3°/ LE STOCKAGE DES DÉCHETS
Les éléments radioactifs qui restent
piégés dans la lave au fond des cavités après les
explosions ne sont pas les seuls déchets radioactifs stockés
à Mururoa. Cet aspect du fonctionnement du CEP, bien que signalé
dans le rapport Atkinson, a, semble-t-il, été longtemps quelque
peu occulté et ce n'est qu'en 1995 que le ministère de la
Défense reconnaîtra dans un document du SIRPA
53(
*
)
qu'il existe deux puits
spécialement creusés pour y enfouir les déchets produits
par les manipulations qui précèdent ou qui suivent les essais.
Bien que stockés ensemble, ces déchets présentent des
différences notables quant à leur origine, leur composition et
leur activité radioactive.
A/ Les déchets technologiques
Comme tous les laboratoires qui manipulent des substances
radioactives, qu'ils soient civils ou militaires, les différentes
installations du CEP ont accumulé, au fil des années, des
déchets dits "technologiques" qui sont constitués par des
équipements usagés (filtres, gants, vêtements de
protection, outillages, ...).
Bien qu'étant, en principe, faiblement contaminés, ces
déchets ne peuvent rejoindre les décharges industrielles
ordinaires et doivent faire l'objet d'un traitement spécial. La
production de ce type de déchets, pourtant inhérente à
toutes les utilisations et manipulations de substances radioactives, n'a
été mentionnée que très tardivement dans les
documents relatifs au fonctionnement du CEP. Il faut en effet attendre le
rapport Atkinson en 1983 pour apprendre que
"les opérations de
routine"
54(
*
)
entraînent la production chaque année d'environ
0,4 m
3
de déchets solides de faible activité.
Toujours selon ce rapport, ces déchets étaient
conditionnés et compactés dans des fûts qui contenaient
chacun environ 0,4 Mégabecquerels (10 Microcuries) en
émetteurs alpha et 0,2 Gigabecquerels (5 Millicuries) en
émetteurs bêta/gamma.
En Métropole, la DAM évacue ses déchets de
catégorie A (faible et moyenne activité bêta/gamma)
vers le Centre de l'Aube de l'Agence nationale pour la gestion des
déchets radioactifs (ANDRA), les déchets B (contenant des
émetteurs alpha de faible activité mais à vie longue)
étant entreposés temporairement sur le site du CEA de Cadarache.
Les procédures prévues pour le stockage définitif des
déchets A du CEA dans le Centre de l'ANDRA sont relativement
contraignantes :
"Après divers traitements pour réduire leur volume et
concentrer l'activité, leur conditionnement dans un colis
agréé est effectué. Le colis obtenu est mesuré avec
précision. Ensuite, une fiche signalétique complète est
établie par l'unité qui l'a fabriqué. Cette "carte
d'identité" est introduite dans le réseau informatique de
l'Andra, grâce à un terminal implanté dans cette
unité. Les renseignements communiqués à l'Andra
permettront à cet organisme de valider l'accueil du colis en site de
stockage de surface, en lui attribuant un numéro et un code-barre qui
est retransmis, via le réseau informatique, au centre producteur. Le
repérage du colis étant effectué, celui-ci est
entreposé sur place en attendant sa prise en charge par l'Andra, au
centre de stockage de l'Aube."
55(
*
)
Les documents auxquels nous avons pu avoir accès ne nous permettent pas
de savoir si des procédures identiques ont été suivies
à Mururoa.
Depuis l'adoption en 1986 d'un "plan déchets", la DAM a fait de
notables
efforts pour recenser les déchets radioactifs provenant des INB-S, le
dernier inventaire de l'ANDRA comporte 45 fiches de synthèse
concernant 61 établissements relevant du ministère de la
Défense et 8 fiches sur les centres d'étude et de production
du CEA impliqués dans les recherches et la fabrication des armes
nucléaires généralement soumises au régime des
INB-S. Toutefois aucune de ces fiches ne concerne le CEP, qui n'a pas le statut
d'INB-S et qui est resté à l'écart de l'inventaire
national de l'ANDRA.
B/ Les déchets provenant des forages de prélèvement
Pour compléter les informations fournies pendant
l'expérimentation par les systèmes électriques et
électroniques de mesure reliés à l'engin à tester
par des câbles, on procédait après chaque tir à un
prélèvement d'échantillons de la roche fondue au fond des
cavités. Pour cela, on effectuait un nouveau forage, de plus faible
diamètre, à partir d'un endroit décalé par rapport
au puits de tir. Dès que l'engin de forage atteignait la hauteur de la
cavité, sa direction était déviée pour atteindre la
zone où s'étaient concentrées les laves activées
par les radioéléments qu'elles contenaient.
Pour mettre en oeuvre ce procédé qui risquait de mettre en
contact des milieux hautement contaminés avec la biosphère, il
fallait prendre de très nombreuses précautions. Un système
d'obturation empêchait la remontée des gaz radioactifs et des
fluides provenant des cavités, et un tubage sur toute la hauteur du
puits permettait d'éviter la contamination des terrains et du lagon lors
de la remontée des carottes de lave.
Une fois à la surface, les carottes "actives" prélevées
peu de temps après le tir devaient être manipulées avec
beaucoup de précautions car elles présentaient une
activité radioactive très importante.
