2°/ LA SURVEILLANCE DE LA RADIOACTIVITÉ DEVRA ÊTRE MAINTENUE INDÉFINIMENT
La protection contre les risques d'intrusions humaines
restera
indispensable mais elle ne sera pas suffisante. Indépendamment et
parallèlement à ces activités de "gardiennage", il faudra
en effet, pendant une période qu'il est actuellement impossible à
définir, assurer une surveillance continue de l'évolution de la
radioactivité artificielle dans l'environnement.
Les données actuellement disponibles, qu'elles proviennent des services
officiels ou des missions d'experts indépendants, permettent de penser
qu'il n'y a pas pour le moment de contamination inquiétante de
l'environnement des deux atolls, mais qu'en sera-t-il dans l'avenir ?
A/ Les constats des missions scientifiques
Dans quelques mois, le rapport des experts de l'AIEA permettra de connaître le degré actuel de contamination radioactive des atolls. Toutefois, dans le passé, quatre missions de "scientifiques" réputés indépendants avaient fait le point sur le niveau de la contamination radioactive de la biosphère à Mururoa et à Fangataufa et avaient tenté de faire des prévisions sur l'évolution future de ce problème.
a) Le rapport Tazieff - Juin 1982
Le groupe de scientifiques qui accompagnait M. Haroun
Tazieff avait estimé en 1982 que
"les explosions aériennes ont
introduit dans l'atmosphère, l'océan et tous les organismes
vivants, en particulier marins, une radioactivité significative mais non
préoccupante au point de vue sanitaire"
et que
"depuis que les
explosions sont souterraines, la contamination radioactive de l'environnement
est devenue quasiment nulle à court terme"
.
Le rapport Tazieff constatait néanmoins que
"le confinement des
déchets radioactifs dans le sous-sol pour des périodes
très longues, atteignant des milliers d'années, pose des
problèmes qui ne sont pas résolus [...] d'où
l'intérêt qu'il y aurait à vérifier en permanence
l'absence dans les eaux souterraines et dans la mer de Krypton 85 et de
tritium dont les périodes radioactives dépassent de peu dix
années ainsi que des divers isotopes du plutonium"
.
L'optimisme du rapport Tazieff doit cependant être tempéré,
les contributions des experts annexées à ce document montrent
bien que ceux-ci considéraient qu'un séjour de trois jours sur
place était beaucoup trop court et que dès lors, leur mission
n'avait eu qu'un caractère exploratoire, les résultats de leurs
mesures ne devant servir
"qu'à définir le programme de la
mission de longue durée qui doit faire suite à cette mission
exploratoire"
.
Malheureusement, cette recommandation n'a pas été suivie d'effet
et il n'y a jamais eu de mission complémentaire de longue durée.
b) Le rapport Atkinson
La mission d'experts australiens et
néo-zélandais présidée par
M. H. R. Atkinson, dont les travaux ont été
abondamment cités dans le cours du présent rapport, avait
également posé le problème des éventuelles fuites
de radioactivité et de la nécessité de prévoir une
surveillance à long terme dans les deux atolls. Selon eux :
"Les
mécanismes susceptibles d'entraîner le transport des eaux
contaminées vers la biosphère existent du moins sur le long
terme."
Les autorités françaises ayant interdit à la mission
Atkinson de prélever des échantillons de sédiment dans le
lagon, ils ont dû se contenter de la déclaration de ces
mêmes autorités reconnaissant qu'il y avait de 10 à
20 kg de plutonium dans le fond du lagon.
La présence de ce plutonium, qui va peu à peu se répandre
dans les eaux de l'océan, justifierait à elle seule le maintien
à très long terme d'un mécanisme de surveillance. Il ne
faut pas, en effet, oublier que la période (ou demi-vie) du
plutonium 239 est de 24 110 ans et qu'il faudra donc attendre
241 100 ans pour que son activité initiale soit divisée
par 1 000 !
Si, dans certaines études, on envisage la "banalisation" des sites de
stockage de déchets à haute activité une fois
terminées les opérations de remplissage, en faisant ainsi
confiance à l'imperméabilité des barrières
artificielles et naturelles, il ne semble pas que le site de Mururoa puisse
être un jour rouvert en vue d'un peuplement humain. Comme le constatait
le rapport Atkinson, si on peut effectivement considérer que la
présence des résidus des explosions peut faire assimiler Mururoa
à un stockage de déchets radioactifs, il faut cependant bien
admettre que ce site ne remplit pas les conditions géologiques
exigées pour implanter un tel stockage :
"L'hydrologie des
formations calcaires et volcaniques est telle qu'on peut envisager que des
fuites à partir des cavités provoquées par les explosions
pourront se produire dans 500 ou 1 000 ans"
87(
*
)
, le bouchon des puits constituant le
passage privilégié par lequel les radioéléments les
plus volatiles pourraient revenir à la surface.
c) La mission scientifique de la Calypso
En novembre 1988, l'équipe Cousteau a publié un
rapport réalisé à la suite d'une mission de cinq jours
pendant lesquels le Commandant Cousteau avait été
autorisé à pénétrer à l'intérieur du
lagon le lendemain d'un tir afin de prélever des échantillon
d'eau, de sédiment et de plancton. Ces observations de surface furent
complétées par des plongées en scaphandre autonome et en
sous-marin.
