Chapitre IV
L'IMPACT DES ESSAIS NUCLÉAIRES
FRANÇAIS
DANS LE PACIFIQUE
Comme tous les pays qui ont procédé à des
essais d'armes nucléaires, la France a cherché à
protéger au maximum toutes les données relatives à ces
essais. De leur côté, les opposants aux armements
nucléaires n'ont pas cessé de réclamer plus de
transparence, en particulier pour tout ce qui concerne les effets sur
l'environnement et sur la santé humaine des explosions nucléaires.
Deux logiques s'affrontent et il est bien difficile pour un observateur qui se
veut impartial de dire où doit se situer la limite entre le secret
défense et le droit à l'information des citoyens.
Quelles sont les informations qui mettent véritablement en péril
la défense nationale ? Cette question est d'autant plus difficile
à résoudre que seules quelques personnes habilitées savent
ce qu'il y a véritablement dans les dossiers et décident en leur
âme et conscience de ce qui peut être ou non
révélé à l'extérieur.
Les responsables du CEP ont certainement parfois abusé du secret
défense pour retenir des informations qui concernaient pourtant toutes
les personnes qui vivaient sur ou à proximité des sites
d'expérimentations. Il ne faut toutefois pas oublier que les experts de
la mission Atkinson ont souligné dans la préface de leur rapport
que
"la visite de scientifiques sur un site d'expérience militaire
d'un autre pays doit être considérée comme un exemple
unique"
60(
*
)
et
que la
France vient, volontairement, de se soumettre à une expertise
complète réalisée par des experts étrangers
mandatés par l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA).
La connaissance de l'impact réel sur l'environnement et
éventuellement sur la santé humaine des essais français
dans le Pacifique souffre de certaines lacunes, mais les multiples missions
d'experts qui ont été admis à visiter Mururoa et
Fangataufa permettent néanmoins de commencer à se faire une
idée assez précise de ce qui s'est réellement passé
sur ces deux atolls de 1966 à 1996 et des conséquences qui
pourraient résulter des différents essais qui s'y sont
déroulés.
1°/ LES CONSÉQUENCES DES ESSAIS AÉRIENS
Malgré toutes les précautions prises, en
particulier en surveillant étroitement les phénomènes
météorologiques, nul ne peut nier que les essais aériens
ont eu des conséquences néfastes sur les milieux environnants.
Toute explosion nucléaire à l'air libre, qu'elle résulte
de la fusion ou de la fission de l'atome, entraîne un considérable
dégagement d'énergie qui entraîne à son tour des
retombées de particules radioactives.
On peut limiter ces retombées, comme on vient de le voir, en
réduisant l'interaction avec le sol, mais on ne peut les supprimer
totalement. Le contact, dans la dernière phase de l'explosion, entre la
sphère de gaz chauds et l'air ambiant plus froid produit une colonne
ascendante qui aspire des éléments arrachés au sol, les
résidus de l'engin lui-même et de son support (ballon, nacelle,
câbles, ...). Les éléments les plus lourds vont retomber
immédiatement et localement, c'est-à-dire dans une zone allant de
quelques kilomètres à plusieurs centaines de kilomètres en
fonction des conditions météorologiques. Les particules les plus
légères vont s'élever à plusieurs kilomètres
d'altitude et vont rester en suspension dans la troposphère et
même dans la stratosphère. Ces fines particules radioactives vont
se déplacer, pendant des années, au gré des mouvements des
masses d'air avant de retomber un peu partout sur la planète.
Il y a eu dans le monde plus de 500 essais aériens dont les traces
ne sont pas encore complètement disparues aujourd'hui. La France a
contribué à cette forme de pollution et ses 45 essais
aériens, peut-être parce qu'ils sont survenus après
l'arrêt de ce type d'expérimentation par les autres nations, ont
été très mal ressentis par les populations
concernées.
Pouvait-on faire autrement et se passer de cette phase
d'expérimentation ? Les responsables du CEP estiment, bien entendu,
que la France devait continuer ses expériences en attendant la mise au
point de techniques moins polluantes qu'elle devait développer seule,
les nations alliées ne lui ayant apporté dans ce domaine aucune
aide.