Contrairement aux déchets technologiques, les résidus,
après analyse de ces carottes, constituaient des déchets à
haute activité qui devaient être traités comme tels, ce que
confirment les responsables des essais :
"les carottes
présentant une activité radiologique sont aussitôt
conditionnées dans des conteneurs en plomb"
.
56(
*
)
Selon les responsables du CEA, cette radioactivité décroît
toutefois rapidement dans l'année qui suit pour atteindre une
activité inférieure à 10 Curies par tonne en
émetteurs bêta et gamma.
Que sont devenus les déchets résultant des activités de
forages de prélèvement ?
Une partie d'entre eux se trouve apparemment en Métropole où
auraient été effectuées certaines analyses des carottes,
le reste ainsi que les équipements qui ont servi à obtenir ces
carottes ont certainement dû rester sur place.
Bien entendu, toutes les données sur les déchets provenant des
carottages sont couvertes par le secret militaire puisqu'on est au coeur
même de la technologie des armes nucléaires.
C/ Les puits de stockage
Dès 1983, le rapport Atkinson signalait que les
déchets solides obtenus à Mururoa étaient compactés
dans des fûts contenant chacun
"moins de
0,4 Mégabecquerels en émetteurs alpha et
0,2 Gigabecquerels en émetteurs bêta/gamma"
. Il
était également précisé que
"ces fûts
étaient ensuite enterrés dans le basalte en les laissant tomber
dans un puits de forage de 1,2 km de profondeur"
.
57(
*
)
Le rapport Atkinson indiquait également que l'emplacement de ce puits
destiné au stockage des déchets avait été choisi
avec soin dans une zone où la limite entre le basalte et le calcaire
était bien définie et qu'une fois rempli, ce puits serait
soigneusement scellé et qu'à l'intérieur du puits, chaque
fût avait été enfoui dans du béton.
Forts de ces indications, les experts australiens et
néo-zélandais estimaient que
"quand le puits servant de
décharge serait abandonné, le flux de circulation des eaux serait
identique à celui qui existe dans le basalte qui n'a pas
été perturbé par des forages"
.
23
Ils
estimaient également qu'à partir du moment où le plutonium
devait être l'élément contaminant le plus
représenté, ce dépôt souterrain de déchets
"n'aurait que peu d'importance, maintenant et dans le futur, en
comparaison
avec la radioactivité résiduelle, et en particulier celle des
transuraniens, qui résultait des essais souterrains"
.
Lors de notre visite à Mururoa, nous avons pu constater que ce
n'était pas un mais deux puits qui avaient été
forés pour servir de décharge.
Le puits n° 1 a été définitivement obturé
à 115 mètres de la surface alors que le puits n° 3
(le puits n° 2 n'a jamais été foré) est toujours
accessible jusqu'à une profondeur de - 662 mètres. Le
puits n° 3 devrait encore servir lors des opérations de
démantèlement et recevoir quelques dizaines de nouveaux
fûts.
Selon les responsables du centre, l'ensemble des déchets qui ont ainsi
été enfouis ne représenterait au total qu'une très
faible activité radioactive comparable à celle des entreposages
de surface de l'ANDRA, c'était également l'opinion des experts du
rapport Atkinson qui estimaient en conclusion que les décharges de
déchets radioactifs
"n'ont pas de conséquence radiologique ou
environnementale identifiable"
.
58(
*
)
Dans un ouvrage collectif publié en 1995 sous le patronage du ministre
de la Défense, il est précisé que
"la
compatibilité de ces déchets est répertoriée avec
le numéro d'identification de chaque colis, son poids, son contenu et
son activité et qu'un contrôle de radioactivité est
régulièrement assuré"
.
59(
*
)
Qu'une comptabilité des fûts qui ont été enfouis
dans les deux puits ait été tenue apparaît comme tout
à fait plausible mais on voit mal comment on peut actuellement
procéder à des "contrôles de radioactivité" sur des
déchets qui se trouvent parfois à plus de
1 000 mètres de profondeur et ce d'autant plus que le puits
n° 1 a été définitivement scellé !
Pouvait-on éviter d'enfouir ces déchets qui sont par là
même devenus incontrôlables ? Il ne semble pas que les
responsables du CEP aient eu d'autres possibilités. Le retour en
Métropole pour les confier à l'ANDRA aurait posé trop de
problèmes techniques et économiques et le stockage en surface,
solution retenue en Métropole, n'était pas souhaitable en raison
des dangers de submersion de l'atoll par des tsunamis ou lors des grandes
tempêtes. En mars 1981, une tempête d'une puissance tout à
fait extraordinaire a arraché les plaques de bitume qui recouvraient les
zones contaminées par certains essais et, selon certains
témoignages rapportés par Bruno Barillot et par le rapport
Atkinson, auraient également emporté et dispersé dans le
lagon des fûts contenant des déchets radioactifs.
Techniquement, l'enfouissement des déchets était donc
peut-être la "moins mauvaise solution", elle était en tout
état de cause préférable aux déversement en haute
mer qui ont été pratiqués par certains pays avant la mise
en application de la Convention de Londres qui interdit toute immersion de
substances radioactives.