E. LES CONFLITS RÉSULTANT DE LA MULTIPLICATION DES INTERVENANTS
1. La « guerre des polices »
La « guerre des polices » n'est pas un fait propre à la Corse, même si elle a trouvé sur l'île un terrain d'élection. Elle n'apparaît pas non plus inhérente à la multiplicité des acteurs, mais à l'insuffisance de coordination exercée par l'autorité de tutelle. Ces rivalités présentent deux visages : la concurrence traditionnelle entre les différentes forces de police, mais aussi les conflits souvent moins perçus car plus étouffés au sein d'une même force.
a) Les rivalités entre les forces de police
D'après les témoignages recueillis par votre commission, l'antagonisme entre les services prend rarement l'aspect d'un conflit ouvert ; il se traduit plutôt par le dénigrement, la rétention d'informations, le refus de coopérer et enfin la concurrence sur des dossiers communs.
. Le dénigrement
Quand les premiers mots d'un gendarme rencontré en Corse par votre commission sont pour dénoncer le laxisme supposé des policiers en matière de police de la route dans leurs zones de compétences, la mesure est prise des dissensions récurrentes entre gendarmerie et police. Certes, les cadres supérieurs des deux forces affichent une volonté de coopérer mais la base ne semble pas, quant à elle, montrer un sentiment analogue.
. La rétention d'informations
Les services ont quelque réticence à échanger l'information. Le rapport relatif à l'organisation et au fonctionnement de la chaîne de commandement en Corse, remis par M. Limodin au ministre de l'intérieur relevait ainsi : « Les services de police considèrent (...) qu'ils ne sont pas assez, ou pas du tout renseignés par la gendarmerie, même lorsque celle-ci intervient dans leur zone de compétences. Il est vraisemblable que cette critique doit être faite par la gendarmerie à l'endroit de la police ». Des exemples concrets ont du reste été donnés à votre commission. Ainsi un responsable de la police a-t-il observé en Corse « (...) il n'est pas évident que nous soyons prévenus des interpellations faites par la gendarmerie par exemple. On a parfois l'impression d'avoir travaillé pour rien quand on interpelle quelqu'un et qu'on ne nous a pas fait sortir le dossier chez nous (...). Mais on n'est pas non plus de petits saints, je ne dis pas tout non plus à la gendarmerie ».
L'insuffisance des échanges constitue à coup sûr un frein dans le progrès des enquêtes. Elle peut aussi être lourde de conséquences dans le domaine de la sécurité. Ainsi l'absence de contacts entre l'unité de protection de la police nationale et le peloton de protection du GPS aurait pu conduire à de graves incidents lors de certaines manifestations publiques comme l'a noté un haut représentant de l'administration préfectorale devant votre commission : « les gendarmes et les policiers, tous en civil et ne se connaissant pas, risquaient simplement, en cas de problème, de se tirer les uns sur les autres ! C'est un peu inquiétant ».
Au-delà même du refus d'échanger l'information, les services de sécurité éprouvent souvent une véritable réticence à coopérer.
. Les résistances à la coopération
Il a été répété à plusieurs reprises que les douanes refusaient d'intervenir dans des opérations conjointes de contrôle avec les autres forces de police.
« En Corse, nous avons rencontré de grandes réticences des services de douane à travailler dans le cadre d'opérations combinées » a ainsi déclaré un officier de gendarmerie tandis qu'un autre membre éminent de l'Arme avançait la raison suivante : « ces services refusent de travailler avec nous du fait que les personnels éprouvaient quelques craintes ou étaient d'origine Corse ». L'accusation de porosité apparaît toutefois souvent réversible et justifie pour de nombreux services le refus de coopérer.
Les forces de police peuvent toutefois pousser plus loin encore leurs rivalités en empiétant sur le domaine de compétences de leur concurrent.
. Des compétences concurrentes
La proximité des attributions respectives de police judiciaire et de la section de recherches a nourri parfois la concurrence entre ces deux services : « quelques maladresses ont sans doute été commises. Il y a eu la montée en puissance de la section de recherches. Augmentant ses effectifs, elle avait besoin d'augmenter son activité. Elle venait donc enquêter sur l'activité de la police nationale ». Ici encore, sans doute, ce commentaire dressé par un cadre de la police pourrait être aussi bien retourné par la gendarmerie à l'encontre de la police.
b) Les rivalités internes aux services de police
Si les conflits internes aux forces de police sont souvent ignorés ils constituent cependant une réalité. Ces conflits peuvent d'abord opposer services parisiens et services régionaux : ainsi les rivalités entre le SRPJ d'Ajaccio et la division nationale anti-terroriste (DNAT) parisienne se nourrissent au-delà même des conflits des chefs de service, des frustrations d'un service déconcentré, collé aux réalités du quotidien et dessaisi des enquêtes les plus gratifiantes.
Les conflits peuvent aussi trouver leur source dans la remise en cause des habitudes et du « confort » des structures traditionnelles par des unités aux méthodes plus adaptées. Les brigades de gendarmerie ont ainsi d'abord observé avec une certaine méfiance la mise en place du GPS.
Selon un officier de gendarmerie entendu par votre commission : « certains gendarmes continuent à tout faire, à s'engager au mieux, et d'autres peut-être perdent leurs illusions au bout de quelques années. Une pression du milieu s'exerce de diverses façons. Le fait de voir le GPS débarquer dans les villages et appréhender des individus n'était pas facile à gérer par certains militaires de la brigade dont les enfants sont scolarisés... ». Cependant, le GPS a su, à l'expérience, faire reconnaître ses mérites par les unités territoriales de l'île.
Ces différents conflits se manifesteront avec une particulière acuité dans le déroulement de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac comme il sera montré un peu plus loin.