2°/ LES RISQUES À LONG TERME DES ESSAIS SOUTERRAINS
S'il est évident que les essais aériens peuvent
présenter des risques aussi bien pour l'environnement que pour la
santé humaine, la dangerosité des essais souterrains est beaucoup
plus controversée. Il faut d'ailleurs noter que le passage aux essais
souterrains n'a pas enrayé la contestation par les Etats voisins du
Pacifique et par certaines organisations d'écologistes, bien loin de
là !
De 1975, début des essais souterrains, à 1986, 78 essais
souterrains ont été effectués directement dans la couronne
corallienne (dont deux à Fangataufa).
De 1981 à 1995, on a procédé à 62 tirs
à partir du lagon (dont six à Fangataufa).
Ces tirs souterrains, s'ils n'ont pas entraîné de pollution
radioactive immédiate, ont cependant, à l'évidence,
créé une quantité appréciable de déchets
radioactifs qui sont restés, en principe, piégés dans la
formation basaltique.
Nous sommes donc en présence, à Mururoa et à
Fangataufa, de véritables sites de stockage de déchets
radioactifs à haute activité et à vie longue.
Même si les responsables des essais préfèrent toujours
parler de résidus d'expérimentation, on doit regarder la
réalité en face : la nature de ces résidus n'est pas
fondamentalement différente de celle des déchets qui sont obtenus
à l'issue du retraitement des combustibles usés des centrales
nucléaires.
La liste et surtout les quantités de radionucléides qui
résultent des 137 essais souterrains effectués à
Mururoa et à Fangataufa sont, comme on pouvait s'y attendre, encore
tenues secrètes ; elles auraient toutefois été
communiquées à la mission de l'AIEA sous une forme qui
préserve la confidentialité des opérations passées.
Lors de notre visite au CEP, les responsables présents nous ont
cependant fourni quelques indications montrant, selon eux, que les
quantités de déchets en question ne seraient en rien comparables
à celles qui proviennent de l'utilisation civile de l'atome. Il y aurait
en effet dans le sous-sol des deux atolls :
- 150 kg d'éléments radioactifs bêta et gamma,
soit l'équivalent de trois "verres" de l'usine de La Hague ;
- 600 kg d'éléments alpha, soit l'équivalent de
14 colis civils.
Comme ces radioéléments sont dilués dans plus de
10 millions de tonnes de lave créée par les explosions,
l'activité massique de ces déchets serait extrêmement
faible, de l'ordre de 0,02 Curie par tonne en émetteurs alpha et
inférieure à un Curie par tonne en émetteurs bêta et
gamma, donc très proche de l'activité des déchets
présents dans le Centre de stockage de la Manche que l'ANDRA est en
train de fermer définitivement.
Toujours selon les responsables des essais, une explosion de 10 kilotonnes
dans une roche de densité moyenne entraînerait la formation de
8 000 tonnes de roche fondue, qui se solidifierait rapidement en se
transformant en une sorte de lave. Ils estiment que l'ensemble des essais
souterrains aurait entraîné la formation de 10 millions de
tonnes de lave ; la dilution des radioéléments dans cette
énorme quantité de lave ferait que l'activité de ces
déchets serait 10 000 fois plus faible que celle des verres
issus du retraitement.
Sur ce point comme sur bien d'autres dans cette étude, nous devons nous
contenter des explications officielles sans avoir de véritables
possibilités de recoupement avec d'autres sources.
La quantité de radioactivité qui subsiste après une
explosion semble toutefois être une donnée parfaitement connue des
responsables puisqu'il est affirmé que
"la mesure de la dilution dans
la roche fondue des éléments radioactifs issus de l'explosion
permet de déduire la masse de cette roche"
.
68(
*
)
Après chaque explosion on procédait en effet, grâce
à un forage spécial dévié, à un
prélèvement de carottes de lave qui permettait d'effectuer un
véritable diagnostic de l'expérience qui venait d'être
réalisée.
En ce qui concerne la composition des déchets piégés dans
la lave basaltique, en l'absence de données précises, semble-t-il
toujours couvertes par le secret militaire, on ne peut que se
référer à des informations assez approximatives et
fournies par des opposants aux armements nucléaires.