Quel a été l'impact réel des essais aériens sur les
sites des tirs et dans l'ensemble des zones géographiques proches ?
La vérité est difficile à connaître. Entre les
responsables du CEP définitivement et résolument optimistes qui
constatent
"l'absence d'effets significatifs de nos essais nucléaires
sur le milieu polynésien"
61(
*
)
, et certains écologistes qui
décrivent une situation apocalyptique en déformant au besoin les
faits et les citations, il est difficile de se faire une opinion.
Dans quelques mois, la mission d'experts de l'AIEA présidée
par Mme E. Gail de Planque rendra ses conclusions ;
espérons que ces travaux réalisés en toute
indépendance mettront fin aux controverses.
En attendant les résultats de cette mission, les seules données
qui ne portent pas à discussion, du moins chez tous ceux qui acceptent
de débattre sereinement et sans arrière-pensées de ces
questions, sont celles qui ont été fournies par le rapport dit
"rapport Atkinson" en 1983.
A cette date, le gouvernement français avait en effet accepté
qu'une mission composée de cinq experts de haut niveau
néo-zélandais et australiens se rende à Mururoa. Cette
mission était dirigée par M. H. R. Atkinson, ancien
directeur du Laboratoire national d'étude des radiations de
Nouvelle-Zélande.
Cette mission, qui a reconnu que
"la visite d'experts scientifiques
dans une
zone d'expérimentation militaire d'une autre nation devait être
considérée comme unique"
62(
*
)
et qu'elle avait reçu de la
part des autorités françaises un accueil parfait et toute l'aide
technique qu'elle avait souhaitée, a présenté un certain
nombre de conclusions sur l'impact des essais aériens.
A/ sur le site de Mururoa
La mission Atkinson constate tout d'abord que
"le
niveau de
la radioactivité ambiante sur la base de vie de l'atoll de Mururoa est
en général plus basse que partout ailleurs dans le monde et que
les traces des retombées des essais aériens sont
détectables seulement à un niveau très loin en dessous de
ceux qui ont une signification en terme de santé"
.
63(
*
)
La très faible radioactivité du corail expliquerait ce
phénomène à première vue assez surprenant.
Le satisfecit donné par les experts néo-zélandais et
australiens doit cependant être relativisé. En effet, ceux-ci
n'ont pas été autorisés à prélever des
échantillons dans les parties Nord et Ouest de l'atoll, ni dans le
sédiment du lagon, alors que ce sont justement les zones où ont
eu lieu les essais aériens.
On ne peut que regretter la frilosité des autorités militaires
qui se sont sans doute une fois de plus abritées derrière le
sempiternel "secret défense", mais on peut aussi s'interroger sur
l'attitude des experts qui ont accepté de présenter des
conclusions qu'ils savaient pertinemment tronquées et peut-être
même faussées.
Lors de la visite de la mission de l'Office à Mururoa, les
autorités responsables des essais ont d'ailleurs reconnu qu'il
subsistait trois zones où la radioactivité du sol restait
importante. Ces portions de l'atoll en forme de "plume" ne
représentent
toutefois pas une surface considérable. Il faut souhaiter que la mission
de l'AIEA ait pu s'y rendre et procéder aux analyses nécessaires
pour mettre définitivement fin aux ambiguïtés actuelles.
Si le document publié par la DIRCEN et le CEA/DAM cité
précédemment décrit très bien les effets physiques
(onde thermique, effet de souffle, ...) sur le milieu naturel des atolls,
les problèmes liés aux retombées radioactives sont
repoussés au tome IV de cet ouvrage, dont on attend malheureusement
toujours la publication :
"les zones localisées au voisinage des
trois polygones d'essais ont subi, de manière répétitive,
les effets les plus importants ; les retombées radioactives, leur
impact sur l'environnement, ainsi que ceux des rayonnements nucléaires,
ont été limités (
cf. tome
IV
)"
.
