5. Une justice inerte face aux « appels au meurtre » de la presse nationaliste
La justice en Corse apparaît trop inerte face aux incitations au meurtre contenues dans une certaine presse ou lancées par la voix des nationalistes.
A plusieurs reprises, l'attention de votre commission d'enquête a été attirée par l'existence du journal U'Ribombu dans lequel on peut lire régulièrement des appels au meurtre et des incitations à la haine à l'égard des représentants de l'Etat.
Le préfet Bonnet a indiqué devant la commission qu'il avait signalé cette situation à son ministère en lui adressant « la collection des différents hebdomadaires sur un an, pas simplement sur l'aspect de la publicité, mais également sur la teneur des articles qui sont parfois des appels au meurtre ».
L'article 23 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 régit cette matière : sont constitutives d'une infraction, notamment la provocation aux crimes et délits ou encore l'apologie du crime 39 ( * ) .
Le garde des sceaux a rappelé à votre commission les contraintes du régime juridique issu des dispositions de la loi sur la presse de 1881 et a souligné notamment une certaine difficulté à engager des poursuites compte tenu de l'exigence d'une qualification précise des faits et de la constitution réelle d'une infraction.
Il a précisé que le ministère de l'intérieur avait dénoncé au parquet certains articles du Ribombu datés des 20 décembre 1996 et 6 mars 1997. Mais ces dénonciations n'ont pas abouti puisque l'affaire a été classée en juillet 1997.
Il a néanmoins indiqué à votre commission que ce journal avait été poursuivi pour « insultes et sexisme » à l'encontre du mouvement des femmes du manifeste pour la Corse, celles-ci ayant déposé une plainte préalable.
Un haut responsable de la Chancellerie a signalé à la commission d'enquête que chaque publication du journal U'Ribombu faisait l'objet d'un examen par les parquets de Bastia et d'Ajaccio. A l'heure actuelle, aucune plainte n'a été déposée contre ce journal.
S'agissant de l'apologie du crime, selon la direction des affaires criminelles et des grâces aucune infraction n'aurait été commise sur le plan du droit, chaque analyse montrant que « les éléments constitutifs de l'infraction n'étaient pas remplis » .
D'après ce témoignage, il semblerait qu'en outre, « ce journal bénéficie manifestement des conseils de juristes pénalistes. Il s'arrête, à ce jour, constamment avant de commettre un délit » .
Par ailleurs, votre commission s'est interrogée sur la légalité des encarts publicitaires de complaisance servant à alimenter ce type de presse ; le garde des sceaux lui a indiqué qu'il était très difficile « de démontrer d'abord, qu'il y a eu abus de bien social et qu'ensuite les dirigeants du journal ont eu un lien patrimonial avec les entreprises ».
D'autre part, à propos de certaines déclarations 40 ( * ) de M. Talamoni à l'assemblée de Corse, un magistrat entendu à Ajaccio a mis en lumière la difficulté d'engager des poursuites, en l'absence d'une infraction réellement caractérisée en droit pénal.
Ce même magistrat a d'ailleurs ajouté que le réalisme conduisait souvent le parquet à l'inertie. « Aboutir à une relaxe de la part du tribunal fait d'une personne qui s'estime victime d'un acharnement de l'Etat , un martyr.» .
Il a en outre souligné la difficulté qu'avait le parquet à prendre une initiative -« si on n'a pas un relais, une partie civile active »-, et lorsqu'il n'y a pas d'infractions flagrantes.
Une réflexion a été ainsi engagée entre les magistrats locaux et le procureur général visant à « balayer les incriminations possibles (la loi sur la presse, le code pénal) pour voir si certaines affirmations, notamment lors des journées de Corte, où des propos très vifs ont été tenus tombent sous le coup de la loi pénale ».
Par ailleurs, le délai de prescription des infractions de provocation aux crimes et délits et d'apologie du crime est limité à trois mois 41 ( * ) qu'elles émanent de la presse ou de propos tenus lors d'une réunion publique, ce qui implique une particulière vigilance des magistrats.
Un magistrat entendu en Corse a par ailleurs indiqué que des incitations à la haine raciale proviendraient d'auxiliaires de justice : « Nous avons été certains dans les milieux judiciaires à nous émouvoir que l'on puisse tolérer que des auxiliaires de justice tiennent ce type de propos ».
Votre commission ne peut donc que regretter l'inertie de l'action publique face à ces appels au meurtre et à la haine raciale.
* 39 A la différence de la provocation aux crimes et délits et de l'apologie du crime, la diffamation ne permet pas au parquet d'engager l'action publique d'office, mais nécessite le dépôt préalable d'une plainte de la personne diffamée.
* 40 Il s'agit de sa déclaration selon laquelle il condamne l'attentat contre le préfet Erignac mais pas ses auteurs, et des propos tenus sur la justification de l'action menée contre les époux Launay (agriculteurs bretons), visant des « allogènes ».
* 41 Ce délai de 3 mois « révolus, à compter du jour où ils auront été commis » s'applique tant pour les délits de presse que pour des propos tenus lors de réunions publiques (article 65 de la loi sur la presse de 1881)