Selon certaines publications, anciennes
69(
*
)
ou plus
récentes
70(
*
)
, on
devrait retrouver après chaque explosion :
- des produits de fission résultant de la
désintégration du plutonium et de l'uranium au cours de
l'explosion. Appartiennent à cette catégorie le
Césium 137, le Strontium 90 et 89, l'Iode 131 ainsi
qu'une vingtaine d'autres éléments. De nombreuses mesures
effectuées après les expériences atmosphériques sur
des substances variées (plantes, lait, os humains, thyroïde
humaine, ...) ont apporté la preuve de la retombée de ces
éléments dont certains, si leur concentration est
élevée, peuvent être particulièrement dangereux pour
la santé humaine ;
- de l'Uranium 235, du Plutonium 239 et du tritium qui
composaient initialement l'engin à tester et qui ne sont pas
rentrés dans la réaction, en d'autres termes qui n'ont pas
été consommés lors de l'explosion car le rendement n'est
jamais parfait. En plus de leur dangerosité intrinsèque, ces
éléments posent également un problème grave en
raison de leur durée de vie extrêmement longue. Ainsi, il faudrait
attendre 240 000 ans pour que l'activité du plutonium soit
divisée par 1 000 et puisse par conséquent être
considérée comme négligeable ;
- des métaux ordinaires (fer, zinc, manganèse, ...) qui
constituaient l'enveloppe et le conteneur de l'engin, ainsi que son support.
Ces métaux ont été activés par le flux de neutrons
produit par l'explosion.
On a également noté, dans le cas des expériences
aériennes, la présence de Carbone 14 radioactif qui
résulte de la capture de neutrons par les noyaux d'azote de l'air
ambiant.
Comme on le voit, il ne semble pas y avoir de différence de nature entre
les radioéléments produits lors d'une explosion et ceux qu'on
retrouve dans la phase ultime du retraitement des combustibles
usés : ce sont tous des déchets qui auront une vie
très longue, ce qui les rendra potentiellement dangereux pendant des
siècles et même des millénaires.
A partir du moment où on reconnaît que les atolls de Mururoa et
de Fangataufa constituent bien des sites de stockage de déchets
radioactifs, une question essentielle se pose : les formations
géologiques utilisées seront-elles capables d'assurer, sur le
long terme, un confinement suffisant des radionucléides qu'elles
contiennent ?
En d'autres termes, existe-t-il un risque de voir un jour les
éléments radioactifs, actuellement enfouis dans le socle
basaltique des atolls, remonter à la surface et contaminer
l'environnement ?
A/ La capacité des roches à contenir la radioactivité
Comme cela a été indiqué
précédemment, les puits de tir ont été forés
à une assez grande profondeur (600 à
1 100 mètres) de façon à atteindre le socle
basaltique des atolls.
Si le rapport Atkinson rappelle que
"Mururoa est l'atoll qui a
été le plus intensément étudié dans le
monde"
71(
*
)
, il
n'en
demeure pas moins que sa structure s'est révélée beaucoup
plus complexe qu'on aurait pu le croire a priori. Le socle basaltique
initialement façonné par des émissions de lave s'est en
effet peu à peu transformé sous l'effet de l'eau qui l'a
imprégné.
Les multiples forages effectués ont pu mettre en évidence qu'il
existait dans la formation basaltique, pourtant réputée
homogène et compacte, tout un processus de circulation des eaux
provoqué par les échanges thermiques entre les eaux froides de
l'océan et la roche réchauffée par la géothermie
terrestre.
Selon les géologues, cette circulation interne des eaux a
entraîné une transformation progressive de la roche originale et
l'apparition de roches secondaires de type argileux. Pour les responsables des
essais, cette évolution, bien loin d'être inquiétante,
aurait tout au contraire contribué à renforcer les
qualités de la roche :
"Ces minéraux secondaires ont
conduit à un colmatage progressif des réseaux de circulation (des
eaux) et sont à l'origine de la faible perméabilité du
massif."
72(
*
)
Contrairement à ce qui est prévu pour le stockage souterrain des
déchets civils, la formation géologique constitue la seule
barrière susceptible d'empêcher la migration des
radionucléides ; il n'existe pas, et pour cause, de
barrières ouvragées et de conteneurs qui devraient constituer,
dans les stockages prévus en Métropole, des précautions
supplémentaires pour protéger les déchets.
B/ La circulation des eaux
Tous les auteurs s'accordent pour considérer que de par
leur structure originelle, puis du fait de leur "argilisation", les
laves qui
constituent le socle des atolls n'ont qu'une très faible
perméabilité. Cela ne signifie pas pour autant que l'eau est
totalement absente de ces roches :
"Les formations géologiques
sont saturées par une eau d'origine marine qui va se déplacer
sous l'influence du seul moteur significatif à l'intérieur du
massif : la machine thermique dont la source chaude est le flux
géothermique terrestre à l'aplomb de l'atoll et dont la source
froide est l'océan."
73(
*
)
La chaleur de l'écorce terrestre induit un mouvement naturel de
circulation des eaux, les eaux chaudes moins denses remontant vers la surface
et étant peu à peu remplacées par des eaux plus froides
venant de l'océan à travers les flancs de l'atoll.
