EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à examiner la proposition de loi
(n° 234) adoptée par l'Assemblée nationale tendant
à la
reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime
contre l'humanité
. Cette proposition de loi, déposée
à l'Assemblée nationale par
Mme Christiane Taubira-Delannon et plusieurs de ses collègues,
est inspirée par la volonté que l'un des plus grands crimes de
l'histoire de l'humanité ne disparaisse pas de la mémoire
collective. Comme l'indique l'exposé des motifs de la proposition de
loi : "
Les humanistes
(...)
disent, avec Elie Wiesel, que
le " bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le
silence
".
En 1998, la France a célébré le cent cinquantième
anniversaire du décret d'abolition de l'esclavage, signé par
Victor Schoelcher, qui siégea ultérieurement sur les bancs du
Sénat. De nombreuses manifestations ont été
organisées à cette occasion, tant en métropole que dans
les collectivités territoriales d'outre-mer. Au Sénat, a ainsi
été organisée une exposition retraçant le combat en
faveur de l'abolition de l'esclavage.
La présente proposition de loi doit permettre de perpétuer la
réprobation de crimes injustifiables en leur donnant le nom qu'ils
méritent à l'évidence, celui de crimes contre
l'humanité.
Sans prétendre à la connaissance profonde qui ressort du vibrant
rapport de notre collègue députée Mme
Taubira-Delannon
1(
*
)
, votre
rapporteur, après avoir brièvement rappelé quelques faits
sur ce que fut l'esclavage, tel qu'il est défini dans la proposition de
loi, présentera le contenu de celle-ci et les propositions de votre
commission des lois .
I. LA TRAITE NÉGRIÈRE ET L'ESCLAVAGE : UN CRIME ÉTENDU SUR PLUSIEURS SIÈCLES
La
proposition de loi soumise au Sénat tend à la reconnaissance en
tant que crime contre l'humanité de la
traite négrière
transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien d'une part,
de l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du
XVème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans
l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines,
amérindiennes, malgaches et indiennes
.
L'esclavage n'est pas apparu au XVème siècle, mais bien plus
tôt. Il s'agissait d'une pratique courante dans l'Antiquité. En
Grèce, certains citoyens ne pouvant payer leurs dettes étaient
condamnés à l'esclavage. Le même sort était
réservé aux prisonniers. A Rome, Jules César aurait
asservi et vendu un million de Gaulois en dix ans. Surtout, il semble que la
traite dite arabo-musulmane contre l'Afrique subsaharienne ait commencé
longtemps avant l'ère chrétienne puis se soit
développée à compter du septième siècle de
notre ère.
L'une des singularités de la traite négrière
transatlantique, de la traite dans l'océan indien et de l'esclavage
perpétrés par les pays européens à partir du
XVème siècle est son ampleur en ce qui concerne le nombre de
personnes impliquées. Au XVème siècle, en effet, la
découverte de l'Amérique et les grandes expéditions vers
le Nouveau Monde, conduisirent à l'apparition de la traite
négrière et du commerce dit " triangulaire ". Le
développement des cultures de plantation dans les colonies impliquait
une main d'oeuvre nombreuse qu'il était impossible de trouver sur place.
Les amérindiens, premiers habitants d'Amérique et des
Caraïbes avaient en effet été largement
décimés lors de la conquête de ces territoires. L'Afrique
allait dans ce contexte, fournir la main d'oeuvre que recherchait les
puissances européennes pour le développement de leurs colonies. A
la suite de l'Espagne, toutes les puissances coloniales européennes se
lancèrent au XVIème siècle dans un commerce
international systématique, en particulier l'Angleterre et la France.
Dans un premier temps, ce commerce fut un monopole d'Etat ; en France, il
fut ouvert aux négociants privés par les lettres patentes de 1716.
Dès 1685, fut promulgué le code noir, qui faisait figure de texte
libéral et était destiné à réglementer le
sort des esclaves. Il fut pendant plus de 160 ans le cadre légal de
l'esclavage.
Il est difficile de savoir le nombre exact de personnes qui firent l'objet de
la traite négrière et furent réduites en esclavage. Les
historiens estiment qu'
entre 15 et 30 millions de personnes furent
arrachées à l'Afrique
. Par ailleurs, 11 millions
d'Indiens environ vivaient sur le continent américain au début du
XVIème siècle ; ils n'étaient plus que deux
millions et demi à la fin du même siècle.
