PRÉFACE
Le terme amiante désigne communément les
variétés fibreuses et flexibles de minéraux
silicatés tels que les serpentines et les amphiboles. Composant originel
de notre planète, l'amiante est une roche naturelle indestructible,
comme le désigne son étymologie grecque, dont les fibres sont
naturellement présentes dans l'eau, l'air et le sol.
La découverte des principales caractéristiques de l'amiante
(ininflammable, faible conduction thermique et électrique, forte
résistance à la traction et à l'usure, inaltérable,
résistant aux acides, performances acoustiques élevées,
peu réverbérant) a conduit l'homme à l'extraire, à
le transformer pour le produire et l'utiliser à des fins multiples. Le
développement de ces activités a joué un rôle
important d'accompagnement de l'essor industriel et économique du
XXè siècle, et notamment de la récente période des
«Trente Glorieuses».
La diffusion de l'amiante dans notre société a eu lieu dans cette
période où le
progrès scientifique, technologique et
économique
occultait souvent les effets nocifs de l'amiante sur la
santé au travail, sur la santé publique et sur l'environnement.
Cette nocivité de l'amiante est connue depuis le début du
siècle. Son caractère cancérogène, suspecté
depuis les années 30 et révélé depuis 1960, est
aujourd'hui reconnu et admis par tous. L'existence de maladies graves,
essentiellement professionnelles, place l'amiante au centre de nos
préoccupations de santé publique.
Notre santé, notre environnement : de nouveaux impératifs.
Aujourd'hui, notre santé obsède, notre environnement
inquiète ; santé et environnement sont liés et nous
préoccupent tout autant l'une que l'autre. L'amiante est une des
illustrations les plus pertinentes de ces préoccupations. En effet,
notre santé et notre environnement constituent de nouveaux
impératifs qui s'adressent beaucoup plus à la
société qu'à l'individu, et commandent aux politiques
d'agir de façon que les effets de leurs actions répondent
à ces nouveaux impératifs. Ceux-ci déterminent les enjeux
de santé publique et d'environnement qui s'imposent à tous et
ordonnent aux politiques de mettre en place une politique de gestion et de
prévention des risques et dangers.
Tout le monde sait que le risque zéro n'existe pas dans le domaine
alimentaire, dans celui des transports, dans celui des médicaments, dans
celui du nucléaire et, a fortiori, dans le domaine de l'amiante. Certes,
le risque choisi individuellement, comme celui de fumer, est un risque
accepté et se différencie du risque subi collectivement comme
l'est celui de l'amiante, tout comme l'est celui de la pollution de l'air et de
l'eau.
L'enjeu de nos politiques de prévention est de réduire le risque.
Même lorsque le risque zéro semble hors d'atteinte, nous devons
tout faire pour tendre vers un risque acceptable. Le risque devient acceptable
lorsqu'il est connu. Il est inacceptable lorsqu'on ne connaît pas la
probabilité de son ampleur. Il est inéquitable et provoque une
réaction sociale forte lorsqu'il expose plus particulièrement
certaines catégories socioprofessionnelles. Le risque amiante est devenu
inacceptable, tout à la fois parce qu'on ne mesure pas totalement
l'ampleur de ses conséquences sanitaires et parce qu'il atteint plus
particulièrement certaines catégories sociales (les ouvriers de
la transformation, les salariés de la construction navale, les
métiers du bâtiment ....).
A l'inverse d'autres risques comme celui se rapportant aux déchets
faiblement radioactifs, les conséquences sanitaires sont
avérées. On peut donc se demander pourquoi les politiques
publiques n'ont pas intégré depuis longtemps déjà
ce risque dans les prises de décision.
Pour une nouvelle éthique du progrès scientifique et
technologique.
Le progrès scientifique et la technique moderne ont introduit des enjeux
d'un ordre de grandeur de dimension nouvelle, en matière d'environnement
et de santé, avec des conséquences inédites que le cadre
de l'éthique antérieure ne peut plus contenir et qui nous
imposent une nouvelle dimension de responsabilité. Au moment où
nous abordons ce rapport, deux questions se posent :
-- Quels sont les fondements d'une éthique en matière de
santé publique et d'environnement ?
-- Quels sont les moyens à mettre en oeuvre pour que la discipline
morale qui les impose l'emporte dans nos politiques de santé publique et
d'environnement ?
La première question
recouvre exactement les deux notions,
édictées par le philosophe allemand Hans Jonas
(1(
*
))
dans « Principe
Responsabilité », publié en 1979 en édition
originale et en 1990 dans la traduction française. Elles viennent de
faire irruption dans le débat public et l'on peut s'interroger sur le
point de savoir si l'usage qui en est fait n'est pas galvaudé :
-- le principe de précaution découle du principe de
responsabilité ;
-- le principe de responsabilité et le principe de
précaution ont pour vocation de nous inciter à la
prévoyance face à l'incertitude.
Deux écueils doivent être évités :
-- ne décider qu'après avoir acquis une certitude. Avec Hans
Jonas, il nous faut renverser le principe cartésien :
« dans le doute abstiens-toi » au profit de :
« au moindre doute, décide ».
-- parier sur l'avenir de l'Homme et le non-risque, ce en quoi Hans Jonas
s'oppose au pari pascalien.
En terme de santé publique et d'environnement, ces deux principes
- le doute et le pari - nous entraîneraient dans une attitude
suicidaire.
