EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
L'avènement d'une justice militaire en France est traditionnellement
attribué à Philippe VI, qui, par le mandement de Montdidier
du 1
er
mai 1347, a soustrait aux juridictions ordinaires
" les sergents et soldats employés à la garde des
châteaux "
.
Depuis lors, la France a connu une multitude de juridictions militaires, parmi
lesquelles le tribunal de la connétablie, les prévôts, les
conseils de guerre, les cours martiales et même les juges du point
d'honneur, dont la fonction consistait à empêcher les
gentilshommes de donner suite à leurs offenses et querelles.
Le premier code de justice militaire fut élaboré en 1857 et
donnait compétence au conseil de guerre pour connaître de
l'ensemble des infractions commises par des militaires. En 1928, un nouveau
code fut élaboré pour l'armée de terre, remplaçant
les conseils de guerre par des tribunaux militaires. Cette réforme fut
étendue par la suite aux personnels de l'armée de l'air et de la
marine. Un nouveau code de justice militaire fut élaboré en 1965,
qui donna naissance aux tribunaux permanents des forces armées.
Enfin, en 1982, une nouvelle réforme mit fin à l'existence des
juridictions militaires, au moins pour ce qui concerne les infractions commises
en temps de paix sur le territoire de la République.
*
* *
Le
Sénat est aujourd'hui invité à examiner un
projet de
loi modifiant le code de justice militaire et le code de procédure
pénale, dont l'objectif premier est de rendre applicables à la
justice militaire les modifications apportées à la
procédure pénale par la loi n° 93-2 du
4 janvier 1993 portant réforme de la procédure
pénale
, laquelle a notamment modifié en profondeur les
règles de la garde à vue.
Avant de présenter l'économie du projet de loi, votre rapporteur
s'attachera à présenter les règles actuellement
applicables aux infractions commises par des militaires.
I. LE DROIT ACTUEL : DES RÈGLES COMPLEXES, DES DROITS INÉGAUX
Trois situations différentes doivent aujourd'hui être distinguées en ce qui concerne le droit applicable aux infractions commises par des militaires. Si le droit applicable en temps de paix est très proche du droit commun pour les infractions commises sur le territoire de la République, des spécificités plus importantes demeurent en ce qui concerne les infractions commises hors du territoire, cependant que le droit applicable en temps de guerre reste très dérogatoire.
A. EN TEMPS DE PAIX SUR LE TERRITOIRE DE LA RÉPUBLIQUE
Jusqu'en
1982, les infractions militaires et les infractions commises par des militaires
dans le service ou dans un établissement militaire étaient
soumises à des
tribunaux permanents des forces armées
(TPFA). Les autres infractions relevaient de la compétence des
juridictions ordinaires. Devant les TPFA, le droit de mettre en mouvement
l'action publique appartenait au seul ministre de la défense et aux
autorités militaires désignées par décret. Les
jugements rendus par ces tribunaux n'étaient pas susceptibles d'appel et
ne pouvaient être attaqués que par la voie du pourvoi en cassation.
La loi n° 82-621 du 21 juillet 1982 relative à
l'instruction et au jugement des infractions en matière militaire et de
sûreté de l'Etat et modifiant les codes de procédure
pénale et de justice militaire a profondément modifié
cette situation en supprimant les tribunaux permanents des forces
armées.
Depuis l'entrée en vigueur de cette loi, des juridictions de droit
commun spécialisées en matière militaire (une cour
d'assises et un tribunal correctionnel dans le ressort de chaque cour d'appel)
connaissent des infractions militaires et des infractions de droit commun
commises par des militaires dans l'exécution du service.
La
commission de l'infraction à l'intérieur d'un
établissement militaire n'est plus un critère de
compétence de ces juridictions spécialisées. Par ailleurs,
les infractions de droit commun commises en dehors de l'exécution du
service relèvent naturellement des juridictions de droit
commun.
1. Compétence
Les
juridictions de droit commun spécialisées sont compétentes
à l'égard des militaires, tels qu'ils sont définis aux
articles 61 à 63 du code de justice militaire. Cela concerne les
militaires de carrière, les militaires engagés par contrat, les
militaires qui accomplissent leur service militaire, mais aussi les
équipages de prise, les prisonniers de guerre, les personnes
placées à titre militaire, dès avant leur incorporation,
dans un hôpital, un établissement pénitentiaire, sous la
garde de la force publique, enfin ceux qui sont portés à quelque
titre que ce soit sur les rôles d'équipage de la marine nationale
ou le manifeste d'un aéronef militaire.
En ce qui concerne les militaires de la gendarmerie, ils ne sont justiciables
des juridictions spécialisées que pour les infractions commises
dans le service du maintien de l'ordre. Enfin, les juridictions
spécialisées sont compétentes à l'égard de
toutes les personnes majeures, auteurs ou complices, ayant pris part à
l'infraction.