64(
*
)
Il est assez paradoxal de constater que nous disposons d'informations
précises sur les effets physiques des essais aériens dont les
conséquences, nous avons pu le constater in situ, ont pratiquement
disparu alors que l'impact des retombées radioactives, dont les
conséquences se font encore certainement sentir aujourd'hui, restent
entourées d'un certain flou, pour ne pas dire plus !
Pourquoi ne pas reconnaître clairement ce qui est ? Les
impératifs de la défense nationale ont conduit à porter
des atteintes parfois graves à l'environnement et peut-être
même à la santé humaine. Il ne serait que temps d'en faire
le constat le plus honnêtement possible, d'en tirer les
conséquences et d'y porter remède quand cela est encore
possible.
Etait-il véritablement nécessaire d'attendre la publication du
rapport des experts de l'AIEA pour connaître
"le bilan de la
radioactivité sur les sites et en Polynésie
française"
? Il semblerait que la
"volonté de
transparence"
qui avait présidé à la publication des
trois premiers tomes de l'ouvrage de la DIRCEN et du CEA/DAM se soit quelque
peu évaporée quand il s'est agi de parler des retombées
radioactives et de leurs conséquences sur l'environnement et la
santé humaine.
B/ sur les régions voisines
L'étude des retombées à longue distance
des particules radioactives pourrait faire l'objet à elle seule d'un
rapport entier.
Le présent rapport devant être consacré aux
problèmes posés par les déchets nucléaires, nous ne
ferons donc que quelques allusions aux retombées radioactives en dehors
des sites de tir.
Aujourd'hui, plus de vingt ans après la fin de la dernière
campagne d'essais aériens, les effets de ces essais, dans l'ensemble de
la Polynésie, sont encore perceptibles bien que le taux de
radioactivité artificielle soit aujourd'hui assez faible et en constante
diminution.
A partir du moment où on admet qu'après un essai
atmosphérique, les particules radioactives les plus fines peuvent rester
en suspension dans l'atmosphère ou la troposphère pendant des
années et que leurs retombées peuvent se produire un peu partout
sur l'ensemble de la planète, il devient difficile d'attribuer les
variations de la radioactivité artificielle à telle ou telle
campagne de tir et donc à telle ou telle nation.
Toutefois, en 1983, le rapport Atkinson se risquait à présenter
une évaluation :
"Pour la zone tempérée de
l'hémisphère Sud, qui inclut la Nouvelle-Zélande, la
contribution la plus importante de l'exposition des populations aux
retombées radioactives provient des produits de fission à vie
longue émis par les essais aériens de l'hémisphère
Nord. Environ 20 % de ces produits de fission à vie longue peuvent
être attribués aux essais aériens réalisés
sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa..."
65(
*
)
Le rapport Atkinson précise également que
"les doses de
radiations reçues par les populations de Polynésie
française du fait de la radioactivité naturelle ou artificielle
sont plus basses que le niveau moyen mondial."
Ces conclusions résolument optimistes sont, bien entendu, contredites
par les opposants aux essais nucléaires et notamment par Bruno Barillot
dans son ouvrage "Les essais nucléaires
français".
66(
*
)
Nous ne sommes pas en mesure, et ce n'est d'ailleurs pas l'objectif du
présent rapport, de trancher entre ces positions divergentes.
On peut toutefois se référer aux travaux de l'IPSN, qui dispose
depuis plusieurs années d'un laboratoire spécialisé dans
l'étude de la radioactivité en Polynésie. Ce laboratoire,
situé à Tahiti, constatait en 1995 que
"les seuls
radionucléides détectés dans les
prélèvements marins et terrestres de l'hémisphère
Sud sont des éléments à vie longue qui sont mesurés
à des niveaux très bas et souvent inférieurs à la
limite de détection."
L'IPSN fait également remarquer que
"la valeur de la radioactivité artificielle en Polynésie
française mesurée en 1995 correspond à moins 1 % de
l'exposition due à la radioactivité
naturelle."
67(
*
)
Ce rapport de l'IPSN, sur lequel s'appuient les positions officielles sur les
effets des essais, appelle cependant plusieurs remarques.
