4. Une sous-estimation judiciaire du phénomène mafieux
a) Le constat du rapport Glavany : un système pré-mafieux en Corse
Publié à l'automne 1998, le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'utilisation des fonds publics et la gestion des services publics en Corse 38 ( * ) conclut, après des investigations particulièrement approfondies, à l'existence d'un système pré-mafieux en Corse.
Il évoque ainsi « un système constitué de réseaux d'intérêts aux limites de la légalité et exerçant des pressions organisées sur l'économie insulaire et les décisions publiques, locales ou nationales. Plus profondément, ce sont les éléments d'un véritable système pré-mafieux qui s'étaient progressivement rassemblés ».
Au cours de ses propres investigations, votre commission d'enquête a eu confirmation de ces éléments constitutifs d'une réalité pré-mafieuse dans l'île.
A son grand étonnement, elle a cependant constaté que cette réalité et cette qualification étaient niées ou ignorées par un certain nombre de ses interlocuteurs, qu'il s'agisse de ministres, de hauts responsables de la Chancellerie et de la police, et que ce phénomène n'était perçu que de manière incidente par les magistrats en Corse.
Si la constitution du pôle économique et financier de Bastia amorce une réaction salutaire du gouvernement contre des pratiques de type mafieux, il semble que beaucoup de chemin reste encore à parcourir pour contenir et réduire les composantes déjà existantes d'un système pré-mafieux : un véritable développement économique de l'île est à ce prix.
b) Au-delà d'une querelle terminologique, l'étrange aveuglement de certains responsables
Interrogés par la commission sur la présence d'une mafia en Corse, plusieurs ministres et hauts responsables en charge de la sécurité ont explicitement nié l'existence d'une telle organisation.
Ainsi, le garde des sceaux s'est-il vivement étonné qu'on puisse évoquer l'existence d'une mafia en Corse, considérant qu'il s'agissait là d'un « excès de langage » à son sens et que « parler de système mafieux revenait à tomber dans une forme de facilité qui situait mal les responsabilités » .
Dans le même sens, plusieurs membres de cabinets ministériels ont affirmé qu'ils n'avaient pas constaté d'affaires permettant d'affirmer l'existence d'un système mafieux.
Plus mesuré, un responsable de la Chancellerie a exposé les difficultés qu'avait la justice à appréhender le phénomène mafieux. Il a souligné que l'expression même de « groupe mafieux » n'existait actuellement ni dans le code pénal, ni dans le code de procédure pénale.
Selon les informations données à votre commission, la Chancellerie ne disposerait aujourd'hui d'aucune information de source judiciaire qui fasse apparaître des éléments mafieux, ni de traces judiciaires permettant d'établir une connexion avec une mafia étrangère. « Rien n'est évident en matière judiciaire » comme l'a signalé un haut responsable, qui s'est interrogé sur la possibilité de mesurer et de traiter ce qui n'existait pas dans les procédures.
Une même prudence a pu être constatée par la commission lors de son déplacement en Corse. De l'aveu d'un haut magistrat, aucun indice ne permettrait de mettre en évidence l'implantation en Corse d'une mafia italienne ou de type analogue : l'absence de toute infiltration des autorités, et en premier chef de l'autorité judiciaire, témoigne selon lui de l'inexistence d'une mafia en Corse.
Dans le même sens, un haut responsable de la police judiciaire, qui a présenté la Corse comme une « région où l'on vit tranquillement », a insisté sur la difficulté à mettre en évidence des liens avec la mafia lorsque des délits sont constatés en matière économique ou financière.
Il a illustré ses propos en évoquant l'affaire du domaine de Cavallo, intervenue il y a deux ans et au cours de laquelle quinze personnes ont été interpellées. A cette occasion, un certain Lauricella a été placé en détention en raison de liens constatés entre affairistes mafieux italiens et des courants nationalistes corses.