2. Procédure
Par
ailleurs, la procédure applicable devant ces juridictions a
été profondément rapprochée des règles du
droit commun. Ainsi, le procureur de la République est compétent
pour mettre en mouvement l'action publique. Aucun militaire ne participe au
jugement des affaires portées devant les juridictions
spécialisées. Les jugements rendus par les tribunaux
correctionnels spécialisés sont susceptibles d'appel.
La loi de 1982 a en outre ouvert aux victimes le droit d'exercer l'action
civile tendant à la réparation du dommage causé par
l'infraction. Toutefois,
la loi a maintenu l'interdiction faite aux victimes
de mettre en mouvement l'action publique
. M. Robert Badinter,
alors garde des Sceaux, avait ainsi justifié le maintien de cette
particularité :
" si l'on reconnaissait à tous ceux
qui s'affirment victimes, non seulement le droit de provoquer l'ouverture d'une
information, mais -ce qui est beaucoup plus saisissant encore- celui de citer
en correctionnelle, à leur gré, tout officier ou tout soldat, on
ouvrirait aux fausses victimes, aucunement préoccupées de la
sanction de la dénonciation calomnieuse qui n'interviendrait que des
mois ou des années plus tard, la possibilité d'entreprises de
déstabilisation de l'armée républicaine "
1(
*
)
.
La loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992, relative
à l'entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la
modification de certaines dispositions de droit pénal et de
procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée
en vigueur est venue tempérer l'interdiction faite à la partie
lésée de mettre en mouvement l'action publique.
L'article 698-2 du code de procédure pénale permet
désormais à la partie lésée de mettre en mouvement
l'action publique
" en cas de décès, de mutilation ou
d'infirmité permanente "
.
La procédure applicable aux infractions commises par des militaires sur
le territoire de la République est donc désormais proche du droit
commun. Toutefois, certaines particularités procédurales, issues
du code de justice militaire, demeurent devant les juridictions de droit commun
spécialisées, dont les plus notables sont les suivantes :
- le procureur de la République doit demander l'avis du ministre de la
défense ou de l'autorité militaire habilitée
préalablement à tout acte de poursuite, sauf en cas de crime ou
de délit flagrant ;
- les investigations au sein d'un établissement militaire doivent
être précédées de réquisitions
adressées à l'autorité militaire ; l'autorité
militaire se fait représenter lors des opérations ;
- les militaires doivent être détenus dans des locaux
séparés, qu'ils soient prévenus ou condamnés ;
en outre, le contrôle judiciaire ne leur est pas applicable ;
- les décisions rendues en matière de désertion ou
d'insoumission peuvent être annulées lorsqu'il est établi a
posteriori que la personne n'était pas en état de
désertion ou d'insoumission ;
- les mesures disciplinaires de privation de liberté sont imputables sur
les peines d'emprisonnement ferme.
Incontestablement, les infractions commises par des militaires sur le
territoire de la République se voient aujourd'hui traitées dans
des conditions très proches de celles du droit commun.
DÉCISIONS RENDUES DURANT L'ANNÉE 1997
PAR LES
JURIDICTIONS DE DROIT COMMUN SPÉCIALISÉES
ET
COMMUNIQUÉES AU MINISTRE DE LA DÉFENSE
|
CLASSEMENTS
|
NON-
|
DÉCISIONS DE JUGEMENTS |
Atteintes volontaires à la vie et à l'intégrité des personnes |
53 |
0 |
96 |
Atteintes involontaires à la vie et à l'intégrité des personnes |
28 |
0 |
51 |
Agressions sexuelles |
3 |
0 |
10 |
Trafic de stupéfiants et usage |
341 |
0 |
644 |
Autres atteintes à la personne humaine |
8 |
0 |
7 |
Appropriations frauduleuses |
525 |
0 |
248 |
Destructions matériels appartenant à autrui |
109 |
0 |
25 |
Infractions au code de la route |
17 |
0 |
7 |
Autres infractions de droit commun |
226 |
1 |
91 |
Insoumission (dénonciations de l'autorité militaire) |
2.854 |
0 |
1.040 |
Désertion (dénonciation de l'autorité militaire) |
1.956 |
1 |
2.867 |
Mutilation volontaire |
86 |
0 |
122 |
Destructions matériels militaires |
72 |
0 |
97 |
Détournements, faux, falsifications |
29 |
0 |
53 |
Refus d'obéissance (objecteurs de conscience) |
20 |
0 |
34 |
Voies de fait, outrages à supérieurs |
28 |
0 |
169 |
Violences, outrages à subordonnés |
19 |
5 |
22 |
Violation de consigne |
28 |
2 |
64 |
Autres infractions militaires |
68 |
0 |
85 |
TOTAL GÉNÉRAL |
6.470 |
9 |
5.702 |