Sur l'éventualité d'un retour à la surface
d'éléments radioactifs provenant des explosions souterraines, le
rapport Cousteau ne fait que confirmer les conclusions de la mission
Atkinson ; les éléments les plus volatiles qui n'ont pas
été piégés dans la roche fondue pourront migrer
vers la surface, le temps de cette migration pour
"certains
radioéléments pourrait être dans certains cas voisin de
100 ans"
.
88(
*
)
D'autres conclusions de l'équipe Cousteau viennent cependant
tempérer cette conclusion quelque peu inquiétante, ils ont en
effet constaté qu'il n'y avait pas de retour, en 1988, de
radioéléments en surface et que les risques de pollution
radiologique à court et à moyen terme sont négligeables.
Le tout est de s'entendre sur la définition du court terme quand on
admet en même temps que
"l'atoll de Mururoa est par conséquent
un très mauvais site de stockage de déchets radioactifs et il n'y
a aucune raison de croire que si certains critères de confinement
semblent nécessaires au stockage des déchets des centrales
nucléaires civiles, ils ne soient plus nécessaires pour stocker
les déchets des essais nucléaires
militaires"
.
89(
*
)
Ainsi les rapports des experts indépendants ne semblent pas remettre en
question les mesures effectuées par les laboratoires officiels et en
particulier par le Laboratoire du Service mixte de surveillance radiologique et
biologique (SMSRB), qui dépend directement de la DIRCEN et de la
Direction des applications militaires du CEA :
- les essais aériens ont entraîné la contamination de
quelques zones des atolls et une certaine pollution atmosphérique dont
la concentration diminue lentement mais régulièrement ;
- les radioéléments artificiels produits par les essais
souterrains sont restés jusqu'ici confinés dans les couches
géologiques profondes et n'ont pas entraîné de
contamination en surface.
Si les responsables des essais et les missions d'experts indépendants se
rejoignent dans leur appréciation de la situation actuelle, il n'en est
pas de même, en revanche, sur l'appréciation du risque, à
moyen et à long terme, de voir la radioactivité actuellement
confinée à l'intérieur des roches fondues migrer un jour
jusqu'à la surface.
La DIRCEN, sur ce point, semble faire preuve d'un optimisme résolu et
considère qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas dans l'avenir de
problèmes liés à la migration des
radioéléments provenant des essais souterrains. Si les
responsables de la DIRCEN ont été dans l'ensemble assez
satisfaits des conclusions des différentes missions d'expertise, ils
n'en ont pas moins tenu à se démarquer de certaines des
conclusions du rapport Cousteau :
"la DIRCEN émet des
réserves sur certaines déductions ou assertions du rapport,
notamment en ce qui concerne la circulation des eaux et des
radioéléments"
.
90(
*
)
Un argumentaire officiel distribué dans les postes diplomatiques se
montrait toutefois beaucoup plus prudent sur l'innocuité à long
terme des essais souterrains et notait à propos des conclusions des
rapports Atkinson, Tazieff et autres... que
"leurs seules réserves
éventuelles concernent le long terme sur lequel personne n'est
véritablement à même de se prononcer"
.
91(
*
)
Ne serait-ce pas là le début de la sagesse ?
Pourquoi, en effet, ne pas admettre qu'on ne sait pas, aujourd'hui, ce qui se
passera à moyen et à long terme et agir dès lors en
prenant en compte, dès maintenant, cette incertitude ?
d) L'application du principe de précaution
La loi du 2 février 1995 a
énuméré les grands principes qui doivent désormais
guider la politique de protection de l'environnement et cela grâce
notamment au
"principe de précaution, selon lequel l'absence de
certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment,
ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées
visant à prévenir un risque de dommage grave et
irréversible à l'environnement à un coût
économiquement acceptable"
.
Selon ce principe, il ne suffit plus d'avoir la preuve de la nocivité
d'un produit ou d'une technique pour se décider à prendre des
mesures raisonnables pour protéger la santé humaine et
l'environnement ; en quelque sorte, l'incertitude ne doit plus servir
à justifier l'inaction.
Dans le cas des anciens sites d'expérimentations nucléaires de
Mururoa et de Fangataufa, les experts sont semble-t-il d'accord pour
affirmer :
- que la situation actuelle n'est pas dangereuse ;
- qu'on ne sait pas si les éléments radioactifs
piégés dans la lave à plus de 800 mètres de
profondeur rejoindront la biosphère ;
- qu'il est impossible de dire aujourd'hui, si cela devait se produire,
combien de temps il faudrait pour que l'eau chargée de particules
radioactives parvienne à la surface mais que, de toute façon, ce
phénomène serait extrêmement étalé dans le
temps ;
- que les dangers pour les populations seraient de plus en plus
réduits en raison de la dilution des éventuels rejets et de
l'éloignement des régions habitées.
Il n'empêche que l'incertitude, que les scientifiques sont dans
l'incapacité de lever, engendre des craintes qu'il faut s'efforcer de
gérer et d'apaiser.