Il a été indiqué à la commission que des traces de mouvements bancaires avaient été retrouvées en Suisse et en Italie et qu'il était difficile de mettre en place des commissions rogatoires internationales pour établir des opérations de blanchiment d'argent. « C'est un travail extrêmement fastidieux », a avoué ce haut responsable témoignant par là une certaine impuissance de ses services.
Par ailleurs, un magistrat entendu en Corse par la commission, s'est fait l'écho des limites des moyens de la justice pour lutter contre la mafia. Il a insisté sur la réticence de certains pays à exécuter des mandats d'arrêt internationaux. Evoquant le cas spécifique de l'Amérique du Sud, il a indiqué : « même avec une convention d'entraide, les corruptions locales étant relativement développées, on peut penser que personne ne trouvera le délinquant, même si l'on sait où il habite » . Il a relaté le cas d'un commissaire de police local qui « détournait le regard quand on recherchait une personne pourtant bien connue. Ce commissaire était arrosé et refusait donc de mettre à exécution le mandat d'arrêt international » .
Au-delà de toutes ces précautions oratoires et du débat dérisoire engagé sur la terminologie qu'il convient de retenir pour qualifier des faits qui sont à l'évidence de nature mafieuse, votre commission ne peut que se demander si les pouvoirs publics ont bien pris la mesure d'un phénomène qui sans doute provoque le plus d'inquiétude au sein de la population corse.
c) Une réalité mafieuse pourtant établie officiellement et portée à la connaissance du gouvernement
Plusieurs préfets de Corse ont régulièrement informé le ministère de l'intérieur de leurs inquiétudes concernant le développement d'une situation de type mafieux dans l'île, notamment sous la forme de « notes blanches » dont ils ont fait état devant la commission.
Des sites sensibles comme l'île de Cavallo et l'aéroport de Propriano dont le trafic n'était pas contrôlé, ont été notamment signalés à la commission.
Pour répondre à cette situation préoccupante, le préfet Bonnet avait préparé un projet de « plate-forme interservices » en mars 1998, qui a été présenté comme un élément de la lutte anti-mafia plus efficace que le pôle économique et financier mis en place depuis à Bastia.
Cette plate-forme aurait regroupé des spécialistes des impôts, des juges d'instruction dotés d'une protection spécifique et des officiers de police judiciaires dans des locaux sécurisés à Ajaccio (Aspretto) et à Bastia (Borgo). « L'idée était donc d'une véritable osmose où on s'échange chaque jour des informations » comme l'a indiqué un ancien préfet délégué à la sécurité en Corse.
Comme il a été vu, le procureur général Raysséguier avait adressé en 1994 un rapport à la Chancellerie sur la pénétration mafieuse en Corse. Son rapport analysait le recyclage de l'argent de la mafia par le biais de sociétés immobilières ayant effectué des investissements sur l'île de Cavallo, telle la CODIL qui était dirigée par M. Lauricella.
Le rapport ajoutait que la Corse ne paraissait pas être, sauf à de très rares exceptions, « une terre de repli (pour la mafia)» , de refuge abritant des mafieux fuyant la police et la justice de leur pays (l'Italie en particulier), mais concluait sur l'existence d'un « milieu corse suffisamment organisé, actif et puissant » .
Le rapport Raysséguier identifiait notamment « un noyau dur » constitué par un groupe organisé dans les années 80, dit « la brise de mer » et soulignait l'existence de liens entre l'affaire des casinos de Menton et les pratiques de racket, qui constituaient autant d'indices permettant de comparer l'île « à un laboratoire de la menace d'infiltration mafieuse ».
Compte tenu de la nature officielle et de l'origine de ces documents qui ont été portés à la connaissance des plus hauts responsables de l'Etat, votre commission ne peut qu'exprimer sa perplexité devant l'absence de réaction des pouvoirs publics, et notamment de la justice, qui ne semblent pas avoir pris la mesure de la réalité et des perspectives inquiétantes de développement d'un phénomène mafieux en Corse.
* 38 « Corse : l'indispensable sursaut » AN - n° 1077 (11 e législature)