II. L'URBANISME ET LA CONSTRUCTION : DEUX FRÈRES ENNEMIS ?

M. GUITELMACHER , président de la Fédération nationale des promoteurs constructeurs (FNPC)

Merci, Monsieur le Président.

Je vous donnerai deux exemples : un exemple qui est le domaine de Pardigon à Gassin Cavalaire, acheté en 88 et dont tous les permis, même après diminution de moitié de la constructibilité qui était passée de 80 000 à 40 000 mètres carrés de surface hors oeuvre nette (SHON), ont été annulés, au grand dam des élus et des professionnels. C'est-à-dire 12 ans de travail et effectivement rien in fine. Et un autre exemple : Meudon la Forêt. Pouilly, il y a 45 ans, a fait un plan-masse, un plan d'urbanisme, une série de propositions, et c'est seulement maintenant que cela se termine, 45 ans après.

Alors la question à laquelle je suis invité à répondre est insolite. Il me semble nécessaire en préambule d'en élucider les significations possibles.

L'urbanisme définit le cadre urbain souhaitable, sinon idéal. Il décide de la ville, des espaces publics, des lieux d'accueil, d'activité, des logements, du traçé des voies et des places. La construction, quant à elle, s'insérerait de façon plus ou moins heureuse dans cette vision et cet aménagement général, dont elle remettrait en cause l'ordonnance, si même elle ne la détruisait pas.

Une telle vision des choses est évidemment simpliste, sinon fausse. La construction ne se développe, à la satisfaction de la population, que sur la base de partis d'urbanisme forts. L'histoire des villes en témoigne, que ce soient les villes italiennes du quinzième siècle ou les bastides du Sud-Ouest en France. C'est dans des espaces organisés de façon plus ou moins aboutie, mais dont le tracé illustre un conception d'ensemble, que la construction s'est développée avec le plus de bonheur.

A l'inverse, les espaces dépourvus d'organisation des périphéries urbaines n'ont pas servi la construction, qui s'est répandue de façon désordonnée avec les résultats que l'on connaît. Sans doute, une certaine dose de désordre et de foisonnement incontrôlé peut contribuer au charme et à la vitalité des villes, mais on ne saurait miser beaucoup d'effets positifs sur un excès d'improvisation.

Ces évolutions contrastées nous conduisent-elles à penser que loin de faire mauvais ménage, urbanisme et constructions sont de toute nécessité complémentaires ? La réussite des villes tient moins à leur architecture ou à la qualité du bâti qui les compose qu'à la bonne conception de leurs parties d'urbanisme.

Au reste, s'il est souvent fait appel aux architectes pour établir les plans d'urbanisme, c'est sans doute que nous manquons d'urbanistes, la discipline correspondante n'étant pas enseignée en France, mais c'est plus encore parce que ces deux activités sont liées.

La seconde signification de la question posée me paraît plus précise. Elle comporte un a priori négatif. L'urbanisme peut s'entendre comme le corps de règles qui gouverne la réalisation de la construction et, par nature, cette dernière tendrait-elle toujours à éluder l'application des exigences réglementaires des plans d'urbanisme, que ce soit pour des raisons mercantiles, de commodité ou recherche d'un effet de démonstration ? L'antagonisme présumé entre la règle et la pratique ne me paraît pas vérifié. Pour nous, professionnels, les risques de la construction, financièrement très importants, supposent que le cadre de nos interventions soit d'une part clair car bien établi, et d'autre part juridiquement le plus sûr possible.

Ce sont ces deux points que je vous propose d'examiner.

