2. Une carte blanche laissée au préfet Bonnet, malgré de nombreux signes avant coureurs portés à la connaissance du gouvernement
(1) Le choix du préfet
Ancien préfet des Pyrénées orientales, Bernard Bonnet avait été nommé au mois de janvier préfet du Haut Rhin et s'apprêtait à rejoindre son nouveau poste le lundi 9 février 1998.
Dès le lendemain de l'assassinat du préfet Erignac, le samedi 7 février, le ministre de l'intérieur a proposé le poste au préfet Bonnet qui a accepté immédiatement. D'autres candidats pressentis avaient refusé et le préfet Bonnet a été choisi, selon les personnes entendues par la commission, parmi « deux ou trois candidats », parmi lesquels figurait d'ailleurs, M. Jean-Pierre Lacroix, actuel préfet de Corse. Le samedi, en fin d'après-midi, le nom du préfet Bonnet était proposé au Premier ministre. La nomination officielle est intervenue au Conseil des ministres suivant.
Différentes personnes ayant été associées à ce choix ont indiqué à la commission qu'elles n'avaient pas entendu parler de problèmes rencontrés par le préfet dans son précédent poste. Il a cependant été rapporté par l'une d'entre elles que les mauvais rapports du préfet Bonnet avec le maire de Perpignan étaient connus mais que ceux-ci n'avaient pas été jugés comme constituant un « obstacle dirimant ». Un autre conseiller a indiqué : « nous savions qu'il avait un franc parler. Tout ce qui se serait produit dans les Pyrénées orientales, qui est apparu depuis, était à ce moment là passé inaperçu et, en tout cas, n'a pas été présenté comme un handicap ou un élément à charge pour sa nomination ».
(2) La constitution de son équipe
Selon le voeu du Premier ministre et du ministre de l'intérieur, le préfet Bonnet a obtenu une grande latitude pour constituer son équipe. Ainsi que l'a souligné le directeur général de l'administration du ministère de l'intérieur, cette situation n'est pas habituelle même si la pratique actuelle tend à s'engager dans cette voie. Les préfets sont en effet à l'heure actuelle régulièrement consultés sur le choix de leurs collaborateurs, ce qui était rarement le cas auparavant.
Selon ce même directeur, le préfet Bonnet aurait ainsi souhaité prendre auprès de lui M. Gérard Pardini, qui avait été son directeur de cabinet dans les Pyrénées orientales. Ce dernier a donc été chargé de mission à la préfecture à partir du 14 avril 1998, et officiellement chargé des fonctions de directeur de cabinet à partir du 16 juillet, au départ du précédent directeur de cabinet. Cette nomination a dérogé à la règle selon laquelle ne sont généralement pas affectés en Corse des membres du corps préfectoral originaires de l'île. Mais le préfet Bonnet aurait soutenu que la présence dans l'équipe préfectorale d'un Corse ayant fait ses études à Ajaccio ne pourrait être que bénéfique. L'appréciation positive de la Cour des comptes sur l'action de réorganisation menée par Gérard Pardini au cabinet du ministre des affaires étrangères avait de plus joué en sa faveur.
Le préfet Bonnet a également choisi son secrétaire général pour les affaires économiques qu'il avait connu comme sous préfet de Céret. Il a également suggéré le nom de M. Francis Spitzer, ancien sous-préfet de Bézier, comme préfet adjoint à la sécurité et il a proposé la nomination de M. Bernard Lemaire, précédent préfet adjoint à la sécurité, comme préfet de Haute-Corse.
Le préfet Bonnet a par ailleurs obtenu du ministère de la défense, comme on l'a vu plus haut, la nomination comme chargé de mission du lieutenant-colonel Cavallier qui deviendra par la suite chef d'état major de la légion de gendarmerie.
Un conseiller ministériel a indiqué à la commission :« Evidemment, a posteriori, on se dit qu'il aurait fallu nommer des gens qui se surveillent mutuellement. Au départ, l'idée de nommer auprès d'un préfet successeur d'un préfet assassiné un certain nombre de collaborateurs en qui il ait confiance n'était pas extravagante . »
M. Jean-Pierre Lacroix, actuel préfet de Corse, a pu également choisir ses collaborateurs. Il a notamment gardé son ancien directeur de cabinet dans le Val d'Oise.
(3) Une tolérance inhabituelle à l'égard du préfet et l'incapacité à stopper sa « fuite en avant »
A plusieurs reprise, le préfet a adopté des attitudes ou tenu des propos incompatibles avec la réserve qu'implique la fonction de préfet. Au fur et à mesure que les résistances à sa politique s'exprimaient, le préfet a tenté de les contourner en faisant, à travers les médias, appel à l'opinion publique aux yeux de laquelle il s'est attaché à personnifier la politique de rétablissement de l'Etat de droit.