La deuxième question
concerne les instruments à mettre en
place pour appliquer nos politiques. Elle impose une double obligation :
-- la première consiste à essayer de déterminer les
effets lointains de nos politiques. Chacun peut avoir son opinion optimiste ou
pessimiste, mais elle n'est que subjective. Chercher les effets de l'action (de
l'agir pour le philosophe) devient une obligation parce que, là aussi,
il est intolérable de se laisser guider par le doute ou le pari. Cette
représentation de l'avenir, c'est le rôle que
l'épidémiologie doit remplir globalement. Il faut mettre, en
effet, l'accent sur le développement des méthodes
épidémiologiques dans le domaine de la santé et de
l'environnement et sur la
nécessité de mettre en oeuvre des
outils d'évaluation des risques pour mieux les gérer et s'en
prévenir
.
-- la deuxième obligation a trait aux populations
concernées, qu'il est nécessaire d'informer. En effet, comment
ces populations concernées pourraient-elles décider ce qu'il est
souhaitable d'entreprendre et y adhérer si elles ne disposent pas d'une
information complète et indépendante ? Tout commence par
l'accès à l'information et à la confiance dans la
connaissance scientifique. La mise à disposition de cette information
doit suivre le rythme des progrès de la science et de la médecine
disponibles au moment considéré. Cela va à l'encontre
d'une information généraliste ou professionnelle
délivrée par à-coup. Ce rôle incombe aux politiques,
qui seront relayés ensuite par les médias.
Notre rapport a pour ambitions :
-- de relever le défi que pose cet enjeu de santé publique.
Les Français de cette fin de siècle s'apprêtent à
vivre différemment. Le contexte sociétal change sous la pression
d'une opinion publique traumatisée. La décision politique doit
aujourd'hui changer de cap : elle doit répondre à la
question de savoir dans quelles conditions nous voulons vivre et travailler. La
nature de nos réponses conditionnera la place et la présence de
l'amiante dans notre société, dans l'intérêt de
notre environnement, de notre santé et donc de notre avenir ;
-- de s'adresser au Parlement pour l'informer de l'évolution du
dossier de l'amiante au cours de ces 20 dernières années, ainsi
que des différentes décisions prises et de leurs
conséquences, et pour analyser la politique actuelle ;
-- d'éclairer nos concitoyens, d'aider tous les publics à
mieux comprendre le dossier de l'amiante pour mieux vivre et travailler au
quotidien en leur assurant un niveau de sécurité maximum pour
leur santé, de démystifier les dangers de l'amiante et de
corriger un certain nombre d'idées reçues ;
-- de faire des recommandations sur la conduite à tenir dans les
années à venir dans une double optique, environnementale et de
santé publique.
Ce rapport tentera d'y parvenir à partir de réflexions,
d'analyses, de constats, de propositions que nous regrouperons en trois
parties :
La première consistera à faire comprendre le bien-fondé de
la décision d'interdire l'amiante pour le futur.
La seconde partie appréciera la pertinence des mesures
décidées et engagées pour vivre et travailler avec
l'amiante en place, actuellement incorporé dans les constructions et
dans notre environnement quotidien, dans les années à venir. Elle
aura d'une part à évaluer si le contexte qui se profile ainsi
à l'horizon pour les 10 à 20 ans à venir peut
être un environnement porteur de chances et d'autre part à en
mesurer, aussi, les handicaps éventuels.
La troisième partie proposera des recommandations pour tirer, en termes
de santé publique, les leçons de l'amiante et indiquera si les
nouvelles aspirations des populations peuvent être encore mieux
satisfaites.
Pour parvenir à cette fin, notre méthode nous a conduit
à :
-- réunir autour de nous trois experts :
· M. Patrick BROCHARD, professeur des Universités et
praticien hospitalier, responsable de l'enseignement de la santé au
travail au C.H.U. de Bordeaux, membre de l'Unité 330 INSERM.
· M. Michel GUILLEMIN, professeur à
l'Université de Lausanne, docteur es sciences, directeur de l'Institut
Universitaire Romand de Santé au Travail.
· M. Alain MAUGARD, président du Centre Scientifique
et Technique du Bâtiment (C.S.T.B.).
-- rencontrer les principaux acteurs et responsables du dossier de
l'amiante, tant en France qu'à l'étranger, pour leur donner
l'occasion de se prononcer et de réagir à nos questions, sur les
différents aspects anciens et récents du dossier, sur les
théories avancées et sur nos points de vue exprimés
(offensif et défensif).
La décision d'interdiction de l'utilisation de l'amiante,
annoncée le 3 juillet 1996, aurait pu ôter toute
signification à ce rapport ; bien au contraire, alors que cette
décision d'interdiction était envisagée dans notre
étude de faisabilité, sa prise en compte nous a donné une
source de réflexion supplémentaire.
Les annonces concernant Jussieu, les décisions retardées, les
controverses qui ont suivi montrent que le Parlement doit être
informé de l'évolution de ce dossier afin d'en tirer les
conséquences.
Ce rapport a donc le mérite de placer le dossier de l'amiante dans sa
globalité au Parlement. A ce jour, l'amiante n'a pas fait l'objet d'un
débat public au Parlement ; cependant les parlementaires, par
l'intermédiaire de questions orales, de questions écrites ou de
propositions de loi, ont pris souvent en compte l'aspect social du dossier.
C'est aux parlementaires et aux citoyens d'apprécier si notre objectif
de réconcilier l'homme avec le développement économique,
son environnement et sa santé est atteint.