Sur la nécessité d'un cadre clair bien établi, il ne faut pas oublier que la première démarche de celui qui envisage de construire sur un site donné, le conduit à s'enquérir de ce qui peut être édifié. Le temps n'est plus où l'absence de règles applicables érigeait la dérogation en mode opératoire inévitable. La réponse est désormais fournie par les plans d'urbanisme provisoirement encore dénommés POS, ou les PAZ et les ZAC. Encore faut-il que ces documents soient clairement rédigés et qu'ils soient devenus définitifs. Ces deux conditions ne sont pas toujours remplies, loin s'en faut. De nombreux POS sont en cours de révision. Cette procédure est synonyme d'incertitude sur les prévisions de l'urbanisme et il en résulte pour les opérateurs une importante source d'incertitude.

D'autre part, les règles d'urbanisme local ne gouvernent pas seules la construction. Comme le constatait le Conseil d'Etat en 1992 dans son rapport qui était cité par M. Hérisson, je cite : "si le droit de l'urbanisme connaît une certaine maturité, il est menacé régulièrement dans sa cohérence par l'instabilité qu'engendre l'expression d'attentes souvent antagonistes. Dans l'esprit de beaucoup, ce droit aurait ainsi vocation à résoudre l'ensemble des maux de la société urbaine ". La prolifération des réglementations, que nous appellerons périphériques, au Code de l'urbanisme, dépouille progressivement celui-ci de son rôle d'instrument unique de régulation. Il ne suffit plus désormais de connaître les règles générales et locales qui s'appliquent à un projet pour apprécier la faisabilité de celui-ci, il faut savoir que nombre de territoires sont assujettis à des règles particulières, issues du droit de l'environnement, lequel s'accroît année après année de nouveaux textes législatifs et réglementaires qui brouillent singulièrement la vision que l'on pourrait avoir du cadre de notre activité. L'évolution se poursuit de façon inexorable. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'application de la règle de droit devienne moins sûre."

Sur la sécurité juridique en question, nous avons tous noté que la montée du contentieux de l'urbanisme n'est pas récente. C'est un phénomène qu'on mesure mal. Dans une perspective optimiste, le nombre de recours par rapport au nombre d'autorisations délivrées serait négligeable. Cette estimation mérite au moins d'être vérifiée sur un point : les recours visent le plus souvent des opérations d'une certaine importance et moins fréquemment des projets de constructions isolées, comme une maison individuelle par exemple.

C'est ce qui fait sans doute qu'ils sont ressentis si négativement par les professionnels. Ils peuvent avoir pour nous des effets dévastateurs. Un seul projet bloqué pendant de nombreuses années, cela peut être la ruine pour celui qui l'a acquis à grands frais et qui a même parfois acquis le terrain.

Les magistrats nous disent, quand ils n'annulent pas un permis et ne donnent pas de sursis à exécution : pourquoi ne construisez-vous pas puisque vous avez le droit ? Aucune banque ne financera un projet et aucun notaire ne passera un acte notarié sur un projet dont le permis a fait l'objet d'un recours.

Dans un passé encore récent, les recours portaient très majoritairement sur les autorisations elles-mêmes. Au pire, en cas d'annulation, il était possible de présenter une nouvelle demande.

Une nouvelle génération de recours, qui a été citée tout à l'heure, met désormais souvent en cause les documents d'urbanisme eux-mêmes ou les PAZ. Malheur dans ce cas au bénéficiaire d'un permis de construire non encore définitif et qui avait été délivré sur la base d'un POS déclaré illégal ou annulé. Et pour les gens qui connaissent Montpellier, il existe une personne physique qui, sous forme d'association, fait des demandes d'annulation et dépose des recours sur la majorité des documents d'urbanisme établis par la ville, à tel point que dans certains cas la ville a dû racheter à des promoteurs privés des terrains sur lesquels ils avaient obtenu des permis qui n'étaient plus valables.

Les pouvoirs publics ont manifesté la volonté de renforcer la sécurité des documents d'urbanisme en évitant par exemple qu'ils puissent être contestés pour des motifs purement formels. Ainsi, en 1994, il était décidé que l'illégalité pour vice de forme ou de procédure d'un schéma directeur, d'un POS ou d'un document d'urbanisme, ne peut être invoquée par voie d'exception après l'expiration d'un délai de 6 mois à compter de la prise d'effet du document.

