B. DES MOTIFS D'INQUIÉTUDE
Le
dispositif prévu par le projet aboutit à accorder à
l'Etat, au travers de l'établissement public, un monopole
d'exécution des fouilles. Les fouilles ne seront plus à la charge
des aménageurs dans la mesure où un impôt permettra d'en
assurer le financement.
Ce dispositif, qui peut au premier abord sembler séduisant, suscite bon
nombre d'inquiétudes tant sur l'opportunité de mettre en place
une " étatisation " de l'archéologie que sur sa
compatibilité avec les règles européennes de la
concurrence.
1. La légitimité du choix du monopole
Le
projet de loi, en considérant que le service public de
l'archéologie préventive recouvre non seulement les
prérogatives de puissance publique attribuées à l'Etat
pour la protection du patrimoine archéologique mais également les
opérations de fouilles elles-mêmes, qui en constituent le
corollaire indissociable, répond à trois
préoccupations : assurer en tout temps et en tout lieu les
opérations d'archéologie préventive, permettre une
mutualisation du coût des fouilles et, enfin, garantir la qualité
scientifique des opérations.
Cependant, la pertinence du dispositif retenu par le projet de loi au regard
de ces impératifs apparaît pour le moins contestable.
•
Un dispositif efficace ?
L'archéologie préventive est par nature tributaire du contexte
économique et du nombre des opérations d'aménagement
réalisées chaque année. L'analyse des commandes de l'AFAN
au cours des cinq dernières années est, à cet
égard, éclairante dans la mesure où elle permet de mesurer
l'impact, en termes d'activité archéologique, des grands
chantiers d'infrastructures (TGV Sud-est par exemple).
Votre rapporteur était donc fondé à se demander si le
dispositif prévu par le projet de loi présente la souplesse
nécessaire pour s'adapter au caractère aléatoire de
l'activité de l'établissement.
En effet, en période de forte activité, l'établissement
devra, en raison des droits exclusifs qui lui sont reconnus, faire face
à une forte demande des aménageurs, ce qui imposera
éventuellement des ajustements en terme d'effectifs. Or, la nature des
ressources de l'établissement pourrait entraîner des
décalages de trésorerie qui rendront délicats ces
ajustements et pourraient se traduire par des délais
supplémentaires imposés aux aménageurs. Ces derniers ne
disposeraient plus de la possibilité de se tourner vers d'autres
opérateurs pour exécuter les prescriptions archéologiques
que leur impose l'Etat. Il en résulterait alors un
phénomène de " file d'attente " fort
préjudiciable.
En période de ralentissement économique, l'établissement
public devra faire face à des ruptures de charge qui engendreront une
diminution de ses ressources alors même que ses coûts fixes
demeureront inchangés.
La rigidité induite par les droits exclusifs impose donc que
l'établissement soit doté d'un fonds de roulement substantiel lui
permettant de faire face aux décalages de trésorerie
inhérents à son activité. Le montant de ce fonds de
roulement, dont le ministère de la culture reconnaît la
nécessité, ne semble pas avoir fait pour l'heure l'objet
d'évaluation.
Certes, l'article 2 du projet de loi attribue à l'établissement
public la possibilité de faire appel, par voie de convention, à
d'autres personnes morales dotées de services archéologiques, ce
qui devrait constituer une source de souplesse. Cependant, il n'est pas vain de
craindre que l'établissement puisse répugner à collaborer
avec d'autres opérateurs dans le souci de garantir ses droits exclusifs.
Par ailleurs, le recours à des sous-traitants représentera un
coût pour l'établissement public qui ne sera pas compensé.
Le statut d'établissement public à caractère
administratif apparaît également être une source de
lourdeurs de gestion peu compatibles avec la nature des activités de cet
organisme
.
Le rapport remis à la ministre reconnaissait que "
compte tenu
des contraintes particulières liées aux opérations de
terrain confiées au nouvel établissement public, celui-ci devrait
disposer de réelles souplesses de
gestion
", rappelant
que "
cette considération avait conduit à envisager dans
un passé récent, la création d'un établissement
public à caractère industriel et commercial de façon
à faire bénéficier l'archéologie préventive
des souplesses qu'offre cette formule. "
Cependant, les auteurs écartaient ce statut en arguant de l'inadaptation
du statut d'établissement public à caractère industriel et
commercial à la mission de recherche accordée à cet
organisme.