Le problème qui se pose est donc de savoir à quelle vitesse se
déplacent les eaux qui remontent vers la surface et qui seraient donc
susceptibles de ramener des éléments radioactifs du fond des
cavités de tir vers la surface et la biosphère.
Cette vitesse est fonction de la perméabilité de la roche qui
peut varier de 10
-3
mètres par seconde pour les
formations les plus perméables comme le sable par exemple, à
10
-13
mètres par seconde pour les roches les plus
compactes comme les argiles franches, la limite entre les roches
perméables et imperméables étant en général
fixée par les géologues à
10
-9
mètres par seconde.
Les forages réalisés à Mururoa montrent que la formation
basaltique profonde dans laquelle étaient réalisés les
tirs est relativement compacte et homogène et que sa forte composante
argileuse lui confère une perméabilité très faible
comprise en 10
-7
et 10
-11
mètres par seconde.
Les formations géologiques situées plus près de la
surface, et en particulier la couche de calcaire d'origine corallienne, sont en
revanche beaucoup plus perméables, de l'ordre de
10
-4
mètres par seconde, ce qui permet une circulation
rapide des eaux en leur sein.
Selon un modèle établi par la DIRCEN pour l'atoll de Mururoa, la
vitesse maximum de circulation des eaux serait :
- de 1 cm par an pour les formations géologiques profondes,
- et de 1 cm par jour dans les formations calcaires
supérieures.
Le rapport Atkinson indique, toutefois, que
"la perméabilité
est suffisante pour que puissent être envisagés des flux
comparables au 1 mètre par an comme cela avait été
estimé dans le rapport Tazieff"
.
74(
*
)
Entre 1 centimètre et 1 mètre par an, la marge
d'incertitude est donc considérable mais l'explication a peut-être
été apportée par le rapport Cousteau, qui attire assez
justement l'attention sur
"l'hétérogénéité des structures tant au
niveau de la structure globale de l'île que celle de chacune des
entités géologiques et des éléments qui les
constituent"
et qui conclut que
"chaque forage est un cas
particulier et
doit donc être réajusté en fonction de la
réalité géologique mise en évidence à cette
occasion"
.
75(
*
)
L'incertitude quant à la vitesse de migration des éléments
radioactifs qui pourraient se trouver dans les eaux souterraines se trouve
renforcée par l'absence de données précises sur les
profondeurs auxquelles ont été effectués les
différents tirs. En effet, si le toit de certaines des cheminées
formées à la suite des explosions, et qui peuvent atteindre
plusieurs centaines de mètres de hauteur, se trouve à
proximité des formations calcaires, la migration des
éléments initialement piégés dans la lave pourrait
se faire dans des délais relativement courts, du moins à
l'échelle des temps géologiques. Or il semblerait que certaines
des premières expérimentations aient été
effectuées à une assez faible profondeur avec, par voie de
conséquence, une cheminée relativement proche des couches
superficielles qui ne peuvent en aucun cas, tous les experts semblent d'accord
sur ce point, servir à retenir la radioactivité. En effet, selon
le rapport Atkinson :
"Le temps de passage de l'eau à travers le
corail est inférieur à 10 ans"
.
76(
*
)
C/ Les fracturations de la roche dues aux essais
Les développements qui précèdent se
réfèrent à des formations géologiques intactes qui
n'ont pas été soumises aux perturbations engendrées par
les explosions. Même si ces explosions ont été relativement
de faible puissance, moins de 150 kilotonnes alors que certains essais
aériens comme Canopus ou Procyon ont dépassé les
1 000 kilotonnes, il n'en demeure pas moins que l'énergie
dégagée a entraîné des modifications certainement
assez importantes de la structure des roches voisines de la cavité.
Non seulement l'explosion produit, comme on vient de le voir, une
cheminée qui peut atteindre plusieurs centaines de mètres, mais
"jusqu'à 90 ou 100 mètres on peut avoir
théoriquement des fractures en cisaillement [...] mais ces fractures
n'ont jamais été clairement
observées"
.
77(
*
)
La méconnaissance de l'étendue et de l'importance de ces
éventuelles fracturations de la roche (ou l'absence d'informations
communiquées sur ce sujet) ont laissé le champ libre à
toutes les interprétations possibles.
Ainsi, pour le rapport Atkinson :
"Les roches volcaniques ont
été sévèrement altérées dans les
zones environnant les points d'explosion. Il existe des possibilités de
chevauchement de zones de fractures adjacentes ou d'extension de
précédentes zones de fractures par des essais suivants. Le bilan
des données disponibles suggère que l'intégrité de
l'ensemble de la structure de la roche volcanique n'a pas été
altérée. Cependant les données essentielles des tests de
contrôle n'ont pas été rendues disponibles pour
l'inspection."