Qu'en sera-t-il dans l'avenir ? Le projet de loi relatif à la solidarité et au renouvellement urbain part d'un bon naturel ; il a abrogé un nombre important de textes du code de l'urbanisme qui étaient à la source de recours. Nous verrons dans la suite de l'histoire si c'est suffisant et si les recours diminuent, mais nous sommes un peu inquiets -et je fais part de cette inquiétude à Mme Barbet, qui est ici, et qui est une des grandes responsables de sa rédaction-.

Sous le titre de " dispositions générales communes aux divers documents de l'urbanisme ", l'article premier regroupe des dispositions éparses qui définissent les principes auxquels la mise au point des documents d'urbanisme sera obligatoirement assujettie. Il dispose que "les documents déterminent les conditions permettant d'assurer le respect de principes, qui sont nombreux et de nature différente, comme un énoncé abrégé :

- l'équilibre entre le développement urbain, la préservation des espaces affectés aux activités agricoles et forestières ;

- la mixité urbaine et la mixité sociale dans la ville, en tenant compte de l'équilibre emploi/habitat, de la gestion des eaux ;

- une utilisation économe de l'espace urbain et de l'espace naturel, la maîtrise de la demande de déplacement, la limitation de la circulation automobile, la préservation de la qualité de l'air, de l'eau, des milieux, des sites et paysages naturels ou urbains. "

La traduction de tous ces objectifs ambitieux, intelligents et normaux, en normes d'urbanisme, ne sera pas une mince affaire. Leur conciliation relèvera d'une décision politique qui fera nécessairement la part du possible et du souhaitable et sera, en conséquence, forcément critiquable et, de fait, critiquée.

Cette disposition, qui illustre tout à fait la préoccupation du Conseil d'Etat face au risque de perte de cohérence du droit de l'urbanisme, ouvrirait un champ étendu à de nouveaux recours basés sur l'insuffisance des réponses apportées par ces documents d'urbanisme aux objectifs énoncés par la nouvelle loi. Il est à craindre que le rôle des tribunaux administratifs ne soit pas près d'être allégé.

Sur un plan général, il faut regretter que le gouvernement n'ait pas cru possible d'adopter des mesures qui auraient mis un frein aux recours sans fondement, comme nous l'avions proposé, mais nous avons compris depuis très longtemps qu'ester en justice est un droit fondamental de tout Français et la constitution le lui réserve. Les juges n'aiment pas sanctionner les recours abusifs, ils ont droit à 20.000 francs d'amende, c'est très peu ; quand un tribunal administratif donne 5.000 francs d'amende à un particulier ou association, il dit qu'il a sanctionné le recours abusif, ce n'est pas une très grosse somme. Nous regrettons que ce soit très compliqué sur le principe et qu'il n'y ait pas d'avancée significative dans ce domaine.

Ces recours peuvent priver la collectivité de réalisations utiles. Ils coûtent aux opérateurs et dans certains cas à l'Etat lui-même. Je rappelle que dans une ville nouvelle où un opérateur privé avait acheté des droits à construire, tous les permis ont été annulés et cela a coûté juste 300 millions de francs à l'Etat. C'est un exemple significatif. 300 millions de francs qui ont dû être remboursés. Dans le domaine de Pardigon, il semblerait que le promoteur privé, au terme de douze ans de travail, veuille demander 292 millions de francs d'indemnité à l'Etat.

Je crains donc qu'il ne nous faille vivre avec la menace constante que ces recours constituent, ce qui nous renvoie de façon sans doute imprévue et certainement regrettable à l'antagonisme sur lequel vous m'avez demandé de m'expliquer. Alors, frères ennemis, non. Couple infernal, vraisemblablement. Et mariage difficile, tout à fait sûrement.

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