Or, le dispositif retenu suscite également des interrogations sur les
conditions dans lesquelles l'établissement pourra exercer cette mission.
•
Des garanties scientifiques ?
Les ressources de l'établissement seront constituées par le
produit de la redevance. Or, le produit a été calculé en
fonction du coût actuel des opérations de terrain, qui ne comprend
généralement pas la prise en charge de l'exploitation
scientifique de travaux de fouilles.
L'établissement ne pourra donc assumer la vocation scientifique qui
lui est attribuée que si l'Etat lui en donne les moyens
. Or,
d'après les informations communiquées à votre rapporteur,
il ne semble pas que le ministère de la culture envisage de
prévoir dans son budget des subventions de fonctionnement pour cet
établissement. Cela se passe de commentaire.
En outre, compte tenu de la consanguinité qui ne manquera pas de
s'établir entre l'établissement public et l'Etat, votre
rapporteur s'est inquiété d'une éventuelle tentation de
l'établissement, lorsque l'activité économique se
ralentira, à encourager les services régionaux de
l'archéologie à renforcer les prescriptions archéologiques
de manière à accroître le rendement de la redevance afin
d'assurer l'équilibre de son budget.
La
possibilité de telles dérives
, qui constituent sans
doute un des inconvénients majeurs du projet de loi,
résulte
pour une large part
de l'absence de distinction claire
entre l'autorité administrative qui prescrit les fouilles et
l'opérateur de fouilles.
Au-delà, le principe des droits exclusifs reconnus à
l'établissement ne semble pas garantir l'émergence d'une
véritable recherche archéologique
. Aujourd'hui, outre l'AFAN,
participent aux opérations de fouilles des chercheurs appartenant
à des organismes de recherche (CNRS notamment) ou à des
universités. Or, rien ne permet de garantir que demain cette
variété des intervenants soit préservée. Elle
constitue cependant une condition nécessaire pour garantir la
qualité scientifique des fouilles. Certaines opérations exigent
des connaissances spécifiques ou encore la mise en commun de
qualifications nécessaires, qui ne pourront pas toutes être
représentées au sein de l'AFAN. A cet égard, le rôle
accordé à l'établissement dans la désignation du
responsable de fouilles comme l'autonomie inhérente à son statut
constituent une source d'inquiétude parmi la communauté
scientifique, que votre rapporteur ne peut que partager.
•
Un financement sans lien avec le coût ?
Le principe de l'affectation d'une recette fiscale à un
établissement public, retenu par le projet de loi, est une solution qui
a été appliquée à de nombreux secteurs.
Cependant, dans la plupart des cas, cette recette a le caractère de
taxe parafiscale, à l'image de celles perçues en contrepartie de
certaines nuisances ou encore pour concourir au financement d'un secteur
économique donné.
Dans le souci d'assurer une mutualisation, le projet de loi opère un
choix différent : les redevances d'archéologie
préventive constituent une " imposition de toute nature " au
sens de l'article 34 de la Constitution et ne doivent pas avoir pour
vocation de représenter la contrepartie exacte du coût des
fouilles exécutées par l'établissement public.
Cependant, force est de constater que le mode de calcul prévu par le
projet de loi repose non pas sur un système de mutualisation qui aurait
pu se traduire par un prélèvement d'un faible montant assis sur
l'ensemble des opérations d'aménagement, mais sur un impôt
dont le taux dépend étroitement du coût réel de la
fouille imposée au redevable. Cette ambiguïté est encore
plus nette avec le nouveau mode de calcul retenu par l'Assemblée
nationale.
La mutualisation ne joue donc qu'à la marge : elle ne
résulte, en effet, que de la prise en compte dans les taux de la
redevance du coût des opérations exonérées.
