modifié afin de mieux prendre en compte les gains de bien-être permis par les technologies de l'information et de la communication.
Ainsi, selon le rapport de la Commission Boskin 4 ( * ) (1996), aux Etats-Unis l'indice des prix à la consommation aurait été surestimé de 1,1 % à 1,3 % par an selon la période considérée, dont 0,6 % du fait des nouveaux produits, de sorte que la croissance du PIB ces dernières années aurait été sous-estimée .
• Toutefois, certains estiment que les technologies de l'information et de la communication ont eu jusqu'à présent un impact sur le niveau de vie bien plus faible que certaines inventions de la Seconde Révolution Industrielle en 1860-1900 (électricité, moteur à combustion, chimie, cinéma, radio...) ou des Trente Glorieuses (comme la téléphonie à longue distance et la télévision).
Il conviendrait en particulier de ne pas sous-estimer les gains de bien-être permis dans le passé par certaines innovations à faible contenu technologique , comme la plomberie intérieure ou la climatisation (cette dernière ayant en outre contribué au développement du Sud des Etats-Unis).
En outre, la qualité de certains services pourrait se dégrader (par exemple, dans le cas du transport aérien, la possibilité d'acheter des billets sur Internet ne compense peut-être pas le recours croissant au « surbooking » et l'augmentation des retards).
La croissance du PIB ne serait donc pas nécessairement sous-estimée du fait des technologies de l'information et de la communication.
Le progrès technique concerne essentiellement les secteurs producteurs de technologies de l'information et de la communication
Le progrès technique semble centré sur le secteur producteur de matériel informatique
Aujourd'hui, le principal argument contre la thèse de l'existence d'une « nouvelle économie » est que l'accélération récente du progrès technique semble centrée sur le secteur producteur de matériel informatique .
En effet, depuis 1995 le secteur informatique serait responsable d'environ la moitié du progrès technique total, et de la totalité de l'accélération de la productivité apparente du travail , comme le suggère le tableau ci-après.
Secteur informatique et progrès technique
Technologies de l'information et de la communication |
Autres secteurs |
||||
Contribution du progrès technique à la croissance du PIB (en points) |
Progrès technique total |
Ordinateurs |
Semi-conducteurs |
||
Oliner et Sichel (1996-1999) (1) |
+ 1,16 |
+ 0,26 |
+ 0,39 |
+ 0,50 |
|
Ordinateurs |
Logiciels |
Commu -nications |
|||
Jorgenson et Stiroh (1995-1998) (2) |
+ 0,99 |
+ 0,32 |
+ 0,08 |
+ 0,04 |
+ 0,55 |
Contribution du progrès technique au gain de productivité apparente du travail (en points) (a) |
Progrès technique total |
Ordinateurs et semi-conducteurs |
Autres secteurs |
||
Gordon (1995-1999 / 1972-1995) (3) |
+0,29 |
+0,29 |
+ 0,00 |
(a) Sur une accélération de la productivité apparente du travail de 0,62 point par rapport à la période 1972-1995.
(1) D. OLINER et Daniel E. SICHEL, « The Resurgence of Growth in the Late 1990s : is Information Technology the Story ? », Federal Reserve Board Finance and Economics, Discussion Series n° 2000/20 , mars 2000.
(2) Dale W. JORGENSON, Kevin J. STIROH, « Raising the Speed Limit : U.S. Economic Growth in the Information Age », à paraître dans les Brooking Papers on Activity , cité par Evariste Lefeuvre, Pierre Sicsic, « Nouvelle technologie et productivité aux Etats-Unis », Flash n° 2000-137, Caisse des dépôts et consignations, 18 juillet 2000.
(3) Robert GORDON, « Does the "New Economy" Measure up to the Great Inventions of the Past ? », Journal of Economic Perspectives, mai 2000.
Comment expliquer le faible impact des technologies de l'information et de la communication sur le progrès technique des secteurs qui ne les produisent pas ?
Plusieurs facteurs ont été avancés pour expliquer le faible impact actuel des technologies de l'information et de la communication sur le progrès technique des secteurs qui ne les produisent pas .
• Tout d'abord, certains éléments incitent à relativiser l'amélioration de la productivité que permettrait la diffusion de l'informatique. Tel est en particulier le cas de la situation constante d'apprentissage de l'utilisateur du fait du renouvellement des produits et du temps perdu à rechercher inutilement des informations sur Internet ou à se distraire avec des jeux informatiques.