Le chemin qui conduisit à la disparition de ces pratiques fut long et
heurté. Au XVIIIème siècle, un mouvement se
développa en faveur de l'abolition de l'esclavage, grâce notamment
aux écrits de certains philosophes. Dès 1748, Montesquieu, dans
l'Esprit des Lois
, choisit l'ironie et la dérision pour
dénoncer toute l'horreur de l'esclavage :
"
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les
nègres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d'Europe
ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en
esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de
terres.
" (...) Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la
tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque
impossible de les plaindre.
" (...) Il est impossible que vous supposiez que ces gens-là soient
des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait
à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
" De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux
Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas
venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de
conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la
miséricorde et de la pitié ? "
Voltaire, à son tour, dénonça l'esclavage dans le
célèbre chapitre de
Candide
où ce dernier rencontre
un homme étendu à terre qui, après lui avoir
expliqué le traitement réservé aux esclaves,
conclut : "
C'est à ce prix que vous mangez du sucre en
Europe
".
La fin du XVIIIème siècle fut marquée par des
révoltes d'esclaves, en particulier dans les colonies françaises.
Ainsi en août 1791, une révolte d'esclaves, notamment
conduite par Toussaint Louverture déclencha une terrible insurrection
à Saint-Domingue où l'abolition de l'esclavage fut
proclamée le 29 août 1793.
Le 4 février 1794,
la Convention étendit cette décision à l'ensemble des
colonies françaises
. Néanmoins, Napoléon
rétablit l'esclavage en 1802.
En 1815, le
Congrès de Vienne
marqua le premier engagement
international contre la traite des esclaves, l'acte final du Congrès
déclarant "
le commerce connu sous le nom de traite des
nègres d'Afrique
[...]
comme répugnant aux principes
d'humanité et de morale universelle
".
Toutefois, malgré une loi d'avril 1818 interdisant aux citoyens
français de pratiquer la traite des noirs, cette pratique ne cessa pas
immédiatement, loin s'en faut.
En 1834, Victor Schoelcher créa avec le duc de Broglie la
Société pour l'abolition de l'esclavage. Il publia
également plusieurs ouvrages contre l'esclavage, en particulier
"
Des colonies françaises, abolition immédiate de
l'esclavage
" en 1842. En 1848, la révolution porta au pouvoir
un gouvernement au sein duquel Victor Schoelcher fut chargé du
secrétariat d'Etat aux colonies.
Un décret d'abolition de
l'esclavage fut signé le 4 mars 1848 par le Gouvernement
provisoire, dont les conditions d'application furent précisées
par un décret du 27 avril 1848
.
Les dernières phases de l'action officielle contre l'esclavage se
déroulèrent au niveau international. Les conférences de
Berlin en 1885 et de Bruxelles en 1890 permirent de progresser dans le sens
d'une condamnation de l'esclavage. Par la suite, la répression de la
traite des esclaves fut prévue par les articles 22 et 23 du pacte
de la société des nations. En 1926, fut signée une
convention relative à l'esclavage, visant les formes multiples
d'esclavage et de traite ainsi que le travail obligatoire.
En 1948, la déclaration universelle des droits de l'homme précisa
en son article 4 : "
Nul ne sera tenu en esclavage ni en
servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits dans
toutes leurs formes
". La convention européenne de sauvegarde
des droits de l'homme et des libertés fondamentales précise
également que "
nul ne peut être tenu en esclavage ou
servitude
".
En 1956, la convention de 1926 relative à l'esclavage fut
complétée par une convention supplémentaire relative
à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des
institutions et pratiques analogues à l'esclavage.
*
L'esclavage est désormais condamné au niveau
international et pénalement punissable en tant que crime contre
l'humanité.
La notion de crime contre l'humanité fit son
apparition en 1946 dans le statut du tribunal international de Nuremberg
.
Déjà, la réduction en esclavage figurait dans la
définition du crime contre l'humanité, même si cette
définition ne concernait alors que les faits survenus avant ou pendant
la seconde guerre mondiale.
L'article 212-1 du code pénal français fait aujourd'hui
clairement figurer la réduction en esclavage parmi les crimes contre
l'humanité.
Enfin, le statut de la Cour pénale internationale mentionne clairement
l'esclavage en tant que crime contre l'humanité dans son article 7.
Le statut de la Cour pourrait permettre, après son entrée en
vigueur, la poursuite de tous les actes d'esclavage quel que soit le lieu de
leur commission. La Cour aura en effet compétence dans l'ensemble des
pays du monde, dès lors qu'elle sera saisie par le Conseil de
sécurité des Nations-Unies.