78(
*
)
Ces remarques ont été faites en 1984 mais dans un article
récent, M. Pierre Vincent, de l'Observatoire de Physique du
Globe de Clermont-Ferrand, soutient que les réseaux de fractures qui
entourent les différentes cavités pourraient entrer en
communication et ainsi
"ouvrir le système permettant une migration
progressive des éléments radioactifs dans l'océan et dans
l'atmosphère"
, voire provoquer
"une ouverture brutale du
système par glissement d'un flanc de l'île dans la
mer"
.
79(
*
)
Pour appuyer cette hypothèse, Le Monde avait même publié
une carte de Mururoa prétendument secrète sur laquelle figurent
quatre fissures traversant totalement la couronne corallienne. Toujours selon
Le Monde, ces fractures auraient été comblées avec du
ciment. Lors de sa visite à Mururoa, votre rapporteur n'a pas
constaté l'existence de ces
"fractures rebouchées"
, il
aurait d'ailleurs été étonnant que des travaux de cette
importance, qui auraient nécessité des milliers de tonnes de
ciment, aient pu passer inaperçues aux yeux des milliers de personnes
qui ont résidé sur l'atoll.
En 1995, la revue scientifique britannique Nature a présenté
l'avis d'un expert anglais qui, sans s'être jamais rendu sur place,
diagnostiquait l'effondrement de l'atoll de Mururoa. Toutefois, dans le
même numéro de Nature
80(
*
)
,
deux autres spécialistes
anglais et américain jugeaient cette hypothèse tout à fait
improbable et estimaient qu'elle ne reposait sur aucune information
véritable, l'un d'eux ajoutant même :
"Je ne pense pas que
les Français cherchent à détruire leur principal site
d'essai."
Comme on pouvait s'y attendre, les responsables des essais contestent
vigoureusement toutes les prévisions catastrophiques sur la
solidité de l'atoll. Pour M. Yves Caristan, chef du
Laboratoire de détection et de géophysique du CEA qui avait
été créé et dirigé par le Professeur Yves
Rocard :
"des éboulis et une fragmentation se forment dans
l'entourage immédiat de l'explosion mais au-delà de ces zones,
l'énergie mécanique se propage dans les terrains de façon
élastique sans les modifier."
Il précise également que
les différents essais ont été répartis sur la
surface de l'atoll de manière
"à limiter les
interférences possibles entre eux et à préserver la
stabilité du soubassement volcanique"
.
Comme on peut le constater, il est donc très difficile de se faire une
opinion et de savoir si les essais souterrains ont véritablement
modifié la structure générale de l'atoll.
L'équipe Cousteau, qui s'était rendue sur place en 1987 et qui
avait effectué plusieurs plongées sur les flancs de l'île
de Mururoa, restait elle aussi assez dubitative :
"En ce qui
concerne
le socle volcanique, il est évident que sa perméabilité
est localement augmentée par les fractures artificielles, les
cheminées d'effondrement et les puits [...] ces augmentations de
perméabilité sont probablement très localisées mais
se trouvent juste au niveau des zones sensibles : les chambres où
sont vitrifiés les produits radioactifs."
81(
*
)
Hormis le tassement de la couronne corallienne et l'effondrement à
plusieurs reprises de parties des flancs de l'atoll, on n'a pas constaté
de modifications représentatives de la structure de l'atoll mais cela ne
signifie pas pour autant que celles-ci n'existent pas.
Comment savoir, en effet, si les fractures provoquées par l'onde de choc
peuvent se rejoindre et si le système hydrogéologique naturel a
été modifié localement ou sur une grande surface ?
Après chaque explosion, on procédait bien à un forage de
prélèvement destiné à aller chercher des
échantillons de laves fondues dans les cavités mais, de l'aveu
même du CEP, la partie supérieure de ces forages était
réalisée en
"destructif"
, c'est-à-dire par broyage
du terrain sous l'action de l'outil de forage, ce qui ne permettait pas de
connaître la structure des terrains traversés.
De toute manière, comme le constatait l'équipe Cousteau :
"Les valeurs de la résistance de la porosité, de la
perméabilité d'un échantillon de roche
prélevé par carottage, à un moment donné, ne
peuvent être véritablement représentatives de la structure
de Mururoa."
82(
*
)
A partir du moment où la fracturation
généralisée du socle basaltique des atolls, qui remettrait
en cause l'étanchéité du confinement des
radionucléides, n'a pas été démontrée et ne
pourra plus l'être puisque tout le matériel de forage a
déjà été enlevé et, compte tenu des
incertitudes qui existent sur la migration des radioéléments vers
l'atmosphère, une surveillance active, permanente, à long terme
et si possible contradictoire de la radioactivité des eaux des lagons,
de l'océan et plus généralement de l'environnement des
deux atolls, devient une nécessité absolue.