Les populations de la Polynésie, qui n'ont pas été
consultées sur l'implantation du CEP à l'origine et qui n'ont par
voie de conséquence jamais pu donner leur avis sur les essais
nucléaires, sont en droit d'exiger que toutes les précautions
soient prises pour assurer une sûreté maximum.
Dans un cas comme celui-ci, la conduite à suivre ne doit pas être
guidée uniquement par des critères scientifiques, il faut pouvoir
démontrer que toutes les mesures techniquement et économiquement
possibles pour réduire les éventuels dangers ont bien
été prises.
En Métropole, l'ouverture de laboratoires souterrains préalable
à la création de centres de stockage devrait permettre d'apporter
la preuve que toutes les sources de risques ont été
identifiées afin qu'on puisse préventivement y remédier.
A Mururoa et à Fangataufa, aucune de ces actions préventives n'a
été conduite, c'est donc a posteriori qu'il va falloir
s'assurer que toutes les mesures destinées à assurer la
protection de l'environnement et même éventuellement de la
santé humaine seront bien prises.
Pendant toute la période de fonctionnement du CEP, le suivi de la
radioactivité a été assuré par le Service mixte de
surveillance de la radiologie et de la biologie (SMSRB). Près de deux
cents médecins, chercheurs et techniciens, parfois assistés par
des plongeurs, ont procédé à des
prélèvements et à des analyses pour essayer de
détecter toutes les formes de pollution radioactive. Le caractère
militaire du SMSRB et le secret auquel il était tenu sur certains des
résultats obtenus ont bien entendu donné prise aux critiques des
antinucléaires. De nos rencontres en Métropole et sur place
à Mururoa, nous avons retiré l'impression que ce service a
toujours rempli les tâches qui lui étaient confiées avec
compétence, sérieux et honnêteté, et qu'il n'y a pas
lieu de mettre en doute systématiquement ses conclusions qui ont, en
général, d'ailleurs été confirmées par les
experts indépendants des autorités militaires françaises
Mais qu'en sera-t-il de ces contrôles après la fermeture
définitive du CEP ?
Selon les indications qui nous ont été données, le SMSRB
va être rapatrié en Métropole, les contrôles
journaliers (eau, air) ou séquentiels (sédiments, chaîne
biologique, plancton, algues, ...) ne pourront donc plus être
assurés avec la même régularité. En principe, pour
les dix ans qui viennent, il est prévu qu'une équipe venant de la
Métropole effectuera, chaque année, une campagne de
prélèvements, ce qui nécessitera d'ailleurs le maintien
à Tahiti d'un bateau spécialisé.
Ces campagnes annuelles de prélèvements seront
complétées par un suivi continu effectué grâce
à une dizaine de capteurs automatisés qui enverront le
résultat de leurs mesures, par satellite, jusqu'à un centre du
CEA en Métropole.
Sur un plan scientifique, ce dispositif peut paraître satisfaisant.
Toutefois, il n'en demeure pas moins qu'il ne suffira certainement pas à
apaiser toutes les craintes des populations concernées.
La surveillance de la radioactivité n'a pas, en effet, qu'un objectif
scientifique, elle doit être aussi motivée par le souci de
maintenir la confiance du public.
La mise en place ou le maintien d'une telle surveillance passe donc par le
choix d'une institution, existante ou à créer, dont le
sérieux, l'honnêteté et surtout la permanence ne pourront
pas être mis en doute.
A propos de la surveillance des installations de stockage de déchets
radioactifs, un groupe de sociologues faisait d'ailleurs remarquer que
"le
choix d'un dispositif de régulation et de surveillance ne relève
pas d'une détermination scientifique, c'est essentiellement un choix
politique"
.
92(
*
)
Dans ces conditions, il conviendrait donc :
- de prévoir dès maintenant un dispositif de surveillance
de la radioactivité permanent et qui, en tout état de cause,
restera actif bien au-delà de la période de dix années
actuellement envisagée ;
- de mettre en place immédiatement une signalétique aussi
indestructible que possible indiquant que les deux atolls sont susceptibles
d'être contaminés par de la radioactivité. Plusieurs
instances ont recommandé, pour cela, la construction de pyramides de
cuivre portant le signe de la radioactivité ;
- de rapprocher, à terme, ce dispositif de surveillance de la
radioactivité des populations polynésiennes concernées, en
confiant cette tâche au Laboratoire d'étude et de surveillance de
l'environnement de l'Institut de protection et de sûreté
nucléaire (IPSN) installé à Tahiti et actuellement
chargé du suivi de la radioactivité pour toute la
Polynésie française, mais à l'exception de Mururoa et de
Fangataufa ;
- de chercher à former des étudiants polynésiens aux
techniques de mesure et de surveillance de la radioactivité pour
qu'à terme, la responsabilité des contrôles puisse
être assurée localement même si la Métropole doit
continuer à en assumer les frais ;
- de lever le "secret défense" et plus généralement
de laisser le libre accès à toutes les données
indispensables pour contrôler et apprécier les conséquences
environnementales et éventuellement sanitaires des essais
nucléaires.