Un membre du corps préfectoral corse dit avoir attiré l'attention de M. Philippe Barret, au cabinet du ministre de l'intérieur, et de Mme Clotilde Valter et M. Alain Chrisnacht, au cabinet du Premier ministre, sur les dérives possibles de l'extrême personnalisation de la politique de l'Etat de droit. Observant qu'il aurait été préférable de « soutenir le discours selon lequel c'était l'Etat et son administration, dans toutes ses structures, qui était en train de faire cette politique », il a déclaré à la commission les avoir avertis en ces termes : « le jour où cette personne sera affectée par une affaire quelconque, c'est toute la politique de l'Etat qui va être affectée ».
De nombreuses personnes entendues par la commission ont fait part de leur étonnement devant certaines attitudes du préfet Bonnet.
M. Jean-Jack Queyranne a indiqué qu'il avait dû rappeler par deux fois le préfet Bonnet à l'ordre au cours de sa période d'intérim comme ministre de l'intérieur. La première fois, le 13 octobre 1998, il lui avait fait part de sa surprise d'apprendre de manière « cavalière » par une dépêche de l'Agence France Presse que le préfet de région demandait à coordonner la sécurité dans toute l'île. La seconde fois, après la publication par le Journal du Dimanche du 22 novembre 1998 d'un entretien dans lequel le préfet critiquait l'arrestation de Jean Castela, il lui avait rappelé « qu'il devait s'en tenir à une réserve et ne pas commenter le déroulement des enquêtes en cours ».
Le garde des sceaux, pour sa part, a jugé que « M. Bonnet s'est signalé à plusieurs reprises, lorsqu'il était encore préfet de Corse, par des propos excessifs. Par exemple, le jour où il a cru bon de dénoncer devant l'Assemblée de Corse une fraude fiscale portant sur 20 millions de francs ! Or dans les heures qui ont suivi, comme c'était leur devoir, les magistrats lui ont demandé s'il avait des éléments et il a répondu par la négative. Je ne trouve pas que cela soit une attitude très responsable . »
Un conseiller ministériel s'est indigné d'une « facilité verbale » du préfet Bonnet consistant à évoquer « le mur d'incompréhension » existant entre François Léotard et lui, et avoir à cette occasion dit à Bernard Bonnet que « le rôle d'un préfet ne (lui) paraissait pas être de polémiquer sur un tel ton avec un homme politique d'importance nationale ».
Plusieurs personnes entendues par la commission ont relevé « le climat particulier » qui régnait au palais Lantivy, décrivant le préfet comme un « proconsul » vivant avec ses proches collaborateurs dans une « forteresse assiégée » et dans une tension permanente.
Un membre du corps préfectoral corse a déclaré à la commission avoir prévenu « Paris » du glissement qui s'opérait, en ces termes : « attention, il (Bernard Bonnet) est un peu dans la configuration du surfeur qui, pour faire de belles figures, est obligé d'entretenir la vague ».
Un haut fonctionnaire du ministère de l'intérieur a indiqué à la commission : « La tâche était épuisante : M. Bonnet a vécu 16 mois enfermé et entouré de 16 policiers. ...Cela dit, en février, j'avais suggéré au cabinet du ministre de ne pas le laisser trop longtemps, car je sentais monter la fatigue. Mais au mois de mai, il n'y avait pas de projet de le ramener ».
Il est impensable que des conseillers ministériels en relation constante avec le préfet n'aient pas perçu cette tension et n'aient pas averti leur ministre des risques qu'elle comportait.
Malgré tout, le Gouvernement a continué à soutenir le préfet sans envisager de le remplacer.
Quand les rumeurs d'enquête parallèle sur l'affaire Erignac se sont amplifiées, le Premier ministre, après avoir reçu le préfet, et avoir effectué des vérifications auprès des ministères concernés et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, n'a pas hésité, le 13 février 1999, à publier un démenti. Pourtant, le 26 février 1999, le ministre de l'intérieur a réuni dans son bureau le préfet Bonnet, ses conseillers, MM. Bergougnoux et Barret, et les responsables de la police afin de « rappeler les attributions de chacun en Corse ». Le rôle du préfet Bonnet était donc connu au ministère.
Malgré un suivi interministériel du dossier corse, le Gouvernement a commis l'erreur de perdre le contrôle de son préfet et de laisser se développer trop longtemps sur le terrain l'action concurrente des services de sécurité , mettant ainsi en péril sa propre politique de rétablissement de l'Etat de droit.
Le 4 mai au soir, le Premier ministre s'est déclaré « blessé par ce qui vient de se produire » « en tant que citoyen, en tant qu'individu et en tant que Premier ministre ». Mais, si sincère qu'il ait pu être à cette occasion, cette « blessure » ne lui permet pas d'éluder sa responsabilité en tant que Premier ministre, ne serait-ce tout simplement que pour avoir laissé faire...