• Selon une autre interprétation, le faible niveau du progrès technique dans les secteurs non producteurs de technologies de l'information et de la communication serait temporaire.
Il proviendrait tout d'abord du temps nécessaire aux entreprises pour se réorganiser afin de tirer pleinement profit des technologies de l'information et de la communication.
En outre, l'utilité d'un réseau augmente au début en fonction du nombre de ses membres (phénomène connu sous le nom de « loi de Metcalfe ») : par exemple, il est d'autant plus utile d'être connecté à Internet que de nombreuses personnes le sont déjà. Certains économistes estiment que ce phénomène va fortement accroître l'utilité des technologies de l'information et de la communication dans les années à venir.
• Enfin, selon une troisième interprétation, l'accélération du progrès technique permise par les technologies de l'information et de la communication aurait déjà eu lieu.
En effet, il est possible que les applications les plus productives des technologies de l'information et de la communication soient déjà en place.
Si tel était le cas, les technologies de l'information et de la communication ne susciteraient pas, au cours des années qui viennent, d'accélération du progrès technique dans les secteurs qui ne les produisent pas.
b) La « nouvelle économie » suscite-t-elle une croissance plus stable ?
Qu'en est-il de cet autre aspect de la « nouvelle économie », selon lequel les technologies de l'information et de la communication susciteraient une croissance plus stable ?
Des facteurs jouent dans le sens d'une croissance plus régulière
Deux facteurs semblent effectivement jouer dans le sens d'une plus grande régularité de la croissance.
• Tout d'abord, l'inflation serait aujourd'hui freinée par les technologies de l'information et de la communication, du fait d'une diminution rapide du coût du matériel informatique et d'un renforcement du pouvoir des consommateurs consécutif à une meilleure information permise par Internet 5 ( * ) .
Cela limiterait l'ampleur des fluctuations économiques : en effet, une accélération de l'inflation a généralement pour conséquence une augmentation des taux d'intérêt à court terme (la banque centrale limitant ainsi le crédit afin de réduire l'augmentation de la masse monétaire) et à long terme (les marchés obligataires prenant en compte la dépréciation réelle anticipée des titres libellés dans la monnaie concernée), qui a pour effet de susciter un ralentissement de l'économie.
• Ensuite, les technologies de l'information et de la communication permettraient une meilleure gestion des stocks , et donc une diminution de ces derniers.
Ainsi, le ratio des stocks de biens durables relativement aux livraisons est passé aux Etats-Unis de 19 % en 1991 à moins de 12 % aujourd'hui.
Certains économistes estiment que la croissance en est rendue plus stable. En effet, les récessions qu'on a pu observer jusqu'à présent ont souvent été amplifiées par des variations de stocks.
Telle est en particulier la thèse du président du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale des Etats-Unis, M. Alan GREENSPAN.
D'autres facteurs accroissent le risque d'instabilité
Certains économistes estiment cependant que le développement des technologies de l'information et de la communication est un facteur d'instabilité.
En effet, les technologies de l'information et de la communication favoriseraient les fluctuations boursières , du fait notamment de la difficulté d'estimer les profits futurs de nombreuses entreprises de ce secteur, qui favoriserait les mouvements irrationnels des cours.
Ainsi, la poursuite de l'éclatement de la « bulle spéculative » du Nasdaq (marché américain des valeurs de croissance, regroupant essentiellement des entreprises du secteur des technologies de l'information et de la communication) pourrait entraîner une moindre consommation des ménages.
La plupart des économistes estiment cependant que si de nouvelles baisses des valeurs technologiques sont probables, elles ne pourraient pas par elles-mêmes remettre en cause l'équilibre général des marchés boursiers : l'ampleur du phénomène serait donc limitée.
* 3 Interrogé récemment sur ce point, Robert SOLOW reste prudent : « Il est possible que ce soit la fin du paradoxe des ordinateurs, mais je n'en suis pas sûr » (entretien dans Le Monde de l'économie , 18 avril 2000).
* 4 La " commission Boskin ", créée par le Sénat des Etats-Unis, était une commission consultative chargée d'étudier l'indice des prix à la consommation. Elle était présidée par M. Michael BOSKIN, professeur d'économie à l'Université de Stanford. Elle a remis son rapport final à la commission des finances du Sénat des Etats-Unis, le 4 décembre 1996.
* 5 Un autre phénomène jouant en ce sens, parfois rattaché à la « nouvelle économie », est le développement du commerce international.
En effet, le commerce international suscite une pression à la baisse sur les prix, par l'accroissement de la concurrence.