2. La question de la conformité du monopole aux règles européennes de la concurrence.
Le
Conseil de la concurrence dans son avis précité du 19 mai 1998 a
considéré que si le pouvoir de police reconnu à l'Etat en
vue d'assurer la protection du patrimoine ressort de prérogatives de
puissance publique, l'exécution des fouilles archéologiques
constitue une activité économique et que conférer des
droits exclusifs, voire un monopole, à un opérateur
n'était ni indispensable ni nécessaire pour assurer cette
activité.
Si ses conclusions portent sur la situation qui prévaut aujourd'hui et
non sur celle qui, demain, sera celle de l'établissement public, cette
analyse est susceptible d'éclairer la question de la
compatibilité du projet de loi avec les règles européennes
du droit de la concurrence.
En effet, si la loi peut exclure l'archéologie préventive de
l'application des règles de la concurrence posées par le droit
national, elle ne peut avoir pour effet d'écarter l'application des
articles 86 et 90 du traité de Rome.
On rappellera que l'article 86 interdit " dans la mesure où le
commerce entre (les) Etats membres est susceptible d'en être
affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de
façon abusive une position dominante sur le marché commun ".
L'article 90, s'il soumet aux règles de la concurrence les entreprises
publiques comme celles dotées de droits spéciaux ou exclusifs,
précise que les entreprises chargées de la gestion de services
d'intérêt économique général ou
présentant le caractère de monopole fiscal le sont dans la mesure
" où l'application de ces règles ne fait pas échec
à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission qui leur a
été impartie ".
Il convient donc d'examiner si l'activité d'opérateur de fouilles
constitue au sens du traité de Rome une activité
économique, notion qui recouvre au sens de la jurisprudence " toute
entité exerçant une activité économique
indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode
de fonctionnement ".
Le rapport de MM. Demoule, Pêcheur, et Poignant considérait qu'il
n'était pas possible de dissocier au sein des fouilles
préventives, d'une part, les opérations matérielles et
d'autre part, les démarches intellectuelles qui les fondent et la
mission de recherche de laquelle elles participent.
Or, au regard de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés
européennes
3(
*
)
, il
semblerait plus pertinent de se demander si les fouilles sont
détachables de l'exercice de prérogatives de puissance publique.
Dans la mesure où le projet de loi maintient la distinction entre
l'autorité qui établit les prescriptions et l'entité qui
les exécute, il semble bien que ce soit le cas.
Le statut de l'établissement public prévu par le projet de loi
est pour sa part sans influence sur la qualification de son
activité : en effet, la jurisprudence de la CJCE pour
apprécier le caractère économique d'une activité ne
tient compte ni du caractère exclusif de celle-ci, ni de son mode de
financement, ni de son statut juridique.
Enfin, on rappellera que la CJCE peut être amenée pour
déterminer la nature de l'activité à examiner les
conditions dans lesquelles elle exerce dans d'autres pays (cf : aff. Job
Centre coop. Arl, 11 décembre 1977). A cet égard, il convient de
relever que si dans les autres pays européens, l'exécution des
fouilles s'effectue, de façon générale, sous le
contrôle de l'autorité administrative, il n'existe dans aucun
d'entre eux un opérateur de fouilles unique et le statut des
opérateurs se révèle très diversifié.
Coexistent en général des structures variées, qui
relèvent du secteur public (ministères, musées,
collectivités territoriales) comme du secteur privé
(coopératives d'archéologues privées, associations,
entreprises privées, ...).
Compte tenu de ces observations,
il n'est donc pas exclu que
l'activité d'opérateur de fouilles puisse être
considérée comme une activité économique au sens de
l'article 86 du traité de Rome
.
Si cette qualification était retenue, il conviendrait d'examiner si
l'octroi de droits exclusifs à l'établissement apparaît
comme une condition nécessaire à l'accomplissement de sa mission,
qui consiste à exécuter les fouilles conformément aux
prescriptions de l'Etat. En résumé, la possibilité
d'octroyer la responsabilité des fouilles à d'autres
opérateurs qui agiraient par ailleurs sous le contrôle de l'Etat
avec les mêmes contraintes met-elle l'établissement dans
l'impossibilité de remplir sa mission ? La réponse est
à l'évidence négative. Au demeurant, les
infléchissements apportés par l'Assemblée nationale au
projet de loi semblent le confirmer.