Tout d'abord, les constats effectués ces dernières années
ne font, comme l'IPSN l'indique d'ailleurs très clairement, que prendre
en compte
"l'évolution dans l'hémisphère Sud qui se
caractérise par une diminution progressive de la radioactivité
depuis l'arrêt des essais nucléaires atmosphériques"
.
Pour se faire une idée plus précise de l'impact qu'ont pu avoir
les essais aériens français, il faudrait donc analyser l'ensemble
des publications du bureau de l'IPSN de Tahiti. Les données ainsi
relevées par l'IPSN devraient également être
comparées à celles qui ont été publiées
chaque année par le Comité scientifique des Nations-Unies pour
l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR).
Une analyse critique de ces différents relevés pourrait donc
être effectuée par des experts.
La collaboration d'experts qualifiés est indispensable car il s'agit
d'un sujet très compliqué où les erreurs
d'interprétation peuvent entraîner chez les populations
concernées des réactions imprévisibles. Tout le
problème est de trouver des experts qualifiés et impartiaux,
reconnus et acceptés par toutes les parties. Le terme "impartiaux" est
employé à dessein au lieu d'"indépendants", ce dernier
terme étant désormais pour les écologistes synonyme
"d'opposants au nucléaire".
Ainsi, pour les opposants aux essais nucléaires français,
l'indépendance de IPSN, simple service du CEA, est souvent mise en
question. Pour ceux qui ont eu à travailler avec cet organisme, et cela
a été le cas de plusieurs rapporteurs de l'Office, cette
indépendance ne fait néanmoins aucun doute.
Bien que des collaborations régulières aient eu lieu avec la
DIRCEN, il faut remarquer que l'IPSN, organisme pourtant tout ce qu'il y a
de plus officiel, n'a jamais été autorisé à mesurer
l'évolution de la radioactivité sur les sites de Mururoa et de
Fangataufa ! Il y a là une situation anormale à laquelle
nous proposerons de mettre fin dans nos conclusions.
La dernière remarque porte sur l'impact qu'auraient pu avoir les essais
aériens sur la santé des Polynésiens et en particulier sur
celle des travailleurs du CEP. Il semblerait, malheureusement, que les
études épidémiologiques aient été d'une
consternante insuffisance, ce qui, aujourd'hui, permet toutes les
interprétations même les plus aberrantes où, comme dans un
film allemand présenté sur ARTE, toutes les maladies et toutes
les anomalies génétiques constatées en Polynésie
étaient attribuées aux conséquences des essais
aériens.
Si ces dérives existent, c'est en grande partie en raison de l'attitude
des responsables politiques qui ont accepté que les autorités
militaires exercent un contrôle de plus en plus étendu, y compris
sur la santé des populations civiles. Nous ne voulons pas mettre en
question ni les compétences, ni l'honnêteté des
médecins militaires, mais il fallait bien s'attendre à ce que les
opposants aux essais contestent leurs travaux.
Aujourd'hui les essais sont terminés, le Centre
d'Expérimentations du Pacifique disparaît, il n'y a donc plus
aucune raison que le secret subsiste pour tout ce qui concerne la santé
des populations et des travailleurs du Centre.
Rappelons-le une fois encore : la mission qui nous a été
confiée par l'Office était d'étudier les problèmes
posés par les déchets nucléaires militaires, les
conséquences des retombées des essais aériens n'entrent
donc pas dans notre champ de compétence au sens strict. Notre
enquête nous a toutefois amenés à prendre conscience des
questions que se pose, tout à fait naturellement, une partie des
populations concernées.
Ne serait-il pas temps, dans ces conditions, de faire un bilan sérieux
et définitif des conséquences éventuelles sur
l'environnement et sur la santé humaine des essais aériens
réalisés à Mururoa et à Fangataufa de 1966 à
1974 ?
En l'absence d'une telle démarche, il y a fort à parier que cette
question continuera à empoisonner encore longtemps la vie politique de
la Polynésie et les rapports entre ce territoire et la Métropole.